Acte II - Scène VII



Les Mêmes, Gabrielle, puis Monsieur et Madame Tournoy

Gabrielle (arrivant de droite, premier plan. Elle a retiré son chapeau et son cache-poussière )
Là, mes malles sont montées !… Où est donc le général ?
(Elle remonte en cherchant des yeux le général.)

Madame Ponant (qui est debout devant le général )
Général ! Quelle est donc cette dame ?

Le Général (se levant, ainsi que les dames, déjà assises )
Quelle dame ?

Madame Ponant (indiquant Gabrielle, qui erre au fond )
Là !

Le Général (regardant dans la direction indiquée )
Hein ! Mais c'est la dame que j'ai vue hier chez mon neveu !

Gabrielle (aux officiers )
Pardon, messieurs ! vous n'auriez pas vu le général ?

Chamerot
Le Général ?

Le Général
Ah çà ! qu'est-ce qu'elle vient faire ?

Guérissac
Mais, le voilà !

Gabrielle
Oh ! c'est juste !

Le Général
Je ne l'ai pas invitée, moi !

Gabrielle (radieuse, courant au général )
Ah ! général !

Le Général (qui s'est avancé de deux pas et se trouve à un mètre environ du groupe des dames, et séparé de Gabrielle seulement par la chaise du milieu qui est entre eux deux )
(A Gabrielle)
Chère madame… que c'est aimable à vous !

Gabrielle (par rapport au général)
Excusez-moi, général, de me présenter ainsi. Je descends du train, et j'ignorais qu'il y eût ce soir réception !

Le Général (ne sachant trop que dire )
Mais, madame… comment donc !… certainement !… je… je vous en prie !…

Gabrielle
Oh ! mais, je vais aller m'habiller ! J'ai déjà fait monter mes malles !…

Le Général
Hein !… (A mi-voix, de façon à n'être entendu que par le groupe des dames.)
Eh bien ! elle est sans façon !
(Les dames rient discrètement. Quelques-unes s'asseyent.)

Gabrielle
J'aurais bien voulu vous amener mon mari ! Malheureusement, il n'a pu m'accompagner ! Il vous prie de l'excuser.

Le Général (moqueur, et moitié pour la galerie, moitié pour Gabrielle )
Ah ! il vous prie de ?… Comment donc ! Comment donc !… Mon Dieu, vous auriez peut-être pu trouver une autre personne de votre famille.
(Il rit ; les dames font chorus.)

Gabrielle (bien ingénument )
Je n'avais personne.

Le Général (à Gabrielle )
Ah ! c'est regrettable !… (Se retournant, l'air narquois, vers les dames.)
C'est regrettable ! Vraiment !
(La duchesse rentre du dehors au bras du sous-préfet et s'arrête à causer avec lui au fond, près du buffet.)

Gabrielle
Mais moi, vous pensez bien que je me suis fait un devoir !… Aussi, malgré ce que vous m'avez raconté des revenants qui hantent ce château…

Le Général
Ah ! ah ! oui, c'est vrai ! vous croyez à ces choses-là ! Mais ça n'existe pas, les revenants !

Gabrielle (ne voulant pas discuter )
Oui, enfin !… je suis venue ; c'est le principal ! (S'écartant à droite, puis de là faisant signe au général et à mi-voix.)
Général !

Le Général (s'avançant jusqu'à elle, après avoir jeté un regard d'étonnement aux dames )
Madame ?

Gabrielle (bas )
Voulez-vous me présenter à ces dames ?

Le Général
A ces… ? Mais, comment donc ! avec plaisir !… (Au moment d'aller vers les dames, s'arrêtant et à part.)
Saperlipopette, c'est que je ne me rappelle pas du tout le nom qu'on m'a dit en me la présentant !… Ah ! ma foi, tant pis ! (A mi-voix, aux dames, tandis que Gabrielle se tapote coquettement les cheveux, la cravate, se préparant à la présentation.)
Mesdames, je vous demanderai la permission de vous présenter cette dame ! Seulement, ne me demandez pas son nom, je ne me le rappelle pas ! Je n'ose pas le lui demander, parce qu'il y a des gens que ça vexe ! Tout ce que je sais, c'est que c'est une excellente amie de ma nièce, madame Petypon !

