Acte II - Scène première


Le château du Grêlé, en Touraine.
(Un grand salon au rez-de-chaussée, donnant de plain-pied par trois grandes baies cintrées sur la terrasse dominant le parc. Aux baies, seules les impostes vitrées, les battants de portes ayant été enlevés pour la circonstance. A droite de la scène, premier et deuxième plan, deux grandes portes pleines. Entre les portes, une cheminée assez haute surmontée d'un portrait d'ancêtre enchâssé dans la boiserie. A gauche, une porte entre premier et deuxième plan. En scène, à gauche, un peu au-dessous de la porte, un piano quart de queue placé le clavier tourné à gauche, perpendiculairement au public. Entre le cintre et la queue du piano, trois chaises volantes, deux autres au-dessus du piano. Devant le clavier, une chaise et un tabouret de piano, ce dernier au lointain par rapport à la chaise. A droite de la scène, une bergère, le siège tourné à gauche, face au piano ; lui faisant vis-à-vis, une chaise volante ; au-dessus, une autre chaise, face au public. Ces trois sièges sont groupés ensemble, le tout placé à 1 m. 50 environ de la porte de droite, premier plan. Au-dessus de la porte, une autre chaise volante. Partant obliquement de la cheminée jusqu'au chambranle gauche de la baie de droite, un buffet servi, avec services d'argenterie. Au fond, consoles dorées de chaque côté de la baie du milieu. Lustre et girandoles actionnés par un bouton placé au-dessus et à gauche de la console de gauche. Tout est allumé dès le début de l'acte. Sur la terrasse, trois ou quatre chaises volantes. Suspendues en l'air, des guirlandes de fleurs avec lampes électriques. Rayon de lune sur l'extérieur pendant tout l'acte. Sur le piano, le képi du général.)


Le Général, La Môme, Petypon, Clémentine, L'Abbé, Madame Ponant, La Duchesse, La Baronne, Madame Hautignol, Madame Virette, Madame Claux, Guérissac, Chamerot, Emile, Officiers, Invités, Valets de pied, Les Enfants
Au lever du rideau, les personnages sont placés ainsi qu'il suit : le long du piano, du clavier à la partie cintrée, mesdames Claux, Hautignol, la Baronne. Devant la queue du piano, perpendiculairement à la rampe, la Môme, le Général, Clémentine, Petypon, Au-dessus du piano, Chamerot, Guérissac. Devant le général, entre lui et les enfants qui occupent le centre de la scène, le curé. A droite des enfants, mesdames Ponant et Virette, puis la Duchesse ; au-dessus, des invités. Au coin du buffet, Emile ; derrière le buffet, un valet ; au fond, sur la terrasse, contre la balustrade et face à chaque baie, trois domestiques en livrée. Les enfants, quand le rideau se lève, sont en train de chanter la cantate composée en l'honneur du général et de ses deux nièces. Ils sont en groupe, se détachant en tête le petit soliste, tous tournés face au général ; le curé dirige en leur battant la mesure.

Premier Enfant
… Et le pays gardera la mémoire

Le Chœur
… Et le pays gardera la mémoire

Premier Enfant
De l'heure de félicité

Le Chœur
… licité

Premier Enfant
Qui réuni-it ici, dans l'antique manoi… re

Le Chœur
Dans l'antique manoi… re

Premier Enfant
Les lauriers de la gloi… re
(Le curé sans cesser de battre la mesure, s'incline légèrement en se tournant à demi vers le général pour indiquer que c'est à lui que s'adresse le compliment.)

Le Chœur
Les lauriers de la gloi… re

Premier Enfant
Aux grâces de la beauté !
(Même jeu du curé à la Môme et à Clémentine.)

Le Chœur
Aux grâces de la beauté !

Tout le Monde (murmure flatteur )
Ah ! ah !

Le Chœur
Amis que l'on s'unisse,
Pour boire, boire, boire, à ces époux parfaits,
Oui, buvons à longs traits,
Et que Dieu vous bénisse,
(Parlé en frappant du pied)
"Une, deux, trois. "
A vos souhaits !

Tout le Monde
Bravo ! Bravo ! (Puis c'est un murmure confus, au milieu duquel percent des )
"C'est délicieux !… Ah ! charmant !… N'est-ce pas que c'est exquis ?… Quelle délicate surprise ! "
(Pendant ce temps, on aperçoit la Môme, Clémentine, Petypon, le Général, qui serrent la main de l'abbé, embrassent les enfants, etc.)

