Acte I - Scène première


Le cabinet du docteur Petypon.
Grande pièce confortablement mais sévèrement meublée. A droite premier plan, une fenêtre avec brise-bise et rideaux. Au deuxième plan, en pan coupé ou ad libitum, fond droit, face au public, porte donnant sur le vestibule. A gauche deuxième plan plan droit ou pan coupé ad libitum porte donnant chez madame Petypon. Au fond, légèrement en sifflet, grande baie fermée par une double tapisserie glissant sur tringle et actionnée par des cordons de tirage manœuvrant de la coulisse, côté jardin. Cette baie ouvre sur la chambre à coucher de Petypon. Le mur de droite de cette chambre, contre lequel s'adosse un lit de milieu, forme avec le mur du côté droit de la baie un angle légèrement aigu, de telle sorte que le pied du lit affleure le ras des rideaux, alors que la tête s'en éloigne suffisamment pour laisser la place d'une chaise entre le lit et la baie. Celle-ci doit être assez grande pour que le lit soit en vue du public et qu'il y ait encore un espace de 75 centimètres entre le pied du lit et le côté gauche de la baie. De l'autre côté de la tête du lit, une table de nuit surmontée d'une lampe électrique avec son abat-jour. Reste des meubles de la chambre ad libitum. En scène, milieu gauche, un vaste et profond canapé anglais, en cuir capitonné, au dossier droit et ne formant qu'un avec les bras ; à droite du canapé, une chaise volante. A droite de la scène, une table-bureau placée perpendiculairement à la rampe. A droite de la table et face à elle, un fauteuil de bureau. A gauche de la table un pouf tendu "en blanc" et recouvert provisoirement d'un tapis de table ; au-dessous de la table, une chaise volante. Au fond, contre le mur, entre la baie et la porte donnant sur le vestibule, une chaise. Au-dessus de cette chaise, un cordon de sonnette. Sur la table-bureau, un buvard, encrier, deux gros livres de médecine. Un fil électrique, partant de la coulisse en passant sous la fenêtre, longe le tapis, grimpe le long du pied droit du lointain de la table-bureau et vient aboutir sur ladite table. Au bout du fil qui est en scène, une fiche destinée à être introduite, au courant de l'acte, dans la mâchoire pratiquée dans la pile qui accompagne le "fauteuil extatique" afin d'actionner celle-ci. A l'autre bout, en coulisse, un cadran à courant intermittent posé sur un tabouret. Placer, en scène, les deux gros livres de médecine sur le fil afin d'empêcher qu'il ne tombe, en attendant l'apparition du fauteuil extatique.


Mongicourt, Etienne puis Petypon
(Au lever du rideau la scène est plongée dans l'obscurité ; les rideaux de la fenêtre ainsi que ceux de la baie sont fermés. Le plus grand désordre règne dans la pièce ; le canapé est renversé, la tête en bas, les pieds en l'air ; renversée de même à côté, la chaise volante, à un des pieds de laquelle est accroché le reste de ce qui fut un chapeau haut de forme. Sur la table-bureau, un parapluie ouvert ; par terre le pouf a roulé ; un peu plus loin gît le tapis de table destiné à le recouvrir. La scène est vide, on entend sonner midi ; puis, à la cantonade, venant du vestibule, un bruit de voix se rapprochant à mesure jusqu'au moment où on distingue ce qui suit)

Mongicourt (Voix de)
Comment ! Comment ! Qu'est-ce que vous chantez !

Etienne (Voix de)
C'est comme je vous le dis, monsieur le docteur !

Mongicourt (pénétrant en scène et à pleine voix à Etienne qui le suit )
C'est pas possible ! Il dort encore !

Etienne
Chut ! Plus bas, monsieur !

Mongicourt (répétant sa phrase à voix basse )
Il dort encore !

Etienne
Oui, monsieur, je n'y comprends rien ! Monsieur le docteur qui est toujours debout à huit heures ; voici qu'il est midi… !