Madame Vidauban
Une Parisienne ?

Le Général
Oui, une Parisienne !

Les Dames (se levant )
Ah ! mais, nous serons enchantées !

Madame Vidauban
Mais comment donc !
(Remue-ménage parmi ces dames. Elles sont placées ainsi qu'il suit, obliquement le long de la queue du piano : mesdames Virette, Claux, Hautignol, Sauvarel, Vidauban. Au-dessus du piano, madame Ponant cause avec les officiers, la baronne et l'abbé.)

Le Général (debout derrière la chaise du milieu, dont il tient le dossier entre les mains )
(haut, au groupe des dames )
Mesdames ! voulez-vous me permettre de vous présenter madame euh… (Se penchant vers les dames, le dos de la main droite en écran contre le coin gauche de la bouche, et très glissé, à mi-voix, comme s'il prononçait le nom de la personne qu'il présente.)
Taratata n'importe quoi c'que vous voudrez !

Madame Vidauban
Comment ?

Le Général (vivement et bas )
Rien, chut ! (Haut, présentant.)
Madame Vidauban !

Madame Vidauban (s'avançant d'un pas et avec une révérence )
Ah ! madame, enchantée !…

Gabrielle
Mais c'est moi, madame, qui…

Madame Vidauban (enjambant la chaise près de laquelle est le général )
Eh ! allez donc, c'est pas mon père !
(Elle descend se ranger à côté de madame Virette.)

Gabrielle (sursautant de stupéfaction )
Ah !

Le Général (présentant )
Madame Sauvarel !

Madame Sauvarel (même jeu, mais timidement, maladroitement )
Madame, enchantée !…

Gabrielle
Oh ! madame, vraiment !…

Madame Sauvarel (enjambant la chaise )
Eh ! allez donc ! c'est pas mon père !
(Nouveau sursaut de Gabrielle, tandis que madame Sauvarel descend près de madame Vidauban. Chaque fois, tout le rang remonte d'un numéro.)

Gabrielle (à part )
Hein ! elle aussi ?

Le Général (présentant )
Madame Hautignol !

Gabrielle (s'inclinant )
Madame !…

Madame Hautignol
Madame, enchantée !

Gabrielle (à part )
Nous allons un peu voir si celle-là aussi ?…

Madame Hautignol (enjambant la chaise )
Eh ! allez donc ! c'est pas mon père !

Gabrielle (à part )
Ca y est ! Ca doit être un usage de la Touraine. (Haut.)
Madame, enchantée !…
(Madame Hautignol descend à côté de madame Sauvarel.)

Le Général (voyant les deux dames qui s'avancent couplées )
Mesdames Claux et Virette !

Gabrielle (saluant )
Mesdames !

Mesdames Claux et Virette (ensemble, s'inclinant )
Madame ! (Enjambant la chaise en même temps, madame Virette de la jambe droite, madame Claux de la jambe gauche, ce qui fait qu'elles s'envoient mutuellement un coup de pied dans le jarret.)
Eh ! allez donc ! c'est… Oh !

Madame Virette
Oh ! pardon.

Madame Claux
Je vous ai fait mal !

Madame Virette
Du tout ! et moi ?

Madame Claux
C'est rien ! c'est rien !
(Elles prennent les n°s 1 et 2.)

Gabrielle (à part )
Eh ben !… il faut venir en province pour voir ça !

Le Général (avisant l'abbé au-dessus du piano )
Et, enfin, notre excellent ami, l'abbé Chantreau !

L'Abbé (descendant )
Ah ! madame, très honoré !