Le Général (qui a soulevé le petit soliste pour l'embrasser, après l'avoir déposé à terre, dominant de la voix le brouhaha général )
Allez, mes nièces, des sirops et des gâteaux à ces enfants ! et qu'ils s'en fourrent jusque-là !

Clémentine
Oui, mon oncle.

La Môme
Par ici, les gosses !
(La Môme et Clémentine emmènent les enfants et, pendant ce qui suit, leur distribuent, aidées des domestiques, des verres de sirop, des sandwichs et des gâteaux, cependant que le invités entourent l'abbé et le félicitent.)

La Baronne
Ah ! Monsieur l'abbé, je vous fais mes compliments.

L'Abbé (flatté )
Ah ! Madame, vraiment !…
(La baronne remonte)

Mademoiselle Virette
Ah ! très bien, monsieur l'abbé.

L'Abbé
Vraiment ?

Madame Ponant
Ah ! délicieux !

Madame Claux
Exquis !

Madame Hautignol
Divin !

La Baronne (qui est redescendue à droite )
A pleurer !

L'Abbé (modeste et ne sachant à laquelle répondre )
Oui ? Vous trouvez ? oh !

Tout le Monde (tandis que la Môme et Clémentine sortant terrasse fond gauche, emmènent les enfants restaurés )
Ah ! oui ! Ah ! oui !

La Duchesse (passant devant mesdames Ponant et Virette pour aller au curé )
Oui, vraiment, l'abbé, c'est touchant !… et d'une délicatesse !

Tous
Ah ! oui ! oui !

L'Abbé
Ah ! Madame la duchesse, vous me comblez !… (Tandis que la duchesse va rejoindre à l'avant-scène droite mesdames Virette et Ponant et converse avec elles.)
Ah ! mesdames, messieurs !…

Le Général (qui était au buffet avec les enfants, redescendant à gauche de l'abbé en perçant le groupe pour aller serrer les mains à son hôte )
Ah ! Monsieur l'abbé, merci ! je ne saurais vous dire combien j'ai été touché ! Vraiment, cette manifestation !… tout cela était si imprévu !… aussi vous me permettrez, à mon tour… (Appelant.)
Emile !

Emile (qui était au buffet, descendant au milieu de la scène, entre le général et l'abbé )
Mon général ?

Le Général
Descendez la chose, vous savez !

Emile (a un petit hochement de tête malicieux de l'homme qui est dans la confidence, puis )
Bien, mon général !

Le Général
Allez !
(Emile remonte, parle bas à deux domestiques et sort avec eux par le fond gauche.)

L'Abbé (au général qui est redescendu près de lui, au même numéro que précédemment )
Ah ! général, je suis confus !

Le Général
Mais voulez-vous bien vous taire !… c'est moi, au contraire, l'abbé !… Vrai ! ces paroles, bien qu'en musique, m'ont été au cœur !

L'Abbé
Ah ! général !

Le Général
Parole ! je leur trouve un air de bonhomie et de sincérité, qui m'a littéralement ému ! Je me suis dit : "Il n'y a que l'abbé pour avoir écrit ça ! " Quelqu'un me demandait : "Est-ce que ça n'est pas de Musset ?…" Je lui ai répondu : "Non ! C'est de l'abbé ! " Je suis heureux d'être tombé juste !

L'Abbé
Ah ! général, vraiment, je ne mérite pas !…

Le Général
Si, si, c'est très bien ! C'est comme cette fin : Et que Dieu vous bénisse, à vos souhaits !… comme pour un rhume de cerveau !

Tous
Ah ! oui ! oui !

Le Général
Et puis… et puis comment donc, déjà : Le pays qui gardera la mémoire…

L'Abbé (chantonnant )
De l'heure de félicité !

Le Général (continuant de mémoire )
…licité !

L'Abbé
Qui réunit ici, dans l'antique manoi… re.

Le Général
Dans l'antique manoi…

L'Abbé (terminant )
… re.

Le Général
Comment, "manoi… re" ! Ca prend donc un e, manoire ? Je l'ai toujours écrit sans.

L'Abbé (a un geste plein de bonhomie )
C'est pour la rime ; licence poétique !

Le Général
Ah ! voilà ! voilà !… C'est que, j'aime autant vous le dire, je ne suis pas poète !… ce qui fait que, quand je prends une licence, moi, elle est prosaïque !
(Tout le monde rit et le général plus fort que les autres.)

Tous
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

Guérissac (flagorneur )
Ah ! bravo ! mon général… bravo ! charmant !

