Acte I - Scène VI



Les Mêmes, moins Madame Petypon

Petypon (qui est resté comme cloué sur place entre canapé et baie en voyant disparaître sa robe )
Eh bien ! c'est du joli !

Mongicourt (riant )
Ffutt ! Confisquée, la robe !

Petypon
Non, mais tu ris, toi ! Qu'est-ce que nous allons faire ?
(En ce disant il est remonté jusqu'à proximité du point de jonction des deux tapisseries de la baie.)

La Môme (passant brusquement la tête entre les deux tapisseries )
Eh ben ? Elle est partie ?…

Petypon (qui a eu un soubresaut en voyant surgir la tête de la Môme à proximité de son nez, redescendant sans changer de numéro )
Ah ! L'autre, à présent !

La Môme (descendant à la suite de Petypon )
Dis donc ! tu m'avais pas dit que t'étais marié, toi !… En voilà un petit vicieux !…
(Elle lui pince le nez.)

Petypon (avec humeur, tout en dégageant son nez d'un geste brusque de la tête )
Oui ! Oh ! mais je ne suis pas ici pour écouter vos appréciations !… Il s'agit de filer ! et un peu vite !

La Môme (sans se déconcerter et sur un ton un peu traînard, mais gentil )
Ah ! c'est pas pour dire ! t'étais plus amoureux hier soir !
(Elle gagne légèrement à droite.)

Petypon (sec )
Oui ! Eh bien ! je suis comme ça, le matin !… Allons, allons !… dépêchez-vous !
(La Môme, revenant à lui et, gracieusement sur le même ton que précédemment. - Oh ! tu peux me dire "tu".)
(Petypon, de même. - Vous êtes bien bonne ! dépêchez-vous !)

La Môme
Mais dis-moi donc "tu" je te dis "tu"… T'as l'air d'être mon domestique !
(Elle gagne la droite.)

Petypon (avec rage )
Oh !… Eh bien ! dépêche-toi, là !… Cré nom d'un chien !

La Môme (s'asseyant sur le pouf, les jambes étendues l'une sur l'autre et le dos à table )
A la bonne heure !

Petypon (bondissant en la voyant installée )
Hein ! (Un peu au-dessus d'elle, et lui indiquant la sorte.)
Et file !
(La Môme, s'étalant bien, dos à la table, les deux bras étendus sur les rebords. - "Et file !…" Vois-tu ça !… Oh ! mais, tu m'as pas regardée, mon petit père !… Je suis habituée à ce qu'on ait des égards avec les femmes !)

Petypon (croyant comprendre )
Ah ! (Changeant de ton.)
C'est bien, on va t'en donner !… Combien ?
(Il tire son porte-monnaie.)

La Môme (le sourcil froncé, avançant la tête )
Quoi ?

Petypon (qui est redescendu plus en scène )
Eh ! bien, oui, quoi ?… Il n'y a pas à mâcher les mots, ça perd du temps !… Tu es une femme d'argent ; je te dois une indemnité pour ton… dérangement… Combien ?

La Môme (le genou gauche entre ses mains jointes, sur un ton persifleur, à Petypon )
Oh ! vrai, t'es un peu mufle, tu sais !… t'as une façon !… (Se levant et passant n° 2.)
Si j'avais seulement pour deux sous d'idéal !…

Petypon (descendant n° 3 )
Oui, mais comme tu n'en a pas !…

La Môme
Je ne me vends pas, moi, tu sauras !

Petypon (remettant son porte-monnaie dans sa poche )
Ah ?… Non ?… Bon !… Alors, ça va bien !… (Lui serrant la main.)
Je te remercie bien ! (Voulant la faire passer dans la direction de la sortie.)
et à une autre fois !

La Môme (résistant de façon à garder le même numéro, bien gentiment )
J'accepte un petit cadeau ; ce qui n'est pas la même chose !

Petypon (édifié )
Ah !… tu acceptes !…

La Môme (indiquant Mongicourt )
Ah ! ben, merci ! Qu'est-ce que doit penser monsieur ?

Mongicourt
Oh ! moi, tu sais !… je suis bronzé.

Petypon (décidé à en finir coûte que coûte, sortant de nouveau son porte-monnaie )
Enfin, il s'agit de ma tranquillité !… Je n'y regarderai pas !… (Tirant deux pièces de vingt francs en les tendant à la Môme du bout des doigts.)
Voilà… quarante francs.

