Acte III - Scène XII



Les Mêmes, Etienne, Chamerot, puis Mongicourt

Etienne (au bout de ce temps, paraissant à la porte de droite et annonçant )
Monsieur Chamerot ! (Il attend trois ou quatre secondes qu'on lui dise : "Faites-entrer ! ", il regarde, étonné, du côté du groupe ; ne comprenant rien à ce qu'il voit, il avance plus près. Avec stupeur.)
Ah !… mais qu'est-ce qu'ils ont ? (S'avançant jusqu'au dessus du fauteuil, entre madame Petypon et le général.)
Monsieur !… Madame !… Ah !
(Choc, extase ; il a touché de la main droite l'épaule de madame Petypon et le courant a opéré. De nouveau huit secondes environ.)

Chamerot (las de poser dans le vestibule, entrant carrément )
Eh ben ! quoi donc, ma petite Môme ! on fait attendre comme chez le dentiste ? (Descendant au milieu de la scène.)
Oh ! sapristi, du monde !… Mon Dieu ! le général, (La main au képi, parlant au général.)
Mon général, excusez-moi !… J'allais chez mon oncle qui demeure au-dessus… je me serai évidemment trompé d'étage, et… Comment ?… Oh ! pardon, je croyais que mon général me parlait… (Devant le silence général, regardant de plus près.)
Ah ! çà, qu'est-ce qu'ils ont ? Ils sont changés en statues ! (S'affolant.)
Ah ! mon Dieu, mais ils sont pétrifiés ! (Courant jusqu'à la baie du fond, dont il écarte les rideaux, en passant, sans les ouvrir.)
Au secours ! A l'aide ! (Sans s'arrêter, il est allé jusqu'à la porte de gauche qu'il entr'ouvre pour crier.)
Au secours ! une catastrophe ! au secours !

Mongicourt (accourant par la baie et se précipitant à la suite de Chamerot )
Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il y a ?

Chamerot (qui, sans s'arrêter, a fait le tour du canapé, traversant la scène en courant dans la direction du groupe )
Je ne sais pas, monsieur ! Là ! là ! regardez-les !
Il a saisi le bras de Gabrielle, et, toc ! reste figé dans la position du coureur, une jambe en l'air, tandis que sa main droite vient coiffer du képi qu'elle tient, la tête de Petypon (visière du côté de la nuque.)

Mongicourt (devant le canapé )
Sapristi ils ont oublié de mettre les gants ! (Se tordant.)
Le musée Grévin à domicile !… C'est à se tordre ! et je n'ai pas d'appareil pour faire un instantané ! (Tout en se tordant, il a traversé la scène, pour remonter jusqu'au dessus du fauteuil. Frappant sur le bouton de droite.)
Allez ! debout, les dormeurs !
(Il redescend n° I devant le canapé. Choc simultané chez les cinq dormeurs, sur l'arrêt brusque de la machine, puis, chacun poursuivant son rêve extatique.)

Petypon (dansant et chantant)
Ensemble, pendant que Mongicourt suit le spectacle, amusé.
A la Monaco, l'on danse,
L'on y danse,
A la Monaco, l'on danse tout en rond !
Boléro de la Cruche cassée.
Trala lalala, lalala, lala, la, etc.
Il descend vers le canapé.
Chamerot, avec des gestes d'amour, son képi dans la main.
Vous êtes si jolie,
O mon bel ange blond,
Que mon amour pour vous est un amour profond,
Que jamais on n'oublie, etc.
Le Général, devant la table.
As-tu vu la casquette, la casquette,
As-tu vu la casquette au père Bugeaud ?
Taratata, ratata, ratata, ratataire,
Taratata, ratata, ratata.
Gabrielle, amoureusement, à Etienne.
Oh ! parle encore,
Ah ! je t'adore,
Oui, près de toi, je veux mourir.
Ah ! oui, mourir, mourir !
Etienne, enlaçant la taille de Gabrielle et chantant sur un air à lui.
Aglaé, ne sois pas farouche,
Aglaé, ne m' fais pas droguer,
Et donn'-moi ta bouche,
Ta bouche à baiser…
Presque en même temps, le réveil s'opère chez chacun des sujets.
Presque en même temps.

