Acte III - Scène XVII



Le Général, Petypon, puis Le Duc, puis Etienne, Marollier Varlin, puis Gabrielle

Le Général (descendant vers Petypon )
Ah ! pour ta gouverne ! afin de ne pas mêler ta femme à tout ça…

Petypon
Bien, bien !

Le Général
Quoi, "bien, bien" ?… Tu ne sais pas ce que je vais dire… Il est convenu avec Corignon que le véritable motif de la rencontre resterait ignoré.

Petypon (s'en moquant complètement )
Bon, bon !

Le Général
Même de ses témoins…

Petypon
Entendu ! Entendu !

Le Général
Donc ils ne savent rien.

Petypon
Bon, bon !

Le Général
Le prétexte : n'importe quoi.

Petypon
Oui, oui.

Le Général
Vous vous battez… parce que tu aurais dit… ou qu'il aurait dit…

Petypon
Entendu ! entendu.

Le Général
Enfin à propos de potins… sans préciser davantage.
(Il remonte.)

Petypon
Oui ! oui ! Tout ce qu'on voudra. (A part, en gagnant l'extrême gauche.)
Ca m'est égal, je ne me battrai pas.

Le Général (au-dessus du fauteuil extatique )
Ah ! Diable, mais !…

Petypon
Qu'est-ce qu'il y a encore !

Le Général
Tu n'as pas de second témoin !

Petypon
Ah !… non !

Le Général
Je ne peux pas faire les deux témoins à moi tout seul.

Petypon
Ah ! évidemment vous ne… (Brusquement.)
Eh bien ! v'là tout ! On se battra une autre fois !
(Il redescend.)

Le Général
Hein ! Mais pas du tout ! Mais tu en as de bonnes !

Le Duc (faisant une brusque apparition et virevoltant aussitôt en apercevant le général, pour disparaître par où il est venu )
Sapristi ! Encore là !

Le Général (qui a eu le temps de reconnaître le duc, d'une voix bien étalée )
Le duc !… Mais le voilà, ton second témoin ! (Il remonte, écarte le rideau de droite et l'on aperçoit, à la tête du lit, le duc assis, la jambe gauche repliée sous la cuisse droite, et son bouquet toujours à la main. Au duc.)
Venez, duc ! venez !

Le Duc (très troublé )
Hein ! Général, c'est que…

Le Général (le faisant descendre )
Mais venez, je vous dis ! N'ayez pas peur, quoi ? On ne vous mangera pas ! C'est vous qui êtes le second témoin.

Le Duc (même jeu )
Moi ?

Le Général
Vous.

Le Duc (même jeu )
C'est que…

Le Général
Ne vous inquiétez pas. Vous n'avez qu'à me laisser parler et à opiner ; par conséquent…

Le Duc
J'opinerai, mon général ! j'opinerai ! (A part, en allant s'asseoir sur le canapé.)
C'est pourtant pas pour ça que je suis venu !

Etienne (annonçant )
Messieurs Marollier et Varlin.

Le Général (debout à droite du canapé )
Veuillez entrer, messieurs !
(Marollier et Varlin entrent.)

Petypon (qui est remonté par l'extrême gauche et prend le milieu du fond de la scène, indiquant aux arrivants le général et le duc )
Mes témoins !
(Marollier et Varlin descendent un peu. Echange de saluts entres les témoins tandis que Petypon, toujours par le fond, descend extrême droite, où il se tient à l'écart, adossé discrètement contre la table. Le duc, indifférent à ce qui se passe, est assis extrême droite du canapé, la jambe droite repliée sous la cuisse gauche et le corps à demi tourné dans la direction de la porte de gauche par laquelle il espère toujours voir arriver celle pour qui il est là.)

Marollier (bien qu'en civil, faisant le salut militaire au général )
Mon général, c'est avec orgueil que j'ai appris que j'avais à défendre les intérêts de mon client avec un témoin de votre importance. Aussi vous pouvez être sûr que je ferai tout…

Le Général (l'arrêtant net )
Oh ! je vous en prie, lieutenant !… (Un temps.)
Veuillez considérer, pour la conduite de cette affaire, qu'il n'y a plus ici un général et un lieutenant !… mais des mandataires, ayant mission égale et partant, des droits égaux. Par conséquent !…

Marollier (avec un sourire légèrement sceptique )
Oui !… C'est très joli, mon général, mais comme une fois l'affaire réglée vous redeviendrez le général ; et moi le lieutenant !…

Le Général (même jeu )
Soit ! Mais, en attendant, nous sommes témoins ; restons témoins !

