Acte I - Scène X



La Môme couchée, puis Le Général et Etienne

Le Général (redingote et guêtres blanches, le chapeau haut de forme sur la tête, entrant, suivi d'Etienne )
Annoncez son oncle, le général Petypon du Grêlé !

Etienne (qui, aussitôt paru, s'arrête sur le pas de la porte )
Oui, monsieur.

Le Général (au milieu de la scène )
Eh ! ben ? Qu'est-ce que vous attendez dans la porte ? Entrez !

Etienne (avec gravité )
Oh ! non ! monsieur !… non ! j'peux pas !

Le Général
Vous ne pouvez pas ! Pourquoi ça, vous ne pouvez pas ?

Etienne
C'est l'archange qui l'a défendu.

Le Général
La quoi ?

Etienne
L'archange !

Le Général
L'archange ? Qu'est-ce que c'est que cet animal-là ?

Etienne (pénétré de son importance )
Mon général ne peut pas comprendre ! c'est des choses supérieures !

Le Général
Eh ! ben, dis donc ! t'es encore poli, toi !

Etienne
Sauf votre respect, mon général, que mon général veuille bien chercher monsieur dans cette chambre… ou dans l'autre !

Le Général (regardant autour de lui )
Quoi, "dans cette chambre" ? Où ça, "dans cette chambre", puisqu'il n'y est pas ?

Etienne
Monsieur est quelquefois sous les meubles.

Le Général
Mais il est fou !… c'est un fou : "Quelquefois sous les meubles ! " Allez, rompez !

Etienne
Oui, mon général !
(Il sort et referme la porte sur lui.)

Le Général (ronchonnant )
A-t-on jamais vu ?… "Quelquefois sous les meubles ! " Allons ! il n'est pas dans cette pièce… Allons voir dans l'autre ! (Il gagne la pièce du fond ; arrivé au pied du lit, il jette un rapide coup d'œil circulaire.)
Personne ?…
(Il poursuit son inspection dans la chambre, disparaissant ainsi un instant aux yeux du public.)

La Môme (la tête sur l'oreiller, soulevant légèrement la couverture pour passer son nez )
Je n'entends plus rien ! (Elle se soulève sur les mains sans se découvrir et dans une position telle qu'on voit saillir sa croupe plus haut que le reste du corps sous le drap. A ce moment, le général, qui a reparu et se trouve au-dessus du lit près du pied, aperçoit ce mouvement. Persuadé qu'il a affaire à Petypon couché, d'un air farceur, il montre la croupe qu'il a devant lui, a un geste comme pour dire : "Ah ! toi, attends un peu ! ", et, à toute volée, sur ladite croupe, il applique une claque retentissante. La Môme, ne faisant qu'un saut qui la remet sur son séant.)
Oh ! chameau !

Le Général (interloqué et, instantanément, d'un geste coupant de haut en bas, enlevant son chapeau de sa tête )
Oh ! pardon ! (Considérant la Môme ; qui le regarde en hochant la tête d'un air maussade, tout en frottant la place endolorie.)
Mais, c'est ma nièce, Dieu me pardonne !

La Môme (ahurie, ne comprenant rien à ce qui lui arrive )
Quoi ?

Le Général
Faites pas attention ! Un oncle, c'est pas un homme ! (A la bonne franquette, lui tendant la main.)
Bonjour, ma nièce !

La Môme (ahurie, serrant machinalement la main qu'on lui présente )
Bon… bonjour, monsieur !

Le Général
Je suis le général baron Petypon du Grêlé ! Vous ne me connaissez pas, parce qu'il y a neuf ans que je n'ai pas quitté l'Afrique !… Mais, mon neveu a dû vous parler de moi !

La Môme
Votre neveu ?…

Le Général
Oui !