Petypon (à part )
Qu'est-ce qu'il y a eu donc ?

Gabrielle (à part, dans les bras d'Etienne )
Où suis-je ?

Chamerot (à part )
Eh ! ben, mais, quoi donc ?

Le Général (à part, descendant à droite )
Ah ! çà, j'bats la breloque ?

Tous (étonnés de se voir )
Ah !
(Etienne, en retard sur le réveil général, bissant le dernier vers de la chanson.)
(… Ta bouche à baiser.)
(Il embrasse Gabrielle sur les lèvres.)

Gabrielle (complètement réveillée par ce baiser )
Etienne ! ah ! pouah !
(Elle le repousse.)

Etienne
N… de D… ! la patronne !
(Il détale, poursuivi jusqu'à la porte par Gabrielle furieuse.)

Chamerot (apercevant le général )
Le Général ne m'a pas vu ! filons !
(Il se précipite vers la porte de sortie qu'obstrue Gabrielle. Sans égard, il la fait pirouetter, l'envoi descendre avant-scène droite, et s'éclipse.)

Gabrielle
Oh ! brutal !

Mongicourt (sur un ton moqueur, à Petypon )
Eh ! ben, mon vieux !…

Petypon (qui, à peine revenu à lui, n'avait pas remarqué Mongicourt )
Sapristi, Mongicourt !

Mongicourt
Et maintenant, puisque voici le général ! (Au général.)
Général !

Petypon (affolé en devinant son intention )
Non ! non ! Pas maintenant !

Le Général (devant la table )
Monsieur Mon… Mongilet trop court !…

Mongicourt (à Petypon )
Comment est-ce qu'il m'appelle ?

Le Général (s'avançant milieu de la scène )
Nous n'avons rien à nous dire, monsieur !… que par l'entremise de nos témoins !

Mongicourt (s'avançant vers le général, dont il est séparé par Petypon )
Mais, permettez !…

Petypon (presque crié, en essayant de repousser Mongicourt )
Si ! si ! il a raison !

Le Général (à Petypon )
Toi ! attends-moi !… je vais chercher ta femme !

Petypon (à pleine voix, de façon à couvrir la voix du général, sur "ta femme" )
Aha !… Oui, oui ! je sais ! allez !

Le Général
Je reviens.
(Il sort de droite.)

Gabrielle (aussitôt le général sorti, se rapprochant curieusement de Petypon )
Qu'est-ce qu'il a dit qu'il va chercher ?

Petypon (vivement )
Rien, rien ! sa pipe, il va chercher sa pipe.

Gabrielle
Mais non, il a dit "ta femme".

Petypon
Parfaitement ! "Taphame", c'est comme ça que ça s'appelle en Algérie ! Ca veut dire pipe en arabe.

Gabrielle
Ah ?

Petypon
On dit je fume ma "Taphame". (Cherchant à les entraîner dans la chambre de gauche.)
Tenez ! allons par là ! Voulez-vous ? Allons par là !

Mongicourt (résistant )
Ah ! çà, mais tu ne lui as donc pas parlé ?

Petypon (sur des chardons )
Mais si ! mais si ! Seulement, ça ne se fait pas si vite !…

Le Général (Voix du, à la cantonade )
Mais oui, mon enfant, mais oui ! Je vous en réponds !

Petypon (à part, bondissant )
Le voilà qui revient ! (Saisissant Mongicourt et Gabrielle chacun par un poignet et les ramenant tous deux l'un contre l'autre pour les pousser en paquet vers la pièce de gauche.)
Venez par là, venez par là !
(Ensemble)

Gabrielle
Mais, pourquoi, pourquoi ?

Mongicourt
Mais non, mais non !
(Bousculés et roulant l'un contre l'autre dans la poussée de Petypon.)

Petypon (poussant de plus belle )
Allez ! Allez !

Le Général (paraissant à la porte de droite )
Ah ! Lucien, mon garçon !…

Petypon
Oui, oui, tout à l'heure ! (Envoyant une dernière poussée.)
Mais, allez donc !
(Ils disparaissent tous trois derrière la porte, qui se referme.)

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