Marollier (s'incline, puis, présentant )
M. Varlin, le second témoin.
(Echange de saluts.)

Le Général (présentant le duc en l'indiquant de la main, sans se retourner vers lui )
Le duc de…
(Le duc étant assis, reçoit la main du général en pleine joue.)

Le Duc (qui précisément avait la tête tournée vers la porte, se retournant vivement )
Oh !

Le Général (vivement et entre chair et cuir au duc, en lui cinglant le gras du bras du revers de la main )
Mais levez-vous donc !

Le Duc
Ah ?… pardon !

Le Général (présentant )
Le duc de Valmonté, le second témoin.

Le Duc (s'inclinant, en ramenant dans son geste de révérence son bouquet, sur sa poitrine )
Messieurs !

Le Général (au duc, vivement et bas )
Posez donc votre bouquet !

Le Duc
Comment ?

Le Général (même jeu )
On ne règle pas une affaire d'honneur avec un bouquet.

Le Duc (déposant son bouquet à côté de lui sur le canapé )
Oui !

Varlin (malicieusement )
Monsieur croit peut-être être témoin à un mariage.

Marollier (vivement à mi-voix, le rappelant à l'ordre )
Ah ! non, hein ! pas de mots ! taisez-vous ! ne recommencez pas !

Le Général (à Marollier et Varlin, tout en prenant pour lui-même et l'apportant près du canapé, la chaise qui est au-dessus du dit canapé )
Si vous voulez prendre des sièges, messieurs !

Marollier
Parfaitement, mon général !
(Il va prendre la chaise qui est au fond droit et la descend au niveau de celle du général.)

Le Général (à Varlin qui cherche des yeux un siège, lui indiquant le fauteuil extatique )
Tenez, vous avez un fauteuil qui vous tend les bras.

Varlin (déclinant l'invitation avec un sourire ironique )
Merci !… merci bien !
(Il prend la chaise qui est au-dessus de la table et l'apporte entre celle de Marollier et le fauteuil extatique. Tout le monde s'assied, sauf le duc dont la pensée est ailleurs.)

Le Général
Vous êtes au courant, messieurs, du… (Apercevant le duc, toujours debout près de lui, et lui cinglant comme précédemment le gras du bras gauche.)
Asseyez-vous donc ! (A part, tandis que le duc, furieux et bougonnant intérieurement, s'assied en se frottant le bras avec humeur.)
Quel cosaque ! (Haut aux témoins.)
Vous êtes, au courant, n'est-ce pas ? messieurs, du motif de la rencontre ? A la vérité, il n'est pas bien grave ; mais, pour des gens comme nous, la gravité des causes importe peu. (Les autres témoins s'inclinent pour acquiescer.)
Votre client a dû vous le dire : il s'agit de potins.

Marollier
En effet, c'est bien ce que le lieutenant nous a dit : M. Petypon ici présent aurait affirmé que ce n'était pas le premier épicier de Paris.

Le Général (qui écoutait dans une attitude concentrée, le coude gauche sur la cuisse, la nuque baissée, redresse la tête, reste un instant interdit, puis se tournant vers Marollier )
Qui ?

Marollier
Potin.

Petypon (ahuri )
Moi !

Le Général (rêveur )
Pot… ? (Comprenant subitement.)
Ah ! oui !… oui, parfaitement ?… (Changement brusquement de ton.)
Eh ! ben mais… si mon client maintenant n'a plus le droit de donner son avis en matière d'épicerie !… Je réclame donc pour lui la qualité d'offensé.

Marollier (très déférent, en esquissant machinalement des petits saluts militaires )
Je suis absolument de votre avis, mon général ! absolument ! mais…

Le Général
Mais, quoi ?

Marollier
Mais il me semble que c'est tout le contraire.