La Môme
Quarante francs !… Oh !… (Repoussant doucement la main de Petypon.)
c'est pour la bonne !

Petypon
Hein ?… je ne sais pas, moi ; c'est… pour les deux.

La Môme
Tu rigoles ?

Petypon
Quoi ? Ca ne te suffit pas ? Eh ben ! vrai ! C'est ce que je prends, moi : une visite, quarante francs !

La Môme (pendant que Petypon rengaine son porte-monnaie )
Ah ! oui ! Mais, Dieu merci, je ne suis pas médecin !… Non, mais pour qui qu' c'est t'y q' tu me prends ?

Mongicourt (riant )
Aha !… "… Pour qui qu' c'est t'y que tu me prends ?…" Oh ! non ! qui qu' c'est t'y qui t'a appris le français ?

La Môme (allant à Mongicourt )
Quoi ? qu'équ' t'as l'air de chiner, toi ? eh !… bidon ! tu sauras que si je veux, je parle aussi bien français que toi ! (Déclamant )
(C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur.)
(Pense de l'art des vers atteindre la hauteur,)
(Si le ciel en naissant ne l'a créé poète ?…)
(Mon histoire, messieurs les juges, sera brève !…)

Mongicourt (s'inclinant )
Mâtin, du classique !…

La Môme
Mais oui, mon cher ! et je pourrais t'en débiter comme ça à la file !… T'as l'air de croire parce que je parle rigolo !… c'est le milieu qui veut ça ! mais tu sauras que j'ai fait des classes, moi ! Je suis de bonne famille tout comme tu me vois ! Je n'en parle pas parce que ça ne sert à rien, mais si je ne suis pas institutrice, c'est qu'au moment où j'allais passer mon brevet supérieur, je me suis laissé séduire par un gueux d'homme qui avait abusé de mon innocence pour m'entortiller de belles promesses !…

Mongicourt
Non ?

La Môme
Il m'avait promis le collage.

Petypon (qui commence à en avoir assez, prenant la Môme et la faisant passer n° 3 )
Oui ! eh ! bien, c'est très intéressant, mais tu nous raconteras tes mémoires une autre fois !

La Môme (se retournant vers lui )
Tout ça pour dire qu'on n'offre pas quarante francs !…

Petypon (s'échauffant )
Eh ben ! c'est bien ! fais ton prix ! et finissons-en !

La Môme
Mais qui qu' c'est t'y qui te demande de l'argent,… mon gros poulot ? (Lui pinçant le nez.)
Ouh ! le gros poulot !

Petypon (dégageant son nez )
Allons, voyons !

La Môme
Tu veux qu'on se trotte ? on se trottera !

Petypon (respirant )
A la bonne heure !

La Môme
Eh ! Je comprends, parbleu ! si ta légitime me trouvait là…

Petypon
Evidemment !

La Môme
… é gueulerait.

Petypon (sans réfléchir, sur la même intonation que la Môme )
E gueu… (Changeant de ton.)
Oh ! non ! entendre ces choses-là !

La Môme (remontant, suivie de Petypon )
Eh bien ! on y va !… Et comme tu veux absolument me faire un petit cadeau… eh ! ben, tiens ! ma robe !… ma robe que j'avais hier ! : je la dois ; tu la paieras… (Un temps.)
v'là tout.
(Elle redescend.)

Petypon (hébété )
V'là tout ?

Mongicourt (moqueur )
V'là tout. Ah bien ! ça, c'est délicat !

Petypon (amer )
Ah ! oui !… (Brusquement.)
Enfin ! Quand on est dans une impasse !… (Tirant une pièce de cent sous de son porte-monnaie.)
Combien ta robe ?

La Môme (comme elle dirait trois sous )
Vingt-cinq louis.

Petypon (ravalant sa salive )
Cinq… cinq cents francs ?

La Môme (avec une admiration comique )
Oh ! comme tu comptes bien !
(Elle lui pince le nez.)

Petypon (rageur, dégageant son nez )
Allons, voyons ! (Il tire cinq billets de cent francs de son portefeuille et les donne un à un à la Môme.)
Un… deux… trois… quatre… cinq !

La Môme (happant le dernier billet )
Merci.

Petypon (vivement, la rattrapant par le poignet )
Il n'y en a pas deux ?