La Môme (à part, pendant que le général, contournant le lit, va se placer contre le pied de celui-ci )
Comment, il me prend pour !…

Le Général
Eh ! ben, voilà ! c'est moi ! (Considérant la Môme avec sympathie.)
Cré coquin ! Je lui ferai mes compliments, à mon neveu, vous savez !… Je ne sais pas quels idiots m'avaient dit qu'il avait épousé une vieille toupie !… Des toupies comme ça, c'est dommage qu'on ne nous en fiche pas quelques escouades dans les régiments !

La Môme (avec des courbettes comiques jusqu'à toucher les genoux avec sa tête )
Ah ! général !… Général !

Le Général (lui rendant en courbettes la monnaie de sa pièce )
J'dis comme je pense !… J'dis comme je pense !

La Môme (même jeu )
Ah ! général ! (A part.)
Il est très galant, le militaire !

Le Général
Mais, vous n'êtes pas malade, que vous êtes encore couchée ?

La Môme
Du tout, du tout !… J'ai fait la grasse matinée ; et j'attendais pour me lever qu'on m'apportât un vêtement.

Le Général (jovial )
Aha ! "tatte un vêtement", oui ! oui ! "tatte un vêtement !…" (Tout en allant s'asseoir sur la chaise qui est à la tête du lit.)
Et, maintenant, vous savez ce qui m'amène ? Vous avez reçu ma lettre ?

La Môme
Non !…

Le Général
Vous ne l'avez pas reçue ?… Qu'est-ce qu'elle fiche donc, la poste ?… Enfin, vous la recevrez ! Elle sera inutile, puisque j'aurai plus vite fait de vous dire la chose tout de suite. Vous connaissez ma nièce Clémentine ?

La Môme (assise sur le lit )
Non.

Le Général
Si ! Clémentine Bourré !

La Môme
Bourré ?

Le Général
Que j'ai adoptée à la mort de ses parents… Mon neveu a dû vous parler d'elle !…

La Môme (vivement )
Ah ! Bourré ! Bourré ! oui, oui !

Le Général
Clémentine !

La Môme
Clémentine ! mais voyons : Clémentine ! la petite Bourré !

Le Général
Eh bien ! voilà… J'ai besoin d'une mère pendant quelques jours pour cette enfant ! une jeune mère ! j'ai compté sur vous !

La Môme (tournant des yeux étonnés vers le général, avec un mouvement de tête qui rappelle celui du chien qui écoute le gramophone )
Sur moi ?

Le Général
Je crois que je ne pouvais pas trouver mieux !… Vous comprenez, moi, j'ai beau être général, (Riant.)
je n'ai rien de ce qu'il faut pour être une mère !…

La Môme (riant )
Ah ! non !… non !

Le Général (riant )
Je ne sais même pas si je saurais être père !

La Môme (tout en riant )
Oh !… Oh !

Le Général (vivement )
Au-delà… au-delà, veux-je dire, du temps qu'il est nécessaire pour le devenir. (Tous deux s'esclaffent.)
Oui, oui ! c'est un peu gaillard, ce que je viens de dire ! C'est un peu gaillard !
(Il se tord.)

La Môme
Oh ! ça ne me gêne pas !

Le Général
Non ? bravo ! Moi j'aime les femmes honnêtes qui ne font pas leur mijaurée !… Bref pour en revenir à Clémentine : vous comprenez si seulement j'avais eu encore ma femme !… (Se levant et gagnant jusqu'au pied du lit.)
Mais, ma pauvre générale, comme vous savez, n'est-ce pas, ffutt !… (D'un geste de la main il envoie la générale au ciel.)
Ah ! je ne l'ai jamais tant regrettée !… (Changeant de ton.)
Alors, n'ayant pas de femme pour elle, je me suis dit : "Il n'y a qu'un moyen : c'est de lui trouver un homme ! "

La Môme (se méprenant et affectant l'air scandalisé )
Oh ! oh !… général !

Le Général (ne comprenant pas )
Quoi ? il faut bien la marier !

La Môme (bien étalé )
Ah ! c'est pour le mariage ?

Le Général
Ben, naturellement !… Pourquoi voulez-vous que ce soit ?

