Acte II - Scène VIII



Les Mêmes, Petypon, puis Clémentine

Petypon (débouchant tout essoufflé de la porte de droite premier plan )
Ouf ! ça y est !

La Môme (se précipitant vers Petypon, l'amène à l'avant-scène, puis vivement )
Ah ! te voilà, toi !… Qu'est-ce que ça veut dire ? Ta femme est ici !

Petypon
Je le sais bien !

La Môme
Qu'est-ce que tu en as fait ?

Petypon
Je l'ai enfermée !

La Môme (avec un sursaut de surprise )
Hein !

Petypon
Je l'ai aperçue qui entrait dans une chambre ; la clé était à l'extérieur ; alors, vling ! vlan ! deux tours !

La Môme
Mais c'est fou ! qu'est-ce que tu y gagnes ?

Petypon
J'y gagne du temps ! Gagner du temps, tout est là, dans la vie !

Clémentine (revenant de gauche avec un rouleau de musique et descendant, à la Môme )
Voici votre musique, ma cousine !…

Tout Le Monde
Ah ! bravo ! bravo !
(Clémentine remonte.)

Petypon (flairant quelque nouveau danger )
Hein ! pourquoi ? Qu'est-ce que tu vas faire ?

La Môme (tout en dénouant son rouleau de musique )
On me demande de chanter quelque chose.

Petypon (bondissant )
En voilà une idée ! mais, c'est insensé !… pas du tout !

La Môme (d'une voix pâmée )
Ca fait plaisir au duc !
(Elle gagne vers la caisse du piano.)

Petypon (emboîtant le pas derrière elle )
Mais, je m'en moque, que ça fasse plaisir au duc !… Mais malheureuse, qu'est-ce que tu vas leur chanter ?

La Môme (qui a développé son rouleau cherchant dans sa musique )
Je ne sais pas !… J'ai bien là. La langouste et le vieux marcheur…

Petypon (bondissant à cette idée )
Mais tu divagues !… La langouste et le vieux marcheur, ici !

La Môme
Oui, tu as raison ! J'ai peur que ce soit un peu !… Ah ! bien ! attends !… j'ai là une complainte sentimentale…

Petypon
C'est ça ; voilà ! une complainte sentimentale, ça fera l'affaire.

La Môme (en gambadant et en brandissant son morceau de musique, gagnant le milieu de la scène )
Allez ! Qui c't'y qui va m'accompagner ?

Le Général (qui cause au fond avec l'abbé )
Eh ! bien… l'abbé !

L'Abbé
Moi ! Mais, général, je ne joue que de l'orgue !

Le Général
Eh ! ben ? C'est la même chose !… (Non restrictif, par conséquent dans la même modulation.)
sans les pieds !

L'Abbé
Ah ! mais non, général ! permettez !

Le Général
Non ?… Bon ! adjugé ! (A l'assemblée tout entière.)
Qui est-ce qui joue du piano ?

Le Duc (de sa place, indiquant sa mère )
Maman !

Tout Le Monde (se tournant vers la duchesse )
Ah ! duchesse !…

Le Général (descendant vers la duchesse )
Ah ! duchesse ! puisque l'abbé ne peut pas accompagner, vous ne pouvez pas nous refuser !

La Duchesse
Je veux bien essayer !

Tous (murmure de satisfaction )
Ah !

Le Général (à la duchesse )
Duchesse ! mon bras est à vos pieds.

La Duchesse (prenant le bras )
Oh ! général, vraiment !…
(Ils traversent obliquement la scène pour descendre au piano par le fond gauche.)

Tout Le Monde (tandis qu'ils remontent )
Bravo ! Bravo !

Le Général (après avoir accompagné la duchesse, voyant le sac laissé par Gabrielle sur le piano )
Ah ça ! qui est-ce qui a fourré ce sac là ? (Appelant.)
Emile !

Emile (de la baie du milieu )
Mon général ?

Le Général
Tenez ! enlevez donc ça ?
(Il lui jette le sac qu'Emile rattrape au vol.)

La Môme (se rapprochant du duc qui, s'étant effacé pour laisser passer le général et la duchesse, est descendu milieu de la scène, et à mi-voix )
Vous voyez, duc ! vos désirs sont des ordres !

Petypon (vivement saisissant la Môme par le poignet et la faisant passer )
Oui, oui ! ça va bien.