Gabrielle (s'inclinant )
C'est moi, monsieur l'abbé !…

L'Abbé (enjambant la chaise )
Eh ! allez donc ! c'est pas mon père !
(Il remonte, tandis que son entourage lui fait un succès.)

Gabrielle (à part )
Le clergé aussi ! Oh ça ! c'est tout à fait curieux ! (Traversant pour aller aux dames qui sont devant le piano.)
Vous m'excuserez, mesdames, de me présenter dans cette tenue ; mais je descends de chemin de fer !

Le Général (toujours derrière le dossier de sa chaise )
Mais oui, mais oui !… (Voyant la duchesse qui descend en causant avec le sous-préfet. A part.)
Ah ! et puis à la duchesse ! (Haut à la duchesse.)
Ma chère duchesse ! Voulez-vous me permettre de vous présenter madame… euh… (Comme précédemment.)
"Taratata n'importe-quoi-c'que vous voudrez !…"

La Duchesse (à droite de la chaise )
Madame quoi ?

Le Général (vivement et entre les dents )
Chut ! oui ! n'insistez pas ! (Présentant, à Gabrielle.)
La duchesse douairière de Valmonté !
(Il descend à droite par rapport à la duchesse et Gabrielle. La duchesse salue.)

Gabrielle (à gauche de la chaise et face à la duchesse )
Madame, enchantée !… (Enjambant la chaise comme elle l'a vu faire aux autres.)
Eh ! allez donc ! C'est pas mon père ! (A part.)
Puisque c'est l'usage !
Chuchotements parmi les hommes : "Hein ! vous voyez ?… Vous avez vu ?… Hein ?… la Parisienne !… etc. "

Madame Hautignol
En tout cas nous lui avons montré que nous étions à la hauteur !…

La Duchesse (de l'autre côté de la chaise, à Gabrielle avec un joli sourire )
Excusez-moi, madame ! mais mon vieil âge ne me permet pas d'être dans le mouvement.

Gabrielle
Mais comment donc !

La Duchesse (pinçant du bout des doigts un pli de sa robe à hauteur du genou de façon à découvrir juste le haut du pied, esquisse, en la soulevant à peine de terre, un discret rond de jambe )
Eh ! allez donc ! (Avec une révérence de menuet.)
C'est pas mon père !

Gabrielle (maintenant )
C'est ça, madame, c'est ça !(Au général qui s'est effacé pour livrer passage à la duchesse, laquelle va s'asseoir sur la bergère de droite.)
Et maintenant ne vous occupez plus de rien ! je me charge de tout !

Le Général (étonné )
Ah ?

Gabrielle (passant successivement et en commençant par la gauche d'une dame à l'autre, et chaque fois avec des petits trémoussements de la croupe )
Asseyez-vous, je vous en prie, mesdames !… Madame asseyez-vous, je vous en prie !… Si vous voulez vous asseoir, madame !… Asseyez-vous, je vous en prie, madame !… (Arrivée au bout de la rangée, brusquement au général.)
Mais quoi ? Est-ce qu'on ne fait pas un peu de musique ? Quelque chose pour distraire cette aimable société ?…

Le Général
(tandis que les femmes sur l'invitation de Gabrielle se sont assises sur les chaises longeant le piano, madame Sauvarel sur la chaise du milieu qu'elle a rapprochée du groupe )
Si ! Si ! on attend ma nièce, pour la prier de chanter.

Gabrielle
Ah ! parfait ! parfait !… Cette chère mignonne, je serai enchantée de l'embrasser.

Le Général (avec une politesse narquoise )
Elle aussi, croyez-le bien !

Gabrielle (aux invités )
Mesdames et messieurs, vous êtes priés de patienter un peu ; nous attendons la nièce du général pour qu'elle nous chante quelque chose !

Les Invités
Oh ! mais nous savons ! nous savons !…

Gabrielle (un peu dépitée )
Ah ? Ah ?… vous savez ?…

Le Général
Mais oui ! Mais oui !

