Acte III - Scène VI



Les Mêmes, Etienne, Mongicourt

Etienne (entrant de droite et annonçant )
Monsieur Mongicourt !

Petypon (avec découragement )
Ah ! voilà l'autre, maintenant !
(Il remonte vivement à l'entrée de Mongicourt.)

Mongicourt (très nerveux, descendant )
Petypon ! Ah ! Je ne suis pas fâché de te voir, toi !

Petypon (avec humeur, à Mongicourt )
Eh ! bien, oui ! bon, bien, quoi ? Tout à l'heure ! (Tout miel, à Gabrielle, tout en la prenant amicalement par les épaules.)
Veux-tu me laisser avec Mongicourt, ma chère amie ?

Gabrielle (se laissant conduire par son mari )
Oui, mon ami !… (A Mongicourt, qui arpente nerveusement la pièce.)
A tout à l'heure, monsieur Mongicourt !

Mongicourt (sur un ton rageur )
A tout à l'heure, madame !
(Gabrielle sort par la gauche.)

Petypon (qui a accompagné sa femme une fois celle-ci sorti, se retournant à la pointe gauche du dossier du canapé )
Eh ! bien, quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?

Mongicourt (bondissant à cette question )
Comment, "qu'est-ce qu'il y a" ! tu en as de bonnes, toi ! (Déposant son chapeau sur la chaise qui est derrière le canapé.)
Ah ! çà, as-tu oublié ce qui s'est passé entre le général et moi ?

Petypon (sur un ton détaché et avec un geste d'insouciance )
Ah !… oh !

Mongicourt
Quoi, "ah ! oh ! " Comment ! ton oncle, à propos de rien, sans provocation de ma part, m'administre une paire de gifles !…

Petypon (l'arrêtant net )
Pardon ! tu as mal compté ! une seule !

Mongicourt (s'asseyant sur le canapé )
Oh ! une ! deux !…

Petypon
Oui ! C'est pas le nombre qui fait.

Mongicourt (se retournant vers Petypon )
Et tu t'imagines que ça va en rester là ?

Petypon (appuyé nonchalamment sur le dossier du canapé )
Alors, quoi ?… un duel ?

Mongicourt (écartant les bras comme devant une chose inéluctable )
Eh !… Un duel.

Petypon (descendant, avec une moue des lèvres et un hochement de tête significatifs )
Oh ! c'est embêtant !… Ah ! c'est embêtant !
(En ce disant, il a passé dos au public et par un mouvement en demi-cercle, devant Mongicourt, et se trouve de ce fait n° 2 à droite du canapé.)

Mongicourt
A qui le dis-tu ?

Petypon (après un temps )
Ecoute, mon cher, je regrette vivement que l'affaire ait eu lieu avec le général, parce tu comprends, étant donné le lien de famille, je ne peux vraiment pas te servir de témoin.

Mongicourt (relevant la tête )
Comment, "de témoin" ?

Petypon
Eh ! ben ; oui ! (sur un ton facétieux.)
Tu ne comptes pas te battre sans témoins !

Mongicourt
Me battre ? Mais où as-tu pris que je voulais me battre ?

Petypon
Dame ! qui dit : "duel" !… Tu voudrais un duel sans te battre ?

Mongicourt
Mais c'est à toi à te battre ! c'est pas à moi !

Petypon
Hein ! Tu veux que je me batte avec le général ? Moi ?

Mongicourt
Evidemment !

Petypon
Parce qu'il t'a giflé ?

Mongicourt
Il m'a giflé… à cause de ta femme !

Petypon
Oui ! mais parce qu'il croyait que tu étais son mari.

Mongicourt (se levant )
Eh ! bien, justement ! J'en ai assez de ce rôle ! et je vais aller trouver ton oncle pour lui dire toute la vérité.
(Il fait mine de se diriger vers la porte.)

Petypon (l'arrêtant et sur ton autoritaire )
Ah ! non, mon ami ! non ! je t'en prie, hein ? Ne complique pas !

Mongicourt (ahuri par son cynisme, redescendant même numéro )
Qu'est-ce que tu dis ?

Petypon (allant et venant )
C'est vrai ça ! Je me donne un mal énorme pour sortir de ce pétrin ! Dieu merci, jusqu'ici, il n'y a pas eu d'éclat !…

Mongicourt (se frottant la joue, encore sous le coup de la gifle qu'il a reçue )
Ah ! Tu trouves qu'il n'y a pas eu d'éclat ?

Petypon
Enfin, il n'y a pas eu d'éclat… qui me touche !… Toi, tu es en dehors !… Ma femme ne se doute de rien ; le général est toujours confit dans son erreur ; actuellement j'ai pris mes dispositions pour que rien ne vienne modifier la situation : j'ai écrit ce matin au général que je pardonnais à ma femme et que pour sceller la réconciliation je partais ce soir avec elle en Italie.