Chamerot (même jeu )
Mon général a un esprit !
(A ce moment, précédés par Emile, paraissent les deux valets de pied apportant un objet d'assez grande dimension dissimulé sous une élégante gaine de taffetas jaune, sur une petite civière, recouverte de fine lingerie, et dont ils soutiennent les brancards, chacun sur une épaule. Les domestiques viennent se placer au milieu de la scène, deuxième plan.)

Le Général
Ah ! voilà l'objet !
(Tout le monde se range.)

Chamerot
Messieurs ! aux champs !
(Tous les officiers se mettent en ligne et, le pouce aux lèvres, imitent le clairon.)
(Ta… tatata, tataire,)
(Tatata, tatata,)
(Tatata, tatatata, etc.)
(Aussitôt la dernière note de la sonnerie, le général, qui est à gauche devant les brancardiers, soulève la gaine qui découvre une admirable cloche de bronze doré, toute chargée de ciselures et de hauts reliefs.)

Tout Le Monde (levant les bras d'étonnement )
Une cloche !

Le Général (après avoir donné la gaine à tenir à Emile, à l'abbé sur le ton militaire, scandé et vibrant sur lequel il haranguait ses soldats )
Monsieur l'abbé ! permettez-moi à mon tour de vous témoigner ma reconnaissance en vous offrant cette cloche dont je fais hommage à l'église de votre village ! Elle est peut-être un peu culottée ! mais elle a cet avantage d'être un objet historique. (Un peu sur le ton du camelot.)
Rapportée de Saint-Marc de Venise, par les soldats du général Bonaparte, elle fut offerte à mon grand-père qui devint général de l'Empire !

Tous (approuvant )
Ah !

Le Général (même jeu )
Maintenant, si elle n'est pas plus grande, c'est que les soldats avaient précisément choisi la plus petite, attendu !… qu'une cloche est un objet plutôt encombrant à trimbaler en secret et surtout en voyage !… J'ai dit !

Tous
Bravo ! Bravo !
(Mesdames Claux et Hautignol remontent en causant pour redescendre par la suite auprès de la duchesse.)

L'Abbé (au comble de l'émotion )
Ah ! général… mon émotion !… Je ne sais comment vous dire !… Laissez-moi vous embrasser !

Le Général (ouvrant ses bras )
Allez-y l'abbé !… (Arrêtant l'élan de l'abbé.)
Ah ! je ne vous dis pas que ça vaudra une jolie femme ! mais pour un ecclésiastique, n'est-ce pas ?… Sur mes joues, l'abbé !

Tous les Officiers (pendant l'accolade, claironnant l'air "Au Drapeau" )
Tarata ta taire, etc. (Tout le monde applaudit des mains )
"Bravo ! bravo ! "

Le Général (la cérémonie terminée, remet la gaine sur la cloche ; puis, aux valets de pied, leur indiquant la console de gauche )
C'est bien ! posez la cloche sur cette console et rompez ! (Les valets remontent jusqu'à la console indiquée sur laquelle Emile dépose la cloche surmontée de sa gaine, puis les deux valets se retirent. Pendant que le général surveille la manœuvre, Guérissac et Chamerot sont descendus en causant devant le piano. L'Abbé va s'asseoir sur la chaise face au public, près de la duchesse assise elle-même depuis un instant dans la bergère. Conversation générale, brouhaha de voix, la cloche d'un côté et madame Petypon de l'autre font évidemment l'objet des différents bavardages. A ce moment paraissent, venant de la terrasse, la Môme et Clémentine suivies de Petypon. Le Général, redescendant vers ses officiers.)
Ah ! voilà mes nièces !
(La Môme n'a pas plus tôt paru qu'aussitôt, attirées comme par un aimant, toutes les dames Virette, Ponant, Hautignol, Claux, la baronne remontent, empressées vers elle. On l'entoure, on la comble d'adulations, de prévenances. On arrive ainsi en groupe devant le buffet. Clémentine, plus effacée, se tient près de sa pseudo cousine. Quant à Petypon, il va et vient autour du groupe avec des allures de chien de berger ou d'"Auguste de cirque", effaré qu'il est à l'appréhension des impairs que la Môme peut commettre et voulant être là pour y parer.)

Madame Ponant
Oh ! divine ! délicieuse, exquise !

Madame Hautignol
Et un chic !

Madame Claux
Une élégance !

La Baronne (surenchérissant )
La reine de l'élégance !

La Môme
Oh ! vous me charriez, baronne, vous me charriez.

La Baronne
Ah ! charmant !

Madame Virette
Exquis !

Madame Claux
"Vous me charriez" ! est-ce assez parisien !