Gabrielle (de même )
Ah ? ah ?… Très bien ! très bien !

Le Général (à part )
Non ! mais elle est étonnante !… De quoi se mêle-t-elle ?

Gabrielle (repassant successivement d'une dame à l'autre comme elle l'a fait précédemment pour les faire asseoir )
Vous ne désirez pas vous rafraîchir, chère madame ?… Et vous, chère madame ?… Vous ne désirez pas vous rafraîchir ? Et vous ?

Le Général (à l'avant-scène, dos au public, la regardant circuler et gagnant ainsi jusqu'aux dames de gauche )
Non ! mais regardez-la : elle va ! elle va !

Gabrielle (qui, arrivée au bout de la rangée, a traversé la scène pour aller à madame Vidauban )
Et vous, chère madame, vous ne désirez pas vous rafraîchir ? (Voyant qu'elle hésite.)
Si ! Si ! (En se retournant, elle se trouve face à face avec Emile qui descend du buffet avec un plateau chargé de rafraîchissements.)
Valet de pied, voyons ! passez donc des rafraîchissements !… Qu'est-ce que vous attendez ?
(Emile, interloqué, roule des yeux écarquillés sur Gabrielle, puis regarde le général, comme pour lui demander avis.)

Le Général (jovialement )
Eh bien ! qu'est-ce que vous voulez, mon garçon… passez des rafraîchissements, puisque madame vous le demande. (Emile s'incline puis passe les rafraîchissements aux dames de gauche en commençant par en haut. Le Général à part, gagnant la droite.)
Ma parole, elle m'amuse !…
(Emile, après avoir fait la rangée des dames, remontera par la gauche du piano et regagnera par la suite le buffet par le fond.)

Un Valet de pied (contre le chambranle droit de la baie du milieu, annonçant au fond, presque en même temps que paraissent les deux arrivants )
Monsieur et madame Tournoy !

Le Général (aussitôt, l'annonce, remontant dans un mouvement arrondi )
Ah !

Gabrielle (qui s'est élancée également à l'annonce, arrivant à la rencontre des arrivants avant le général, et quand celui-ci arrive, l'écartant de la main gauche et se mettant devant lui )
(Très verbeuse passant sans transition d'une idée à l'autre )
Ah ! monsieur et madame Tournoy ! que c'est aimable à vous !… (Avec un rond de jambe dans le vide.)
Eh ! allez donc, c'est pas mon père !… (Ahurissement du couple.)
Comme vous arrivez tard !… Excusez-moi de vous recevoir dans cette tenue, je descends de chemin de fer !

Monsieur et Madame Tournoy
Mais, madame, je vous en prie !…

Le Général (à Gabrielle )
Pardon ! je vous serais obligé…

Gabrielle (sans le laisser achever )
Oh ! c'est juste ! (Au couple.)
Vous ne connaissez pas le général, peut-être ?… (Au général.)
Général ! monsieur et madame Tournoy !

Le Général (redescendant légèrement )
Ah ! bien, elle est forte !

Gabrielle
Tenez, madame, si vous voulez vous rafraîchir au buffet… ainsi que M. Tournoy !
(Elle les fait passer devant elle dans la direction du buffet.)

Le Général (par rapport à Gabrielle )
Ah ! non, mais permettez !…

Gabrielle (le repoussant doucement )
Laissez ! laissez ! ne vous occupez de rien !

Le Général (redescendant milieu gauche de la scène )
Oh ! mais elle commence à m'embêter !

Gabrielle (redescendant, sautillante, vers le général )
Là ! voilà qui est fait !

Le Général
Oui ! Eh bien ! c'est très bien ! mais je vous prierai dorénavant, madame !…

Gabrielle (chatte )
Oh ! non !… Pas madame ! Ne m'appelez pas madame, voulez-vous ?

Le Général
Eh ben ! comment voulez-vous que je vous appelle ?