La Môme (se dégageant )
Mais non, quoi ?

Petypon (remontant en lui indiquant la porte )
Bon ! eh ben ! maintenant, file !

La Môme (qui est remontée, au lieu de sortir, décrochant et allant à la chaise où était sa robe )
C'est ça ! Ma robe ! où est ma robe ?

Petypon
Comment ta robe ?

La Môme (ne trouvant pas sa robe à la place où elle pensait la trouver, allant voir sur l'autre chaise de l'autre côté de la baie )
Eh bien ! oui, quoi ? ma robe !

Petypon
Non ! Non ! C'est inutile !… il n'y en a pas !… Tu es très bien comme ça !… va, file !

La Môme
Hein ? Non mais t'es marteau ? Tu penses pas que je vais me balader dehors en liquette.

Petypon
En quoi ?

Mongicourt
Euphémisme ! veut dire en chemise.

Petypon
Ah !… Oh ! la la ! qui est-ce qui y ferait attention ! Tiens ! mets ça !
(Il a pris vivement le petit tapis qui recouvre le pouf et en revêt les épaules de la Môme.)

La Môme (se dégageant des mains de Petypon, enlevant son tapis et le jetant à Mongicourt )
Mais jamais de la vie ! En v'là un piqué. Je la veux, ma robe !

Petypon (hors de ses gonds )
Oui ! eh ben ! eh ben ! je ne l'ai pas, ta robe, là ! elle n'est plus là ! Y en a plus !

La Môme (marchant sur Petypon )
Comment, elle n'est plus là !… Eh ! ben, où c' t'y qu'elle est ? (Un temps.)
Qui c't'y qui l'a ?

Petypon
Quoi ?

Mongicourt (gagnant la gauche )
Oh ! non, non, ce français !

Petypon (presque crié )
C'est ma femme qui l'a prise, là !… Tu as bien entendu, tout à l'heure !
(Du talon, il pousse le pouf sous la table et, maussade, s'assied sur le coin de celle-ci.)

La Môme
Comment, c'était de ma robe qu'é disait, ta femme ?… Eh ben ! mon salaud !… t'as pas peur ! Donner ma robe !… Si tu crois que je l'ai fait faire pour ta femme !… une robe de vingt-cinq louis !

Petypon (appuyé à la table )
Enfin, quoi ? après ?

La Môme
J'espère bien que tu vas me la rembourser !

Petypon (ahuri )
Comment ?… Mais je viens de te la payer !

La Môme
Tu me l'as payée… (Un temps.)
pour que je la garde ! (Un temps.)
pas pour que je la donne !

Petypon
Mais, alors,…ça fait deux robes !

La Môme
Eh ! bien, oui, (Un temps.)
celle que tu me donnes (Un temps.)
et celle que tu me prends !

Mongicourt (ironiquement concluant )
Ca me paraît bien raisonné !

Madame Petypon (à la cantonade, Voix de)
Elle est folle, ma parole, cette couturière ! Elle est folle. Je ne sais pas sur quelles mesures elle m'a fait cette robe !…

Petypon (bondissant aux premiers mots de sa femme, saisissant la Môme par la main et la faisant vivement passer n° 3 )
Ciel ! ma femme ! Cache-toi ! Cache-toi !

La Môme (bousculée )
Oh ! ben, quoi donc !

Mongicourt (s'élançant à son tour )
Vite ! Vite !

La Môme (tournant, dans l'affolement, à droite à gauche sans bouger de place )
Elle est donc tout le temps fourrée ici, ta femme ?

Petypon (qui tout de suite après avoir fait passer la Môme s'est précipité sur la porte derrière laquelle est sa femme pour empêcher celle-ci d'entrer. à Mongicourt)
Mais cache-la, nom d'un tonnerre !

Mongicourt (affolé lui-même )
Oui, oui !

La Môme
Où ? où ?

Mongicourt (la flanquant par terre pour la pousser sous la table )
Là ! Là-dessous !

La Môme (à quatre pattes )
Mais, j' peux pas ! y a le pouf !

Petypon
Mais va donc, nom d'un chien ! va donc !

Mongicourt
Attends ! bouge pas !
(Il profite de ce qu'elle est à quatre pattes devant la table pour la couvrir du tapis, après quoi il s'assied sur son dos, comme il le ferait sur le pouf.)

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