Mongicourt
Eh bien ! en voilà un noceur de carton !
(Il remonte légèrement vers le fond.)

Etienne
Monsieur a dit ?

Mongicourt
Rien, rien ! C'est une réflexion que je me fais.

Etienne
Ah ! c'est que j'avais entendu : "noceur" !

Mongicourt (redescendant même place )
Pardon ! j'ai ajouté. "de carton".

Etienne
Mais, ni de carton, ni autrement ! Ah ! ben, on voit que monsieur ne connaît pas monsieur ! Mais je lui confierais ma femme, monsieur !

Mongicourt
Aha ! Vous êtes marié !

Etienne
Moi ? Ah ! non alors !… Mais c'est une façon de parler !… pour dire que s'il n'y a pas plus noceur que monsieur !…

Mongicourt (coupant court )
Oui, eh bien ! en attendant, si vous donniez un peu de jour ici ? Il fait noir comme dans une taupe.

Etienne
Oui, monsieur.
(Il va à la fenêtre de droite dont il tire les rideaux : il fait grand jour.)

Etienne et Mongicourt (ne pouvant réprimer un cri de stupéfaction en voyant le désordre qui règne dans la pièce )
Ah !

Etienne (entre la fenêtre et la table-bureau )
Mais, qu'est-ce qu'il y a eu donc ?

Mongicourt (au milieu de la scène )
Eh bien ! pour du désordre !…

Etienne (gagnant le milieu de la scène en passant devant la table )
Mais, qu'est-ce que monsieur a bien pu faire pour mettre tout ça dans cet état !

Mongicourt
Le fait est !…

Etienne
A moins d'être saoul comme trente-six bourriques !

Mongicourt (sur un ton de remontrance blagueuse )
Eh ! ben, dites donc, Etienne !

Etienne (vivement )
Oh ! ce n'est pas le cas de monsieur ! Un homme qui ne boit que de l'eau de Vichy !… et encore il l'allonge !… avec du lait !

Mongicourt (indiquant le pouf en blanc renversé par terre )
Ah ! là là ! Qu'est-ce que c'est que ce pouf ! Pas élégant !

Etienne (relevant le pouf et le couvrant du tapis de table qui gît près de là )
Oh ! c'est provisoire ! Madame est en train de faire une tapisserie pour. Alors, en attendant, on met ce tapis dessus. (D'un geste circulaire, indiquant tous les meubles en désordre.)
Non, mais, regardez-moi tout ça !

Mongicourt (retirant le restant de chapeau du pied de la chaise )
Ah !… et ça !

Etienne (prenant le chapeau des mains de Mongicourt )
Oh !… Un chapeau neuf, monsieur !

Mongicourt
On ne le dirait pas !

Etienne (remettant la chaise sur ses pieds )
Vraiment, moi qui ai la mise-bas de monsieur ! si c'est comme ça qu'il arrange mes futures affaires !…
(Tout en parlant, il est allé déposer le chapeau sur la table-bureau.)

Mongicourt
C'est pas tout ça ! Je voudrais bien voir votre maître ; il me semble que ce ne serait pas du luxe de le réveiller à cette heure-ci.

Etienne (tout en refermant le parapluie qui est grand ouvert sur la table )
Dame, si monsieur en prend la responsabilité !

Mongicourt (il remonte dans la direction de la baie )
Je la prends.

Etienne (remontant rejoindre Mongicourt à la baie )
Soit !… Mais alors, avec des bruits normaux.

Mongicourt (blagueur )
Qu'est-ce que vous entendez par des bruits normaux ?

Etienne
C'est monsieur qui les appelle comme ça. C'est, par exemple, de ne pas aller lui tirer un coup de canon dans les oreilles.

Mongicourt (même jeu )
Je vous assure que je n'ai pas l'intention !…

Etienne
Mais, au contraire, de le réveiller petit à petit ; par des bruits doux et progressifs, en chantonnant, par exemple !… Nous pourrions chantonner, monsieur ?

Mongicourt (bon enfant )
Si vous voulez.