Le Duc (au public avec extase )
Elle est exquise ! (Croyant la Môme toujours à côté de lui, dans un élan irréfléchi, il se retourne pour lui donner un baiser rapide. Avec passion.)
Ah !
(Baiser que reçoit Petypon qui s'est substitué à la Môme.)

Petypon (s'essuyant la joue )
Allons, voyons !

Le Duc
Ah ! pouah !

Petypon (tandis que la Môme va au piano )
Je vous en prie, duc, on vous regarde !

Le Duc
Oui
monsieur ! oui ! (A part, tandis que Petypon va rejoindre la Môme qui cause avec la duchesse au piano.)
Il n'y a pas à dire : elle est délicieuse !… Au fait, elle ne m'a pas donné son adresse ! (Il se dirige carrément vers le piano pour aller parler à la Môme, mais en route rencontre Petypon qui se dirige vers le cintre du piano pour y prendre une chaise ; Mouvement de droite et de gauche des deux personnages pour se livrer passage.)
Pardon !

Petypon
Qu'est-ce que vous cherchez ?

Le Duc
Non, c'était pour… Au fait, vous pouvez aussi bien !… Dites-moi donc, docteur, où demeurez-vous, à Paris ?

Petypon (tout en prenant sa chaise par le coin gauche du dossier )
Moi, 66 bis, boulevard Malesherbes ; pourquoi ?

Le Duc (avec malice )
Mais pour… (Avec un clin d'œil dans la direction de la Môme.)
pour y aller !

Petypon (qui n'y entend pas malice et lui tendant instinctivement sa main gauche comme pour la lui offrir, sans réfléchir qu'il tient sa chaise )
Ah ?… Très heureux de vous recevoir ?

Le Duc (prenant machinalement le côté droit du dossier )
Trop aimable ! (Ils secouent tous les deux la chaise comme s'ils échangeaient un shake-hand puis, tandis que Petypon lui laisse étourdiment sa chaise dans la main, à part.)
Je suis l'amant… d'une femme du monde !

Petypon (qui déjà retournait au piano, revenant )
Eh ben ! mais… j'avais une chaise !

Le Duc
Oh ! pardon ! distraction !
(Il lui remet sa chaise.)

Petypon
Il n'y a pas de mal !
(Il va porter la chaise à l'avant-scène droite, cependant que le duc remonte, radieux, vers le fond, au-dessus du piano. Pendant ce qui précède, les dames ont pris place sur les chaises alignées et sont assises dans l'ordre suivant : madame Vidauban sur la bergère, puis, en suivant, mesdames Sauvarel, Hautignol, Ponant, Virette, la baronne, Claux, puis l'abbé, le Général et le duc. Sont restés debout derrière les dames : Guérissac derrière madame Vidauban, puis à la suite, Chamerot, Sous-Préfet, Vidauban, un officier, madame Tournoy, Tournoy, un officier, invités. Domestiques dans le fond. Petypon sur une chaise à gauche dans le cintre du piano.)

La Môme (qui a fini de donner ses instructions à la duchesse, descendant avec sa musique à la main, pour aller se placer devant la caisse du piano et, après avoir fait une révérence, annonçant )
"La Marmite à Saint-Lazare !…"

Tout Le Monde
Ah !… Chut !… Chut ! Ah !

Petypon (à part, sur les charbons )
Mon Dieu ! Qu'est-ce que c'est que cette romance-là ?
(La duchesse prélude.)

La Môme (chantant.)
Calme, ordonné, fait pour l'ménage,
Dans mon p'tit taudis,
'Vec ma marmit' pour tout potage
J'avais l'paradis.
Hélas ! pourquoi, sur cette terre,
Le bonheur du (respirer.)
re-t-il si peu ?
Le mien devait être éphémère ;
Voyez ! il n'a pas fait long feu ;
Ma pauv' marmit', la cher' petite !
Faut-il que le mond' soy méchant !
Pour Saint-Lazar', v'là qu'on m'la prend,
Ma pauv' marmite !

Tout Le Monde (applaudissant )
Bravo ! charmant ! délicieux !

Petypon (à part )
Ah ! ça va bien… ah ! ça promet !