Gabrielle (minaudière )
Mais je ne sais pas ?… (Prenant de chaque main une main du général qui se demande où elle veut en venir, et l'amenant doucement à l'avant-scène, puis )
Comment appelez-vous votre nièce ?

Le Général
Ma nièce ?… eh ! bien, je l'appelle : ma nièce !

Gabrielle
Eh ! bien, voilà ! Appelez-moi : "ma nièce" !… ça me fera plaisir ! et moi, je vous appellerai mon oncle.

Le Général
Hein ?

Gabrielle (d'une secousse des mains sur les mains du général, l'amenant chaque fois à elle )
Ah ! mon oncle (Elle l'embrasse sur la joue droite.)
Mon cher oncle !
(Elle l'embrasse sur la joue gauche tandis que tous les assistants rient sous cape.)

Le Général (à part, en remontant vers la droite, tandis que Gabrielle va vers le groupe de droite expliquer à madame Vidauban et à la duchesse que le général est son oncle )
Ah ! non ! elle est à enfermer ! (Apercevant Clémentine et la Môme qui bras dessus bras dessous reviennent par la terrasse.)
Ah ! vous voilà les cousines !… Eh ! bien vous en avez mis un temps !

Clémentine
Je prenais ma leçon, mon oncle.

La Môme
Elle prenait sa leçon, notre oncle !

Le Général
Je sais ! Au moins, ça t'a-t-il profité ?

Clémentine
Oh ! oui, mon oncle !

Le Général
Bravo ! (A la Môme, avec un geste de la tête dans la direction de Gabrielle qui tourne le dos.)
Et vous, ma chère enfant, préparez-vous à une surprise !

La Môme (descandant )
Une surprise !… Laquelle ! (Reconnaissant Gabrielle et, à part, bondissant vers la gauche.)
La mère Petypon !… Ah ! bien ! je comprends pourquoi le docteur filait comme un lapin !
(Elle revient près du général.)

Le Général (à Gabrielle, lui présentant Clémentine qu'il fait passer )
Chère madame !… D'abord, ma nièce, Clémentine, la fiancée !

Gabrielle (qui s'est retournée à l'apostrophe )
Oh ! qu'elle est mignonne ! Tous mes vœux, ma chère enfant !
(Elle l'embrassé sur le front.)

Le Général (tout en prenant la main de Clémentine pour la ramener à lui )
Chère madame, je n'ai pas besoin de vous présenter mon autre nièce… (Un petit temps grâce auquel l'énoncé du nom qui suit peut s'appliquer aussi bien à la Môme qu'à Gabrielle.)
madame Petypon ?…
(Il remonte au buffet avec Clémentine qui se mêle au groupe des invités.)

La Môme (coupant la parole à Gabrielle, qui ouvrait déjà la bouche pour répondre, se précipite vers elle, lui saisit les deux mains, et, avec aplomb, l'abrutissant de son caquetage et chaque fois lui imprimant dans les avant-bras des secousses qui se répercutent dans la tête de madame Petypon )
Nous présenter ! Ah ! bien ! en voilà une question ! le général qui demande s'il faut nous présenter ; elle est bien bonne, ma chère ! Elle est bien bonne ! Non ! c'est pas croyable ! Comment, c'est toi ?

Gabrielle (ahurie )
Hein ?

La Môme
Ah ! bien ! c'est ça qui est gentil !… Et tu vas bien ? Oui ? Tu vas bien ?

Gabrielle (complètement ahurie )
Mais… pas mal ! et… toi ?

La Môme
Ah ! que je suis contente de te voir ! Mais regarde-moi donc !… mais tu as bonne mine, tu sais ! tu as bonne mine ! (En appelant, à l'assistance.)
N'est-ce pas qu'elle a bonne mine !…

Le Général (qui est descendu près des dames de gauche et se trouve par conséquent par rapport à la Môme d'une voix tonitruante )
Elle a bonne mine !
(Il remonte en riant.)