Le Général
Comment, "Vous êtes de mon avis et c'est tout le contraire" ?

Marollier
Il me semble que cet avantage doit revenir à mon client.

Le Général
Et pourquoi ça, à votre client ?

Marollier
Dame, absolument, puisque c'est la phrase prononcée par votre client, mon général, qui a offensé le mien.

Le Général
Eh ! bien, tans pis pour lui ! Il n'avait qu'à ne pas s'offenser d'une phrase qui ne s'adressait pas à lui ; tandis que c'est lui en se mettant en colère après mon client…

Marollier
Ah ! permettez mon général…

Le Général
Permettez vous-même !

Marollier
Cependant !…

Le Général
Il n'y a pas de cependant.

Marollier
Mais…

Le Général (se dressant comme mû par un ressort )
Ah ! et puis en voilà assez ! (Marollier, instinctivement, s'est levé et prend immédiatement la position du "garde à vous". Varlin se lève également.)
Je n'admets pas qu'un simple lieutenant se permette de contredire son général.

Marollier (face au général, le petit doigt de la main gauche sur la couture du pantalon, la main droite à la tempe )
Vous avez raison, mon général ! vous avez raison !

Le Général (entre chair et cuir )
Je vous ficherai aux arrêts, moi !

Petypon (traversant l'avant-scène et allant jusqu'au général )
D'ailleurs, écoutez, c'est bien simple : si on veut, je la retire, moi, la phrase ; par conséquent, ça arrange tout.

Le Général (le repoussant par les épaules de façon à le faire pivoter sur lui-même et à l'envoyer vers Marollier )
Ah ! toi, on ne te demande rien ! Mêle-toi de ce qui te regarde.

Marollier (à Petypon en le repoussant comme le général )
Mon général a raison ! Mêlez-vous de ce qui vous regarde !

Varlin (même jeu, à Petypon )
Mêlez-vous de ce qui vous regarde, puisqu'on vous le dit !

Petypon (à part, après avoir roulé de l'un à l'autre )
C'est trop fort ! il s'agit de mon existence ; et ça regarde tout le monde excepté moi !
(Il va reprendre sa place à l'écart, contre la table.)

Le Duc (toujours ailleurs )
Qu'est-ce qu'elle peut faire madame Petypon qu'on ne la voit pas !

Le Général (voyant que le duc est assis quand tout le monde est debout, le cinglant au gras du bras )
Levez-vous donc !
Le Duc (se relevant, l'air furieux et intérieurement le mot seulement perceptible par le mouvement des lèvres)
 :
Ah ! m…e !

Le Général (faisant signe à Marollier et Varlin de s'asseoir )
Messieurs !… (Une fois assis lui-même )
Je réclame donc pour… (Apercevant le duc toujours debout, et le regardant avec un hochement de tête.)
C'est effrayant ! (Lui envoyant une tape plus forte que les autres.)
Mais asseyez-vous donc, sacré nom !

Le Duc (perdant l'équilibre et tombant sur son bouquet qu'il écrase )
Oh ! mon bouquet !

Le Général (à Marollier et Varlin )
je réclame donc pour mon client la qualité d'offensé.

Marollier (prêt à toutes les concessions )
Mais comment donc, mon général ! si ça peut vous être agréable !…

Le Général
J'y tiens d'autant plus que cette qualité nous donne le choix des armes ; et nous permet d'écarter l'épée, qui, j'y réfléchis bien, mettrait mon client dans un état d'infériorité absolue ! Le lieutenant Corignon l'embrocherait comme un poulet.

Petypon (à part, frissonnant )
Frrrou !

Marollier
C'est évident !

Le Général (se tournant vers le duc )
N'est-ce pas votre avis, duc ?

Le Duc (qui pendant tout ce qui précède s'est évertué à remettre son bouquet en état )
(à part)
Je ne pourrai jamais lui offrir ça !

Le Général (voyant que le duc ne l'écoute pas )
Duc !

Le Duc (comme si on le réveillait en sursaut )
Eh ?

Le Général
Quoi, "eh ? " Je vous demande si c'est votre avis ?

Le Duc
Hein ? Oh ! pffut !
(Il fait prouter ses lèvres.)