La Môme
Oh ! mesdames !

Le Général (à Guérissac et Chamerot)
Hein ! Croyez-vous qu'elle en a un succès, ma nièce, madame Petypon !

Guérissac (à gauche devant le piano )
L'attrait de la Parisienne sur toutes ces provinciales.

La Môme (dos au public, avec des tortillements et sautillements de croupe, minaudant au milieu de ces dames qui forment éventail autour d'elle et allant successivement de l'une à l'autre )
Oh ! vraiment, madame, me refuser, oh ! c'est mal ! Et vous, madame ? Quoi, pas même une coupe de champagne ? On n'a pas idée, vraiment ! Vous me contristez ! vrai, vous me contristez !… Et vous, chère baronne, serez-vous aussi impitoyable ? Une petite coupe de champagne ?

La Baronne
Une larme !

La Môme
Une larme, à la bonne heure ! (Au maître d'hôtel à la façon des garçons de café.)
Une coupe de champagne ! une !

Le Général (qui observe la scène depuis un instant )
Le fait est qu'elle a un je ne sais quoi, ma nièce ! un chien !…

Clémentine (descendant au général )
Vous ne désirez pas vous rafraîchir, mon oncle ?

Le Général (l'embrassant )
Merci, mon enfant ! va ! va !

Clémentine
Oui, mon oncle !
(Elle remonte.)

Le Général (aux officiers )
Ah ! je voudrais bien que celle-ci ressemblât un peu à mon autre nièce !

Chamerot (tandis que mesdames Hautignol et Ponant ; qui se sont détachées du groupe, viennent en causant s'asseoir sur les chaises qui sont devant le piano )
Mais, pourquoi ? Elle est charmante ainsi.

Guérissac
Charmante !

Le Général
Ben oui ! ben oui ! elle est gentille, c't'entendu ! mais c't une oie.

Chamerot
Oh ! mon général !
(Il gagne l'extrême gauche suivi dans ce mouvement par Guérissac et le général, de façon à ne pas masquer les deux femmes.)

Le Général
Aussi lui ai-je donné un avis : puisqu'elle a la chance d'avoir sa cousine, qu'elle lui demande donc carrément de la dégourdir un peu. Vous voyez d'ici la satisfaction de Corignon en trouvant sa petite provinciale de fiancée entièrement transformée.

Les Officiers
Ah ! quelle heureuse idée !

Mme Hautignol (à madame Ponant )
Enfin, ma chère amie, regardez plutôt comment est habillée madame Petypon !

Le Général (vivement, à mi-voix à ses officiers en leur indiquant de l'œil les deux femmes )
Tenez ! écoutez-les ! écoutez-les !

Madame Ponant
Vous pensez bien que je n'ai regardé qu'elle !

Le Général (à ses officiers tout en passant devant eux pour remonter par la gauche du piano, suivi dans ce mouvement par les deux officiers )
Toujours ma nièce sur le tapis.

Madame Hautignol
Ca prouve bien ce que je vous disais : qu'on ne portait que des robes princesse cette année.

Madame Ponant (tandis que madame Virette descend jusqu'à elle sans quitter de l'œil la Môme toujours au buffet )
Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise : madame Courtois m'a affirmé qu'on faisait la jupe cloche.

Madame Virette (qui a entendu ces derniers propos )
Ah ! madame Courtois ! madame Courtois ! Vous pensez bien que madame Petypon, qui est une Parisienne, doit mieux savoir que madame Courtois !
(Le Général s'assied en face de la duchesse, près du curé.)

Mme Hautignol (se levant ainsi que madame Ponant )
Oh ! nous finirons toutes par la lâcher, madame Courtois ! Elle ne se donne même pas la peine de se tenir au courant des modes.

Madame Ponant
Et ce n'est vraiement pas la peine d'avoir sa couturière à Tours !… pour être nippée comme si on se faisait habiller… à Douai !

La Môme (toujours suivie de Petypon à ses trousses, surgissant au milieu du groupe entre mesdames Ponant et Virette )
Vous ne désirez pas vous rafraîchir, mesdames ?
Cette apostrophe produit un effet magnétique. Le groupe s'élargit comme mécaniquement, laissant la Môme au centre, Petypon un peu au-dessus. Et, tout en répondant machinalement à leur interlocutrice, il est visible que les trois dames n'ont qu'une préoccupation : passer l'inspection de la toilette de la Parisienne, car leurs regards se promènent de la jupe au corsage de la Môme, ainsi qu'on fait devant un mannequin chez la couturière.

Madame Hautignol
Merci beaucoup, madame !