La Môme
Oui !… Oui, oui ! (Riant, et avec des courbettes de gavroche, comme précédemment.)
Evidemment !… Evidemment !

Le Général (rendant courbettes pour courbettes, par-dessus le pied du lit )
Ehehé !… ehehé !… (Brusquement sérieux.)
Et voilà comment la petite épouse, dans huit jours, le lieutenant Corignon !

La Môme (son drap ramené sous les aisselles, bondissant sur les genoux jusqu'au pied du lit )
Corignon !… du 12e dragons ?

Le Général (l'avant-bras gauche appuyé sur le pied du lit )
Oui !… Vous le connaissez ?

La Môme (se dressant sur le genoux )
Si je connais Corignon !… Ah ! ben !…

Le Général
Comme c'est curieux !… Et vous le voyez souvent ?

La Môme (sans réfléchir, tout en arrangeant son drap derrière elle )
Oh ! je vous dirai que depuis que je l'ai lâché…

Le Général (étonné )
Que vous l'avez lâché ?…

La Môme (vivement, se retournant vers le général )
Euh !… que je l'ai lâché… de vue ! de vue, général !

Le Général
Ah !… Perdu de vue, vous voulez dire !

La Môme
C'est ça ! C'est ça ! Oh ! ben, "lâché, perdu", c'est kifkif !… Ce qu'on lâche, on le perd !

Le Général
Oui, oui.

La Môme
Et ce qu'on perd…

Le Général
On le lâche ! (Courbettes et rires.)
C'est évident ! C'est évident !

La Môme (rires et courbettes )
Ehehé !… ehehé !… Vous êtes un rigolo, vous !

Le Général
Je suis un rigolo ! oui, oui, j'suis un rigolo ! (Changeant de ton.)
Eh bien ! ce Corignon, je l'ai eu longtemps sous mes ordres en Afrique, avant qu'il permute !… Bon soldat, vous savez ! de l'avenir !…

La Môme (assise sur ses talons )
Aha !

Le Général
Oh ! oui !… Avec ça, du coup d'œil ! de la décision… Ah !… c'est un garçon qui marche bien !…

La Môme (les yeux à demi-fermés, sensuellement, les dents serrées, tout en se dressant sur les genoux )
Ah ! oui !…

Le Général (la regarde, puis s'inclinant )
Je suis enchanté que vous soyez de mon avis !…
(Il descend un peu en scène.)

La Môme (à part, pendant que le général a le dos tourné )
Ah ! ce coquin de Corgnon ! Vrai ! Ca me redonne un béguin pour lui !
Le Général, remontant vers le lit. Et, alors, voilà : le mariage a lieu dans huit jours. Demain, contrat dans mon château en Touraine. Et je viens vous demander sans façon, à vous et à mon neveu, de m'accompagner. Je vous le répète, comme je vous l'ai écrit : il me faut une mère pour cette enfant, et une maîtresse de maison pour faire les honneurs ! Me refuserez- vous votre assistance ?…

La Môme (riant sous cape, tout en remontant sur les genoux jusqu'au milieu du lit )
Moi ?… Ah ! ce que c'est rigolo !

Le Général
Est-ce convenu ?

La Môme (hésitant )
Mais, je ne sais… le… le docteur !…

Le Général (tout en se dirigeant vers la table de droite pour y déposer sa canne et son chapeau )
Votre mari ?… Oh ! lui, j'en fais mon affaire !

La Môme (à part, tandis que le général a le dos tourné )
Ah ! ma foi, c'est trop farce !… La môme Crevette faisant les honneurs au mariage de Corignon !… Non ! rien que pour voir sa tête !…

Le Général (se retournant, et de loin )
Eh ben ?

La Môme
Eh ben ! j'accepte, général !

Le Général (remontant vers la Môme )
Ah ! dans mes bras, ma nièce !

La Môme (toujours à genoux sur le lit, et par-dessus l'épaule du général tandis que celui-ci l'embrasse )
Ah ! c'est beau, la famille !

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