La Môme (annonçant )
Deuxième strophe !
(Chantant.)
On s'inquièt' peu d' mon existence,
Comment j'm'en tir'rai ?
A Saint-Lazare faut sa pitance,
Moi je turbin'rai !
Et, sans cœur, ils (respirer.)
me l'ont bouclée !
Ell' qui f'sait l'orgueil des fortifs !
Ell' n'était pas matriculée
V'là c'qu'ils ont do (respirer.)
nné comm' motif !
A Saint-Lazar', v'là qu'on l'abrite !
T'en as donc pas assez comm'ça,
Grand Saint, qu'i't faut aussi cell'-là,
Ma pauv'marmite ?

Tous (applaudissant )
Bravo ! bravo !

Guérissac (à mi-voix, à Chamerot, aussitôt la fin de l'accompagnement )
Dis donc ! Ca me paraît plutôt poivré ce qu'elle chante là !

Chamerot
Plutôt !

Madame Hautignol (à mi-voix à madame Ponant )
Est-ce que vous comprenez quelque chose, vous ?

Madame Ponant
Moi ? pas un mot !

Madame Hautignol
Ah ! bien, je ne suis pas fâchée de n'être pas la seule !

La Môme (qui est allée pendant ce qui précède jusqu'à la duchesse lui faire quelques petites recommandations, revenant à sa place et annonçant )
Troisième strophe ! (Troisiè… meustrophe !)

Tous (avec satisfaction )
Ah !

La Môme
Couplet sentimental ! (Chantant.)
Eh ! bien, soit, je t'en fais l'offrande,
Puisqu'y faut y faut ;
En priant que Dieu me la rende
Quelque jour là-haut !
Et j' frai trois crans, à ma ceinture
En attendant que j' trouv' un' peau
Pour m'assurer ma nourriture
Puisqu'hélas ! on n'vit pas que d'eau.
Sois heureux a (respirer.)
vec la petite !
Je m' sacrifi' le cœur bien gros !
Pour le bonheur et le repos
D' ma pauv' marmite !

Tout Le Monde (très ému, se lève et vient féliciter la Môme ; on entend des )
"Ah ! bravo ! bravo ! ah ! quelle délicieuse diseuse !… Ah ! comme c'est chanté !…"

Le Général (descendant )
Bravo, ma nièce !

Petypon (se levant )
Mon Dieu ! heureusement qu'ils n'y ont rien compris !

Le Duc (qui est descendu entre les dames et la Môme )
Ah ! merci, madame ! Vous m'avez fait un plaisir…

La Môme (se rapprochant de lui et pâmée, à mi-voix )
C'est vrai… duc ?

Le Duc
Oh ! oui, madame !

La Môme (même jeu )
Ah ! tant mieux, duc ! tant mieux !

Petypon (vivement, la rappelant à l'ordre en la tirant par sa robe )
Allons, voyons ! allons, voyons !

La Môme (sur le même ton pâmé à Petypon, tandis que le duc, en arrondissant devant les invités, remonte fond droit )
La ferme, toi !

La Duchesse (qui s'est levée, descendant devant le coin gauche du piano, à la Môme par-dessus Petypon affalé sur une chaise dans le cintre du piano )
Ah ! madame, je ne saurais vous dire l'émotion délicate que vous m'avez fait éprouver !… Ce cantique… est vraiment touchant !… C'est vrai : cet homme qui n'a qu'une marmite pour toute batterie de cuisine !… et qui l'offre en ex-voto sur l'autel de Saint-Lazare !

La Môme (sur un ton de moquerie contenue )
N'est-ce pas, madame la duchesse ?

La Duchesse
C'est émouvant dans sa simplicité !… Seulement, il y a une chose qui me chiffonne dans la chanson !

La Môme
Ah ?… Quoi donc ?
(Les invités curieusement se rapprochent un peu.)

La Duchesse
C'est ceci, voilà un homme qui fait l'offrande de sa marmite ; et il dit que pour la remplacer il va cherche… un peau !

La Môme (qui ne voit pas où la duchesse veut en venir)
Eh ben ?

La Duchesse
Eh bien ! c'est un pot qu'il devrait dire !

La Môme (n'en croyant pas ses oreilles )
Hein !…
(Approbation des invités : "Mais oui, c'est juste !… c'est que c'est vrai !… Elle a raison !…" Les officiers, qui eux sont à la "coule", remontent en riant.)

La Duchesse (achevant d'exposer son idée )
Une marmite ; c'est un pot !… C'est pas… une peau !