La Môme
Et vous ?

Madame Ponant
Oh ! moi, rien ! Merci, merci mille fois !

La Môme
Et vous, madame ?

Madame Virette
Vous êtes trop bonne, merci !

La Môme (gaiement )
Oh ! mais alors quoi, mesdames, la sobriété du cham…

Petypon (vivement, intervenant entre la Môme et madame Ponant )
… de l'anachorète !… de l'anachorète !

La Môme (vivement )
J'allais le dire, mesdames ! j'allais le dire !

Petypon (remontant en s'essuyant le front )
Ouf ! Elle me donne chaud !…

La Môme
Alors, rien ?

Madame Hautignol
Eh bien ! toute réflexion faite, un peu d'orangeade.

La Môme
Une orangeade, à la bonne heure !… je vais vous chercher ça, madame, je vais vous chercher ça ! (De loin, en remontant, suivie de Petypon.)
Une orangeade ! une !
(A peine la Môme a-t-elle quitté le groupe que, d'un élan simultané, le cercle se resserre comme par un mouvement de contraction et les trois femmes presque ensemble.)
(Presque simultanément.)

Madame Hautignol (très vite et passant )
Eh bien ! vous avez vu, ma chère ! la jupe est plate par derrière avec l'ouverture sur le côté !

Madame Ponant (avant que l'autre ait fini sa phrase et aussi vivement )
La manche, ma chère ! la manche ! avez-vous remarqué comme elle est faite ? l'épaulette, le haut est rapporté !

Madame Virette (de même )
J'ai bien regardé la jupe, elle est de biais, ma chère ! avec le volant en forme comme je le disais.

Madame Claux (surgissant brusquement, au milieu des trois femmes )
Grande nouvelle, mes amies !

Toutes
Quoi donc ?

Madame Claux
J'ai vu son jupon de dessous.

Les trois femmes
A qui ?

Madame Claux
Mais à ELLE ! A qui voulez-vous ? à madame Petypon !

Les trois femmes
Pas possible !

Madame Claux
Comme je suis là, mes toutes chères ! tout en linon rose, figurez-vous !… et ample ! ample !…

Madame Ponant
Non ?

Madame Hautignol
C'est bien ça ! Notre couturière qui nous fait toujours des jupons très collants !

Madame Ponant
En nous disant que c'est ce qu'on porte à Paris !

Madame Claux
Celui-là on peut en prendre un bout de chaque main et tendre les deux bras, il en flottera encore !… et alors des volants en dessus ! des volants en dessous !… un fouillis de dentelles !… c'est d'un chic !

Les trois femmes
Non ?

Madame Hautignol (avec une curiosité gourmande )
Oh ! comment avez-vous fait pour savoir ?

Madame Claux (sur un ton mystérieux )
Ah ! voilà !… J'ai été diplomate !

Madame Ponant
Oh ! je suis sûre que ça doit être d'un ingénieux !

Madame Claux (prenant simultanément madame Hautignol et madame Virette par l'avant-bras et les faisant descendre jusqu'à l'avant-scène. Sur un ton entouré de mystère )
A un moment où il n'y avait personne autour d'elle, je me suis approchée et je lui ai dit : (Avec lyrisme.)
"Ah ! madame !… (Sur un ton tout à fait opposé.)
je voudrais bien voir votre jupon de dessous ! "

Toutes (avec admiration )
Oh !

Madame Virette
Quoi ? Comme ça ?

Madame Claux
Comme ça !… Alors… (Bien détaillé.)
le plus gracieusement du monde, de sa main droite elle a pris le bas de sa robe par devant… Comme ça : (Elle fait le geste de pincer le bas de sa jupe au ras du pied droit et, restant dans cette position.)
et avec un geste indéfinissable… où la jambe aussi bien que le bras jouait son rôle, elle a rejeté le tout au-dessus de sa tête : hop-là !… (Elle simule le geste d'envoyer une robe imaginaire au-dessus de sa tête à la façon des danseuses de cancan.)
Et je n'avais plus devant les yeux qu'une cascade de rose et des froufrous de dentelles, au milieu desquels une jambe, suspendue en l'air, décrivait des arabesques dans l'espace.

Les trois femmes (n'en croyant pas leurs oreilles )
Non, ma chère ?

Madame Claux
Si, ma chère !…

Les trois femmes (se pâmant )
Oh ! mes chères !

Madame Claux
Eh ! bien, voilà, mes chères !

Madame Ponant
Oh ! ces Parisiennes, il n'y a vraiment qu'elles pour savoir s'habiller !

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