Mongicourt
Toi !

Petypon (avec des petits yeux malicieux )
Dans une heure je recevrai de Rome une dépêche du docteur Troudinelli ainsi conçue : "Etes prié venir en consultation auprès du Saint-Père qui réclame vos lumières… Troudinelli ! "
(Scander ce nom ainsi : "Trou )
(un temps)
(puis d'une traite "dinelli".)

Mongicourt (le regardant, ahuri )
Comment le sais-tu ?

Petypon (d'un ton malicieusement détaché )
C'est moi qui l'ai rédigée.

Mongicourt
Hein ?

Petypon
Même d'abord j'avais mis "Vittorio Emanuelo". Mais j'ai réfléchi qu'aujourd'hui les rois, avec leur manie de déplacements !… tandis que le Pape !… je suis bien sûr au moins qu'il ne bougera pas du Vatican !

Mongicourt (dégageant un peu à gauche )
Tu es machiavélique !

Petypon (revenant à la charge )
Et c'est ce plan si bien combiné que tu voudrais démolir, en allant manger le morceau auprès de mon oncle !

Mongicourt (retournant à Petypon )
Mais enfin, tu ne peux pourtant pas me demander, pour t'être agréable, de mettre ma gifle dans ma poche avec mon mouchoir par-dessus !
(Il remonte.)

Petypon
Mais est-ce que je te demande ça ?

Mongicourt (redescendant pour s'asseoir sur le canapé )
Non, vraiment, quand je pense que j'ai fait (Accompagnant chaque chiffre d'un coup de poing sur le siège du canapé.)
deux cent cinquante kilomètres pour encaisser une gifle !

Petypon (facétieux )
Oui, ça… c'est un peu loin !

Mongicourt (avec amertume )
Un peu !

Petypon (se montant )
Ah ! mais, aussi, tu es étonnant à la fin !

Mongicourt (interloqué )
Hein ?

Petypon
La France est assez grande, cependant ! Il faut que tu ailles juste là-bas, dans un petit pays perdu ! à la Membrole ! qui est-ce qui connaît La Membrole ? au moment où il y a une gifle dans l'air ! Tu l'as cueillie… Il y a des gens qui ont la figure malheureuse ! Tu n'avais qu'à ne pas venir !

Mongicourt
Ah ben ! non, tu sais !…

Petypon
En tout cas, ce n'est pas une raison pour trahir un ami ! (Avec mépris.)
Tout ça pour éviter de recevoir quoi ? Un petit coup d'épée.

Mongicourt (vivement, en se levant )
Pourquoi ce serait-il moi qui le recevrais ?

Petypon (du tac au tac )
Quoi ? c'est ce qui te fait reculer ! Car si tu étais sûr de le donner, ça te serait bien égal d'aller sur le terrain !

Mongicourt
Moi !

Petypon
Evidemment, parce qu'alors ce ne serait plus un duel ; cela reviendrait à une opération chirurgicale : tu serais à ton affaire !… Et c'est à ça que tu t'arrêtes ?

Mongicourt (suffoquant littéralement )
Oh !

Petypon
Tu regardes à quoi ? (Avec un superbe dédain.)
à ta peau !… Ah ! fi !… (impérieusement.)
Non !… non ! tu ne parleras pas… Tu fais profession d'être mon ami, dis-tu ?… eh bien ! j'invoque le secret professionnel : tu ne parleras pas !

Mongicourt (qui n'entend pas de cette oreille )
Oui, eh bien ! c'est ce que nous verrons !
(Bruit de voix à la cantonade.)

Petypon (imposant silence à Mongicourt )
Chut ! tais-toi !

Mongicourt
Qu'est-ce qu'il y a ?

Le Général (Voix du, à la cantonade )
Mon neveu est chez lui ? Oui ?

Petypon (bondissant )
Nom d'un chien, mon oncle ! (Entraînant Mongicourt.)
Viens ! Viens ! voilà le général !

Mongicourt (se dégageant )
Eh bien ! il arrive bien ! je vais lui dire…

Petypon (vivement, en rattrapant Mongicourt )
Non, pas toi !… Je lui dirai, moi !… viens !… viens !

Mongicourt (prenant son chapeau sur la chaise derrière le canapé )
Bon ! mais, alors, tu te charges d'arranger tout ?

Petypon
Oui, oui ! J'arrangerai tout ! viens ! viens !
(Ils sortent tous deux par le fond. Au même moment entre Etienne qui introduit la Môme et le général.)

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