La Môme (toujours même jeu, à Gabrielle qui écoute tout ça bouche bée, l'air abruti, le regard dans celui de la Môme )
Figure-toi, depuis que je ne t'ai vue, j'ai eu un tas d'embêtements ! Emile a été très malade !

Gabrielle
Ah ?

La Môme
Heureusement, il a été remis pour le mariage de sa sœur !

Gabrielle
Ah ?

La Môme
Tu sais, Jeanne !

Gabrielle
Jeanne ?

La Môme
Oui ! Elle a épousé Gustave !

Gabrielle
Gustave ?

La Môme
Tu sais bien, Gustave !

Gabrielle (n'osant se prononcer )
Euh…

La Môme
Mais si… le bouffi !

Gabrielle
Ah !

La Môme
Oui ! Eh ! bien, elle l'a épousé, ma chère ! Hein ? qui aurait cru ? "Gustave" ! tu te rappelles ce qu'elle en disait ?… Enfin, c'est comme ça : c'est comme ça ! tout va bien… on dit noir un jour, on dit blanc le lendemain ! c'est la vie ! on est girouette ou on ne l'est pas. Tel qui rit… Mais, qu'est-ce que tu as ? Tu as l'air tout drôle ?… Je t'en prie, mets-toi à ton aise. As-tu soif ? veux-tu boire ? orangeade ? café glacé ?… orgeat ? limonade ?

Gabrielle (abrutie )
Bière !

La Môme
Oui ! parle ! dis ce que tu veux ! tu sais, tu es ici chez toi !

Le Général (sur le ton blagueur )
Oh ! elle y est !

Gabrielle (de plus en plus démontée )
J'te… t' te remercie bien !

La Môme
Oh ! mais je te demande pardon !… Tu permets ? hein ! tu permets !

Gabrielle
Mais va donc, j' t'en prie, va donc ! va d… (Sans transition, pendant que la Môme la laisse en plan pour aller rire avec les dames de gauche puis un instant après remonter au buffet.)
Qu'est-ce que c'est que cette dame-là ? (Un temps.)
Elle doit me connaître, puisqu'elle me tutoie !… Il n'y a pas, j'ai beau chercher ?… je ne la connais pas ! Si encore le général m'avait dit son nom, mais il n'a dit que le mien en présentant. (Voyant le général qui cause avec le groupe des dames de gauche et prenant un parti.)
Ah ! ma foi, tant pis ! (Allant au général et confidentiellement.)
Dites-moi donc, général !

Le Général
Madame ?

Gabrielle
Quel est donc le nom de cette dame ?

Le Général
Quelle… dame ?

Gabrielle (indiquant du coin de l'œil la Môme qui est au buffet où Clémentine est allée la rejoindre )
Celle-là !… que vous venez de me présenter.

Le Général (croyant à une plaisanterie )
Hein, la da… Ah ! ah ! très bien !… (Avec un sourire et un hochement de tête approbatif.)
Elle est bonne !

Gabrielle
Comment ?

Le Général (avec un crescendo à chaque fois dans la voix )
Elle est bonne ! Elle est bonne ! Elle est bonne ! Tous les voisins rient et le général, pivotant sur les talons remonte en riant pour rejoindre la Môme au buffet.

Gabrielle (reste un instant comme abrutie )
Qu'est-ce qu'il a ? (Elle hésite une seconde, puis, à part.)
Oh ! il n'y a pas !… (Avisant madame Vidauban.)
Dites-moi donc, chère madame ?

Madame Vidauban (se levant )
Madame ?

Gabrielle
Pouvez-vous me dire quelle est cette dame ? (Elle indique la Môme de l'œil.)
à qui le général vient de me présenter ?

Madame Vidauban
Quelle est cette dame à qui ?… Ah ! ah ! Vous voulez rire !… Très drôle ! C'est très drôle !…
(Tout le groupe rit.)