Le Général (le regarde, puis )
Merci ! (A Varlin.)
Et vous, monsieur ?

Varlin
Oh ! moi vous savez je m'en f…

Marollier (vivement, couvrant sa voix )
Oui !

Le Général
Ah ! nous sommes bien secondés ! (A Marollier.)
N'importe ! je vois que nous sommes d'accord ; nous choisirons donc le pistolet.
(Il se lève.)

Marollier et Varlin (se levant également )
C'est ça, le pistolet !
(Ils se disposent à reporter leurs chaises où ils les ont respectivement prises.)

Petypon (de sa place )
Mais… il peut me toucher !

Le Général (sa chaise à la main )
Eh ! naturellement, il peut ; mais toi aussi ! Tu n'imagines pas que nous allons te préparer un duel où tu ne risques rien ? (Au duc.)
Vous pouvez vous lever, vous savez, duc ! c'est fini !

Le Duc
Ah ?

Le Général (à Petypon, catégoriquement, tandis que le duc se lève )
Au pistolet !

Tous
Oui, oui, au pistolet !
(Chacun remet sa chaise à sa place primitive.)

Petypon (gagnant jusqu'au milieu de la scène et énergiquement )
Oui ? Eh bien ! non !

Tous (redescendant )
Quoi ?

Petypon (face aux témoins, dos au public )
C'est trop fort à la fin ! Vous disposez de moi, là ! vous y allez !… vous y allez !… (Brusquement.)
Je ne me battrai pas !
(Il redescend à droite.)

Tous
Hein !

Petypon
C'est vrai, ça ! "l'épée ; le pistolet ! " Vous en parlez à votre aise !… (Revenant sur eux.)
On veut que je me batte ? Eh bien ! soit ! j'ai le choix des armes ? je prends le bistouri !
(Il redescend à droite.)

Le Général
Mais tu es fou !

Marollier
Il se moque de nous !

Gabrielle (sortant de chez elle et descendant extrême gauche )
Que signifie ce tapage ?

Petypon (sans faire attention à sa femme, allant au général )
Après tout, c'est moi qui me bats, n'est-ce pas ? Eh bien ! je choisis mon arme !

Gabrielle (se précipitant entre le général et Petypon pour étreindre ce dernier )
Qu'entends-je ? Tu as un duel ! Lucien, je ne veux pas ! je ne veux pas que tu te battes !

Petypon (essayant de se dégager de son étreinte )
Ah ! toi, laisse-moi !

Le Général (gagnant jusque devant le canapé )
Allons, bon, rev'là l'autre

Gabrielle (s'agrippant à lui )
Lucien, je t'en supplie ! je ne veux pas ! Songe à moi ! à moi qui t'aime !

Le Général (se frappant le front )
Ah ! mon Dieu !…

Marollier (à droite du groupe formé par Gabrielle et Petypon )
Mais non, madame, rassurez-vous ! il n'y a pas de duel !

Le Général (à lui-même )
Mais oui !

Varlin (à gauche de Gabrielle )
On causait amicalement.

Le Général (même jeu )
C'est bien ça !

Gabrielle
Si, si, j'ai entendu ! Lucien ! mon Lucien !

Le Général (pendant que Gabrielle supplie son mari et que les autres cherchent à la persuader )
Je comprends tout, maintenant, ses tutoiements, sa présence continuelle ici !… Au duc. Et c'est pour des femmes comme ça que les maris délaissent le foyer conjugal ! Appliquant brusquement sa main droite dans le dos du duc, et sa main gauche dans celui de Varlin, et projetant le premier contre l'estomac du second, de façon à les coller l'un contre l'autre. C'est bien, messieurs !

Le Duc (dont le bouquet se trouve écrasé dans la rencontre )
Oh ! mon bouquet !

Le Général (poussant vers la porte les trois témoins qu'il a rassemblés en paquet )
Allez ! nous reprendrons cet entretien ailleurs !

Varlin (Marollier, Le Duc, roulés les uns contre les autres )
Oui, mon général !

Le Général
Allez ! Allez !
(Il les pousse dehors tandis que Petypon, obsédé par Gabrielle qui le supplie, gagne l'extrême gauche, suivi de sa femme.)

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