La Môme
Hein ? Quoi ?… (Prise d'un rire convulsif.)
Ah ! ah ! ah ! Elle est bien bonne !… Un pot pour remplacer la marmite ! Ah ! ah ! ah ! La duchesse qui s'imagine !… Ah ! ah ! ah ! c'est à mourir !

Tout Le Monde (gagné par le rire )
Qu'est-ce qu'elle a ? Mais qu'est-ce qu'elle a ?

Petypon (à part, dans les transes )
Mon Dieu !…

La Môme (de même )
Ah ! ah ! ah ! ah !… Ah ! non c'est trop drôle ! Ah ! Ah ! ah !… Ah ! ah ! ah ! ah ! (Dans l'épuisement du rire.)
Ah !… meeerde !
(Sursaut général.)

Petypon (qui s'est dressé d'un bon et reste cloué sur place )
Oh ! (Parmi les invités, le rire s'est figé sur toutes les lèvres ! un silence glacial règne ! l'on se regarde et, peu à peu, l'on entend des chuchotements. "Qu'est-ce qu'elle a dit ?… Qu'est-ce qu'elle a dit ?…" Petypon, passant vivement devant la Môme et s'élançant face aux invités.)
C'est la grrrande mode à Paris ! C'a été lancé chez la baronne Bayard !…

Les Invités (peu édifiés par ces arguments, tout en remontant )
Oui… Oh ! ben !…

Petypon (s'apercevant de l'échec de son intervention, pour faire diversion, à pleine voix )
Là ! eh bien ! si on faisait quelque chose, à présent ! On a fini de chanter, qu'est-ce qu'on pourrait faire ?

Le Général (qui est derrière le piano )
Eh ! ben, dansez, maintenant !

La Môme (bondissant à cette idée jusqu'au milieu de la scène )
Oh ! c'est ça ! C'est ça ! dansons !… (Pirouettant pour courir au piano.)
Un quadrille !

Tous (comme un écho )
Un quadrille !

Petypon (rattrapant la Môme )
Hein ! Ah ! non ! non !

La Môme (se retournant )
Quoi ? Je vais accompagner !

Petypon
Ah ! au piano ? bon ! bon ! ça je veux bien !

La Duchesse (assise au piano, à la Môme qui est venue la rejoindre )
Tenez, madame, voilà justement un recueil de musique de danse !

La Môme (s'asseyant à sa droite )
Parfait !… Madame la duchesse, nous allons jouer à quatre mains !

Petypon (qui est venu jusqu'au piano également )
C'est ça, à quatre mains !
(Il s'assied sur la chaise, avant-scène gauche.)

Quelques personnes
Un quadrille ! un quadrille !

Chamerot (qui est au buffet avec un groupe d'invités, parmi lesquels Guérissac et le duc, se frappant brusquement le front et descendant perpendiculairement au buffet )
Ah ! mon Dieu ! Ce mot de "quadrille" ! quel éclair ! (Appelant.)
Guérissac !

Guérissac (descendant à l'appel de Chamerot )
Chamerot ?

Chamerot
La ressemblance, j'ai trouvé ! La môme Crevette !

Guérissac (regardant vivement dans la direction de la Môme )
Ah !… c't épatant.

Chamerot (dévisageant également la Môme de loin )
Hein ? Crois-tu ?

Guérissac (saisi d'un scrupule )
Mais non, c'est pas possible ! le docteur n'aurait pas épousé la môme Crevette !

Chamerot
Il ne s'en doute peut-être pas ! Enfin, regarde : les façons ; le mauvais genre !

Guérissac
En tout cas, Môme ou non, elle a une de ces tenues !

Le Duc (descendant du buffet et arrivant entre eux pour entendre ces derniers mots )
Qui ça ?

Chamerot (au duc )
Madame Petypon ! c'est une fille !

Le Duc (les toisant et sur un ton pincé )
Je ne trouve pas, moi !
(Il leur tourne les talons et remonte derrière le piano. A ce moment, la duchesse et la Môme attaquent la ritournelle en quadrille.)

Chamerot (riant )
Mazette ! qu'est-ce qu'il lui faut !

La Môme (aussitôt la fin de la ritournelle )
Eh bien ! c'est comme ça que vous dansez ?