Gabrielle (décontenancée, s'éloignant un peu pendant que madame Vidauban se rassied )
Ah ?… Ah ? (A part.)
Ah ça ! elle aussi ! Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle dans ma question ! (Tandis qu'Emile présente son plateau pour reprendre les verres vides, au groupe de droite, remontant vers l'abbé qui cause avec le sous-préfet au-dessus du paino.)
Dites-moi, monsieur l'abbé, ne pourriez-vous me dire… ?

L'Abbé
Oui !… oui ! J'ai entendu la question… (Riant et comme le général, mais avec une certaine onction.)
Ah ! Ah ! elle est bonne ! elle est bonne !… Ah ! ah ! ah !
(Il remonte un peu, laissant Gabrielle bouche bée.)

Tous les Invités du voisinage (faisant chorus )
Ah ! ah ! elle est bien bonne !

Gabrielle
Oui !… (Un temps, puis à part.)
C'est curieux comme on est rieur ici ! (S'adressant à Emile qui est en train de remonter avec son plateau)
Dites-moi donc, mon ami ! quel est donc cette dame qui cause avec le général ?

Emile (par rapport à Gabrielle )
Là ?… Mais c'est madame Petypon !
(Aussitôt Gabrielle descendue, il va au-dessus du piano ramasser les verres vides qui traînent.)

Gabrielle (descendant d'un pas )
Hein ?… madame Petypon !… (Descendant d'une envolée jusqu'à l'avant-scène légèrement à droite : et bien large)
Le Général est remarié !… Lucien ne m'avait pas dit ça !… (Voyant la Môme qui, venant du buffet, se dirige rapidement du côté des dames de gauche, s'élançant vers elle et la happant au passage, de façon à la faire virevolter pour l'entraîner par les deux mains jusqu'à droite du souffleur.)
Oh ! venez ici ! que je vous voie ! que je vous regarde !

La Môme (ahurie )
Qu'est-ce qu'il y a ?

Gabrielle
Figurez-vous que je ne me doutais de rien ! C'est le valet de pied qui m'a dit que vous étiez madame Petypon !

La Môme (inquiète )
Ah ?

Gabrielle
Je ne savais pas que vous étiez la femme du général !

La Môme (immense )
Hein !

Gabrielle (sans transition, l'attirant contre elle par une traction des mains )
Ah ! ma tante !.
(Elle l'embrasse sur la joue droite.)

La Môme
Quoi ?

Gabrielle (même jeu )
Ma chère tante !
(Nouveau baiser sur la joue gauche.)

La Môme (pendant que Gabrielle l'embrasse )
Moi ? Ah ! zut !

Tous (étonnés )
Ah !

Gabrielle (s'épanchant )
Ah ! que je suis contente ! que je suis ravie ! (L'embrassant à gauche.)
Ma tante ! (L'embrassant à droite.)
Ma chère tante ! (Lâchant la Môme et allant à madame Vidauban.)
C'est ma tante, figurez-vous, madame !!

Le Général (descendant, par rapport à la Môme )
Comment est-ce qu'elle vous appelle ? Ma tante ?…

La Môme (ne sachant plus où elle en est )
Oui !… oui !

Le Général
Ah ! elle est bien bonne ! Moi, elle m'a demandé à m'appeler mon oncle !

Les Dames
Non, vraiment ?

La Môme (vivement, passant entre les dames et le général )
Oui ! oui ! c'est une manie chez elle ! elle est tellement expansive qu'elle éprouve le besoin de vous donner comme ça des petits noms de famille !

Le Général (par rapport à la Môme )
Oui, enfin, elle est braque !

L'Abbé (qui est descendu, à Gabrielle )
Eh bien ! madame ! vous êtes tout de même arrivée à être renseignée ?…

Gabrielle
Mais oui, (Avec une petite révérence.)
mon père !

Le Général (à la Môme, en pouffant de rire )
Ah !… ah !… C'est à se tordre !… Moi, je suis son oncle ! Vous êtes sa tante ! Et l'abbé est son père ! (Avisant de sa place Guérissac qui est à l'avant-scène gauche et le désignant à Gabrielle.)
Dites donc, madame !

