Acte I - Scène XIV



Les Mêmes, Madame Petypon, vient n° 2.

Madame Petypon (encore tout exaltée, sans même regarder autour d'elle, descendant d'une traite presque jusqu'au canapé d'une voix radieuse )
C'est fait ! j'ai accompli ma mission ! (Rappelée subitement à la réalité, en se trouvant face à face avec un inconnu, le général, qui s'est levé à son approche.)
Oh ! pardon ! Echange de saluts comme entre gens qui ne se connaissent pas.

Petypon (vivement )
Chère amie ! mon oncle, le général Petypon du Grêlé !

Madame Petypon
Ah !… le général ! (Lui sautant au cou.)
Ah ! que je suis heureuse !

Le Général (ahuri )
Hein ?

Madame Petypon
J'ai si souvent entendu parler de vous !
(Nouveau baiser sur la joue gauche.)

Le Général (pendant que madame Petypon l'embrasse )
Mais… euh !… moi de même, madame ! Moi de… (A part.)
Elle est très aimable, cette brave dame !

Madame Petypon
Je vous demande pardon, général, mais je suis tout essoufflée !

Le Général
Soufflez, madame ! soufflez !

Madame Petypon (à son mari et à Mongicourt, d'une voix pâmée )
Ah ! mes amis ! j'en viens de la place de la Concorde !… C'est fait !… (Au général.)
Il m'a parlé !

Le Général
Qui ça ?

Madame Petypon (bien rythmé )
Celui dont la parole doit féconder mes flancs !

Le Général (la regarde, étonné, puis )
Qu'est-ce qu'elle raconte ?

Madame Petypon (avec élan )
Ah ! Dieu ! Où la volonté d'en haut va-t-elle choisir ses élus ? (Sur le ton dont on débiterait le récit de Théramène.)
Il y avait une demi-heure que j'attendais en tournant autour de l'obélisque, quand tout à coup, du haut des Champs-Elysées, arrive à fond de train, au milieu d'un escadron de la garde républicaine… le président de la République, dans sa victoria !… Je me dis, palpitante d'émotion : "Le voilà bien celui que le Ciel devait désigner pour engendrer de sa parole l'enfant qui sauvera la France ! "

Le Général (la considère un instant d'un œil de côté, puis, au public, affirmativement )
C'est une folle.

Madame Petypon (poursuivant son récit )
Voyant en lui l'homme marqué par le destin, je veux m'élancer vers l'équipage ! mais déjà un bras m'a arrêtée ! Comme le vent, au milieu d'un cliquetis d'armes, le Président a passé (D'une voix désappointée.)
sans même jeter un regard sur moi ! Et c'est de la bouche du plus humble que je reçois la parole fécondante : "Allons, circulez, madame ! " (Un temps.)
L'élu d'en Haut était un simple gardien de la paix !

Mongicourt et Petypon (affectant le plus grand intérêt )
Allons donc !

Le Général
Qué drôle de maison !
(Il gagne l'extrême gauche.)

Madame Petypon (épuisée )
Ah ! cette journée m'a brisée !

Mongicourt (saisissant la balle au bond, passe vivement derrière Petypon, va au-dessus de madame Petypon en cherchant à la diriger vers sa chambre )
C'est ça ! c'est ça ! eh ! bien, vous devriez vous reposer un peu !

Petypon (qui a suivi le mouvement de Mongicourt )
Oui ! Oui !

Mongicourt
Après de telles émotions !… Le Général vous excusera !

Madame Petypon (encadrée par Mongicourt, et Petypon, se laissant conduire )
Oui, j'ai besoin de me recueillir quelques instants ! Vous permettez, général ?

Le Général
Oh ! comment donc !

Madame Petypon (s'arrêtant au-dessus du canapé, ce qui arrête également Mongicourt, et Petypon )
J'espère, puisque vous êtes à Paris, que nous allons nous voir souvent.

Le Général
Ah ! non ! mille regrets, madame ! Je pars ce soir pour mon château de la Membrole, en Touraine !

Madame Petypon (l'air contrit )
Oh ! vraiment !

Le Général (gagnant un peu à droite tout en parlant )
Oui ! Il est temps qu'on le rouvre un peu, celui-là ! Depuis dix ans qu'il est fermé !… (A Petypon, qui est à droite du canapé.)
On dit déjà dans le pays qu'il est hanté de revenants !…
(Il continue à gagner à droite.)

Madame Petypon (avec un petit frisson )
Oh !… Et ça ne vous effraie pas ?

Le Général (gagnant jusque devant la table )
Moi ? Aha !… Ah ! ben !… mais, est-ce que ça existe, les revenants ?

Madame Petypon
N'importe, je ne voudrais pas être à votre place !… Allons, au revoir, général !

Le Général (s'inclinant )
Madame !

Madame Petypon
Je vous laisse avec mon mari !

Mongicourt et Petypon (sursaut instinctif et exclamation étouffée de part et d'autre )
Oh !
(Dans leur sursaut, Mongicourt est descendu extrême gauche par la gauche du canapé, et Petypon à droite devant le canapé, tandis que madame Petypon est sortie par la porte de gauche.)

Le Général (qui était de dos au moment où madame Petypon a prononcé sa phrase de sortie, se retournant, étonné, à part )
Son mari ?

Petypon (à part )
Son mari !… Ah ! ça avait marché si bien !

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