Chamerot et Guérissac
Voilà ! Voilà !
(Ils courent rejoindre les danseurs déjà placés.)
(La Môme et la duchesse recommencent les neuf premières mesures du quadrille qui forment ritournelle et pendant lesquelles danseurs et danseuses échangent des révérences.)

La Môme (aussitôt l'accord final )
Vous y êtes ?

Tous
On y est !
(La Môme et la duchesse attaquent la première figure qui commence en fait à la dixième mesure. Le quadrille principal, qui occupe le milieu de la scène, est composé comme suit : à gauche, de profil, Clémentine, avec à sa gauche le sous-préfet ; en vis-à-vis, Guérissac et madame Ponant. A l'avant-scène milieu, dos au public, Chamerot et madame Vidauban, en vis-à-vis madame Claux et un officier. Sur la terrasse, s'il y a la place, autre quadrille d'invités. Au commencement de la figure, les messieurs, au milieu, se tenant par la main gauche, font un tour de promenade complet avec les dames dans le bras droit ; puis, "en avant-deux" de madame Claux avec l'officier, puis de Chamerot et de madame Ponant. A ce moment, arrive de la terrasse Emile, qui semble chercher quelqu'un du regard. Apercevant Clémentine, et au moment où celle-ci commence son "en avant-deux", il en profite pour passer derrière elle et descendre à l'avant-scène gauche.)

Emile (tout en exécutant le même pas à la suite de Clémentine toutefois à distance respectueuse, et parlant à très haute voix )
La couturière vient d'apporter la robe de mariée de mademoiselle. Mademoiselle n'a rien à lui faire dire ?

Clémentine (tout en revenant à sa place à reculons avec son cavalier et accompagnée dans ce mouvement par Emile )
Non, rien ! C'est bien.

Madame Ponant (exécutant à son tour son "en avant-deux" )
Votre robe de mariée ? Oh ! est-ce qu'on pourrait la voir ?

Les Dames du Quadrille
Oh ! oui ! Oh ! oui !

Clémentine ("en avant-deux" )
C'est facile ! (A Emile.)
Après la danse, vous irez chercher ma robe de mariée et vous la descendrez dans cette pièce !
(Elle indique, par-dessus son épaule et tout en dansant, la porte gauche au-dessus du piano.)

Emile
Bien, mademoiselle !
(Reprise de la promenade du commencement de la figure ; Emile suit le mouvement et sort par la porte de droite.)

La Môme (aussitôt la fin de la figure )
Deuxième figure !

Tous (en écho )
Deuxième figure !
(Les danseurs se placent perpendiculairement à la scène, et vis-à-vis quatre par quatre : à gauche, Clémentine, le sous-préfet, madame Claux, l'officier ; à droite, Guérissac, madame Vidauban, Chamerot, madame Ponant. Aussitôt que la Môme et la duchesse attaquent la deuxième figure, ils font un "en avant-quatre", mais très raides, très guindés.)

La Môme (chantant, tout en jouant )
Tralala lalala lalala, lalaire…

Petypon (la rappelant à l'ordre )
Allons, voyons !

La Môme (à mi-voix, à Petypon )
Ta gueule !

Petypon
Oh !

La Môme
Tralala… oh ! ce que je l'ai dansé, celui-là !… tralala lalala… (Considérant tout en jouant la façon dont dansent les invités.)
Mais, allez donc ! Chaud, chaud-là !…

Petypon (même jeu )
Je t'en prie !…

La Môme (à Petypon )
Zut ! (Aux danseurs.)
Vous avez l'air d'être en visite… Vous n'avez pas avalé votre parapluie ?

Petypon (sur les charbons, à la Môme )
Je t'en prie ! pas de commentaires !

La Môme
Quoi ? on ne peut plus parler ! Oh ! ce qu'ils sont mous ! Aïe donc, là !… Oh ! non, ce tas de ballots ! (N'y tenant plus, à la duchesse.)
Tenez, continuez toute seule ! Voir des choses pareilles !…
(Elle s'élance vers le quadrille.)

Petypon (la rattrapant par sa jupe )
J' t'en prie ! Je t'en prie !

La Môme (lui faisant lâcher prise d'un coup sec sur sa jupe )
Fiche-moi la paix !
(Elle a bondi au milieu du quadrille, en séparant brusquement le sous-préfet de Clémentine, et exécute, jusqu'à la fin de la figure, un cavalier seul échevelé à la manière des bals publics.)