Gabrielle
Général ?

Le Général
Est-ce que monsieur n'est pas votre neveu ?

Gabrielle (qui ne saisit pas la moquerie )
Monsieur ?… Non !… non !

Le Général (à Guérissac )
Ah ! mon ami ! Vous n'êtes pas son neveu !… C'est regrettable ! Ce sera pour une autre fois !

Gabrielle (petite folle )
Oh ! mais je cause ! je cause ! et, pendant ce temps-là, je ne m'habille pas !… (Aux dames de gauche.)
A tout à l'heure, mesdames, je ne serai pas longue… (Traversant la scène, et, au groupe de droite )
Je ne serai pas longue, mesdames, à tout à l'heure !

La Môme (remontant légèrement et de loin à Gabrielle sur un ton gavroche )
C'est ça, va ! va !

Gabrielle (passant entre madame Vidauban et Vidauban, dérangeant chacun )
Pardon ! Pardon, monsieur ! pardon !
(Elle sort premier plan droit.)

Le Général (sur un ton péremptoire à la Môme qui est redescendue par rapport à lui )
Ma nièce ! elle est complètement folle, votre amie.

Tout Le Monde (approuvant )
Ah ! oui ! Ah ! oui !

L'Abbé (qui causait près du buffet avec le duc, descendant et faisant des signes d'intelligence au général dont il est séparé de la Môme )
Hum ! hum ! Général.

Le Général
Qu'est-ce qu'il veut, l'abbé ! (Même jeu de l'abbé qui indique la Môme de l'œil au général.)
Ah ! oui ! (A la Môme.)
Ah ! ma nièce ! je vous avertis qu'un complot a été tramé contre vous !

La Môme
Contre moi ?

Le Général
Ma nièce, vous allez nous chanter quelque chose !

Tous (se levant )
Oh ! oui ! oui !

La Môme
Qui, moi ?… mais vous n'y pensez pas !… mais je ne chante pas !…

L'Abbé (finaud )
Oh ! que si !

Tout Le Monde
Oh ! si ! oh ! si !

La Môme
Mais je vous assure !…

Le Général
Allons, voyons, vous n'allez pas vous faire prier !

La Môme
Puis enfin, je n'ai pas de musique !

Tous (désappointés )
Oh !

Clémentine (qui est descendue entre le général et la Môme )
Oh ! ma cousine, j'en ai vu un rouleau dans votre chambre !

La Môme
Ah ! c'est traître ce que vous faites là !

Le Duc (descendant )
Oh ! si, madame ! chantez-nous quelque chose !

La Môme (les yeux dans les yeux du duc, côte contre côte, de sa main gauche lui serrant la main qui pend le long de son corps et sur un ton pâmé )
Ca vous ferait plaisir… duc ?

Le Duc
Oh ! oui !

La Môme (même jeu, lui broyant la main dans la sienne )
Ah ! duc !… Je ne peux rien vous refuser !

Le Duc (radieux )
Ah ! madame !
(Il remonte jusqu'au-dessus du piano.)

La Môme (à pleine voix )
Allons, soit !… Mais il me faudrait ma musique !

Clémentine (esquissant un mouvement de retraite )
Je vais vous la chercher !… (S'arrêtant.)
Dans votre chambre, n'est-ce pas ?…

La Môme (indiquant la porte de gauche )
Non, je l'ai descendue ce matin dans la bibliothèque !…

Clémentine
Ah ! bon !
(Elle sort de gauche. Le monde remonte ; les domestiques ont pris les chaises et les rangent en ligne oblique, et ce, à partir de la bergère de la duchesse.)

Le Général (à ses officiers )
Tenez, jeunes gens, aidez donc à ranger les chaises ! ça gagnera du temps !
(Les officiers prennent également des chaises et achèvent de les ranger pendant ce qui suit.)

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