Etienne
D'abord doucement ; et puis en augmentant.

Mongicourt (blagueur )
Il n'y a pas un air spécial ?

Etienne
Non ! par exemple, tra la la la la la.
Il chantonne l'air de Faust : "Paresseuse fille. "

Mongicourt (souriant )
Tiens, vous connaissez ça ?

Etienne (avec indulgence )
C'est le seul air que joue madame au piano, alors, à force de l'entendre !…

Mongicourt (remontant jusqu'à la tapisserie qui ferme la baie )
Eh bien ! allons-y !… Justement, c'est un air matinal !…

Etienne (qui a suivi Mongicourt )
Doucement pour commencer, hein !

Mongicourt
Entendu ! Entendu !

Mongicourt et Etienne (entonnant à l'unisson)
Paresseuse fille
Qui sommeille encor,
Déjà le jour brille
Sous son manteau d'or.
Tralala lalalaire
Tralala lala,
Chanté à Mongicourt.
Moi, j'sais pas les paroles
Alors je chant' l'air !
Tralala lalalaire
Tralala lala
Tralala lala…

Mongicourt (imposant silence à Etienne qui continue à chanter )
Chut !

Etienne
… laire… Quoi ?

Mongicourt
J'ai entendu comme un grognement d'animal.

Etienne (en homme renseigné )
C'est monsieur qui se réveille.

Mongicourt
Ah ? bon !…

Petypon (toujours invisible du public. Voix de grognement)
Hoon !

Mongicourt (appelant à mi-voix et dans la direction de la chambre du docteur )
Petypon !

Etienne (appelant de même )
Monsieur !

Mongicourt
Hé ! Petypon !

Petypon (nouveau grognement, Voix de)
Hoon ?

Mongicourt (dos au public )
Eh ! ben, mon vieux !

Petypon (Voix de)
Hoon ?

Mongicourt
Tu ne te lèves pas ?…

Petypon (ensommeillée, Voix de)
Quelle heure est-il ?

Mongicourt (se retournant )
Ah çà ! mais !… on dirait que la voix ne vient pas de la chambre…

Etienne (avec un geste du pouce par-dessus l'épaule )
C'est vrai ! ça sort comme qui dirait de notre dos.
(Il se retourne.)

Mongicourt (cherchant des yeux autour de lui )
Où es-tu donc ?

Petypon (endormi et bougon, Voix de)
Hein ? Quoi ? Dans mon lit !

Mongicourt (indiquant le canapé )
Mais c'est de là-dessous que ça sort !

Etienne
Mais oui !
Ils se précipitent tous deux, Etienne à gauche, Mongicourt à droite, derrière le canapé dont ils soulèvent le dossier de façon qu'il soit parallèle au sol. On aperçoit Petypon en manches de chemise, la cravate défaite, dormant paisiblement, étendu sur le côté droit (la tête côté jardin, les pieds côté cour.)

Etienne et Mongicourt (ahuris )
Ah !

Mongicourt
Eh bien ! qu'est-ce que tu fais là ? (Petypon ouvre les yeux, tourne la tête de leur côté et les regarde d'un air abruti. Mongicourt, pouffant, ainsi qu'Etienne.)
Ah ! ah ! ah ! Elle est bien bonne !

Petypon (se retournant, d'un geste brusque, complètement sur le côté gauche )
Ah ! tu m'embêtes !

Mongicourt
Eh ! Petypon ?
(Il lui frappe sur les pieds.)

Petypon (se retournant sur le dos )
Eh ! bien, quoi ? (Il se remet sur son séant et va donner de la tête contre le dossier du canapé.)
Oh !… mon ciel de lit qui est tombé !
(Il se réétend sur le dos.)

Mongicourt (riant, ainsi qu'Etienne )
Son ciel de lit ! Ah ! ah ! ah !
(Il relève presque entièrement le canapé en attirant le dossier à lui de façon à découvrir Petypon.)