Tous (cloués sur place )
Oh !

Petypon (s'élevant instinctivement vers la Môme et, de ses deux mains écartant les basques de son habit pour se faire plus large, essayant de lui faire un paravent de son dos, tout en suivant malgré lui les pas de la Môme )
Assez ! chose ! euh ! ma femme !… Je t'en prie ! assez ! assez !
(A ce moment, sur la dernière note de la figure, la Môme a pivoté dos au public et, d'une envolée, rejetant ses jupes par dessus sa tête, remonte ainsi vers le fond, au grand scandale de toute l'assistance.)

Tous
Oh !
(Les dames surtout se choquent. Plusieurs messieurs ont l'air de trouver cela très piquant.)

Petypon (s'affalant sur la chaise près du piano )
C'est la fin de tout ! C'est la catastrophe ! (Grande agitation générale. On entends des : "Ah ! non, tout de même, elle va un peu loin !… Jamais on n'a vu danser comme ça… On ne nous fera pas croire que dans les salons !…", etc. Petypon, s'élançant vers les dames, et avec l'énergie du désespoir.)
C'est la grrrande mode à Paris ! C'a été lancé chez la princesse de…

Les Dames (remontant )
Ah ! non ! non ! A d'autres !

Petypon (interloqué )
Non ? Non ? Bon ! bien ! alors (Comme diversion.)
la farandole ! la farandole !
(Il gagne l'avant-scène droite.)

La Môme (qui est redescendue extrême-gauche en passant derrière la duchesse, toujours au piano )
C'est ça ! la farandole !
(Elle va feuilleter le recueil de musique qui est au pupitre du piano.)

Tous
La farandole !
(Mouvement général : une partie des invités quatorze ou seize se mettent en place pour la farandole. Les autres remontent sur la terrasse. Le Général gagne la droite, près de Petypon.)

Chamerot (qui est descendu avec Guérissac devant le piano, à mi-voix, à Guérissac )
Eh bien ? Tu me diras encore que ce n'est pas la môme Crevette ?

Guérissac (même jeu )
Je reste confondu !

Chamerot
D'ailleurs, j'en aurai le cœur net !

Tous
La farandole !

La Môme (passant en gambadant devant les deux officiers rangés contre le piano )
La farandole !

Chamerot (vivement, à mi-voix, au moment où la Môme passe devant lui )
Eh ! La Môme !

La Môme (se retournant instinctivement )
Quoi ?

Chamerot (à mi-voix, mais sur un ton de triomphe )
Allons donc !

La Môme (entre eux deux )
Oh ! la moule !

Guérissac (émoustillé )
Aha !

La Môme (vivement et bas, serrée contre eux et en leur saisissant la main à la dérobée )
Oh ! Pas de blagues ! Au nom du ciel, pas de blagues !… A Paris, tout ce que vous voudrez ! mais ici, pas de blagues !

Guérissac et Chamerot (bas )
A Paris ? bon ! bon !

La Môme (aussi à l'aise que si de rien n'était )
La farandole !

Tous
La farandole !
(Les deux officiers vont se placer parmi les farandoleurs.)

La Môme (qui a traversé la scène pour aller au général )
Allons, mon oncle !…

Le Général
Merci ! Moi, je suis trop vieux ! (Prenant Petypon par le bras et le faisant passer devant lui.)
Tiens, Lucien ! tu me remplaceras !

La Môme (happant Petypon au poignet )
C'est ça !

Petypon (résistant )
Mais non ! mais non !

Tous
Si ! Si !
(On entraîne Petypon qu'on encadre dans les farandoleurs dont Guérissac prend la tête. A sa suite est la Môme, Petypon, Clémentine, Chamerot, le reste ad libitum. La duchesse attaque la farandole dont tous les farandoleurs chantent l'air en dansant ! "Ta ta ta ta, ta ta ta ta, ta ta ta ta, ta ta ta ta, etc. " Ils descendent ainsi jusqu'à l'avant-scène droite, passent devant le trou du souffleur et remontent toujours en chantant, pour disparaître par le côté gauche de la terrasse.)

Le Général (qui est remonté à la suite des farandoleurs, s'arrêtant à la baie de gauche de la terrasse )
S'amusent-ils ! sont-ils jeunes !… (Se retournant, apercevant Corignon, qui arrive du fond droit.)
Ah ! voilà le fiancé !

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