Petypon (sur le dos, regardant Mongicourt debout à ses pieds )
Qu'est-ce que tu fais sur mon lit, toi ?

Mongicourt (gouailleur )
C'est ça que tu appelles ton lit ? Tu es sous le canapé.

Petypon (sur le dos )
Quoi ! je suis sous le canapé ! Qu'est-ce que ça veut dire : "Je suis sous le canapé" ? Où ça, le canapé ?

Mongicourt (il fait redescendre le dossier du canapé de façon à recouvrir complètement Petypon )
Tiens, si tu ne le crois pas !

Petypon (rageur, se débattant sous le canapé )
Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? Qui est-ce qui m'a mis ce canapé sur moi ?

Mongicourt (relevant à moitié le canapé )
Tu ferais mieux de demander qui t'a mis dessous.

Petypon
Allons, retire-moi ça ! (On relève complètement le canapé, contre lequel Petypon, qui s'est remis sur son séant, reste adossé, l'air épuisé.)
Oh ! que j'ai mal à la tête !

Mongicourt (qui a fait le tour du canapé, redescendant extrême gauche et allant s'asseoir sur le canapé )
Aha ! C'est bien ça !

Petypon (tout en se frottant les yeux, d'une voix lamentable )
Est-ce qu'il fait jour ?

Mongicourt (blagueur )
Oui ! (Un temps.)
encore un peu ! (Un temps.)
Mais, dépêche-toi, si tu veux en profiter.

Petypon (se prenant la tête lourde de migraine )
Oh ! la la, la la ! (A Mongicourt.)
Ah ! mon ami !

Mongicourt
Ah ! oui ! il n'y a pas d'autre mot.

Etienne (descendant à droite du canapé )
Monsieur veut-il que je l'aide à se lever ?

Petypon (à part, sur un ton vexé )
Etienne !…

Etienne
Monsieur n'a pas l'intention de rester toute la journée par terre ?

Petypon
Quoi, "par terre" ? Si ça me plaît d'y être ? Je m'y suis mis exprès tout à l'heure !… parce que j'avais trop chaud dans mon lit ! Ca me regarde !

Etienne (bien placide )
Ah ! oui, monsieur. (A part.)
seulement, c'est une drôle d'idée.
(Il ramasse la redingote de Petypon qui traînait par terre.)

Petypon (se levant péniblement, aidé par Mongicourt )
Et maintenant, je me lève parce que ça me plaît de me lever ! Je suppose que je n'ai pas besoin de vous demander la permission ?

Etienne (tout en secouant la redingote )
Oh ! non, monsieur… (A part.)
Ce qu'il est grincheux quand il couche sous les canapés !
(Il met la redingote sur le bras du canapé.)

Petypon (maugréant, à Mongicourt )
C'est assommant d'être vu par son domestique dans une position ridicule ! (Sans transition.)
Oh ! que j'ai mal à la tête !
(Il se prend la tête.)

Etienne (d'un ton affectueux )
Monsieur ne veut pas déjeuner ?

Petypon (comme mû par un ressort )
Ah ! non. (Avec dégoût.)
Ah ! Manger ! Huah !… Je ne comprends pas qu'on mange.

Etienne (dégageant vers la droite )
Bien, monsieur.

Petypon
Ah !… Où est madame ?

Etienne (qui a débarrassé la table du parapluie et du chapeau, revenant avec ces objets dans les mains )
Madame est sortie ! Elle est allée jusque chez M. le vicaire de Saint-Sulpice.

Mongicourt
Toujours imbue de religion, ta femme ?

Petypon (à Mongicourt )
Ah ! oui !… et de surnaturel. Ne s'imagine-t-elle pas maintenant qu'elle est voyante ? Enfin ! (A Etienne qui, près de lui et tout souriant, approuve de la tête ce qu'il dit.)
Eh ! ben, c'est bien, allez !

Etienne
Oui, monsieur ! (A part, tout en remontant.)
Oh ! il est bien bas !
(Il sort deuxième plan droit, en emportant chapeau et parapluie.)

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024