Acte I - Scène XXI



Les Mêmes, puis Marollier et Varlin

Etienne (paraissant, un petit plateau à la main sur lequel deux cartes de visite et s'arrêtant sur le pas de la porte )
Monsieur !

Petypon (allant à Etienne )
Qu'est-ce qu'il y a ?

Etienne (à mi-voix, à Petypon )
Il y a là deux messieurs, dont voici les cartes, qui demandent à s'entretenir avec monsieur en particulier.

Petypon (lisant les cartes )
Qui ça ? (Regardant les cartes.)
Connais pas. Qu'est-ce qu'ils me veulent ?

Etienne (même jeu )
Ils disent comme ça qu'ils viennent au sujet de l'affaire de cette nuit.

Petypon (subitement ému )
De l'affaire de cette nuit ?… allons, bon ! qu'est-ce que c'est encore que cette affaire-là ? (A Mongicourt, d'une voix inquiète.)
Mongicourt !

Mongicourt (affectueusement )
Mon ami ?

Petypon
Voilà encore autre chose ! on vient pour l'affaire de cette nuit !

Mongicourt
Quelle affaire, mon ami ?

Petypon (avec la même voix angoissée )
Je ne sais pas !… Ah ! là ! là ! (A Etienne.)
Faites entrer ces messieurs.
(Etienne sort.)

Mongicourt (passant devant Petypon et allant prendre son chapeau sur la chaise derrière la table )
Eh ! ben, je te laisse, puisque tu as à recevoir ces gens.

Petypon
C'est ça, va !… Ah ! mon ami, voilà une nuit dont je garderai le souvenir !…

Mongicourt
Je comprends !

Petypon
Allons, au revoir !

Mongicourt
Au revoir ! (se croisant avec les deux personnages qui entrent et s'effacent pour lui livrer passage.)
Messieurs !
(Ils se saluent.)

Petypon (une fois Mongicourt sorti )
Qu'est-ce qui me vaut, messieurs, votre visite ?

Marollier (ton sec, cassant. Tenue : redingote, chapeau haut de forme )
C'est bien à monsieur Petypon que nous avons l'honneur de parler ?

Petypon
A lui-même.

Marollier
Je suis monsieur Marollier, lieutenant au 8e dragons. (Présentant Varlin qui est un peu au-dessus de lui.)
Monsieur Varlin !

Varlin
Agent d'assurances, incendie, vie, accidents, etc. , etc. (Offrant quelques cartes de son agence à Petypon.)
Si vous voulez me permettre !…

Petypon
Trop aimable !

Varlin
Dans le cas où vous ne seriez pas assuré, je vous recommanderais…

Marollier (lui imposant silence )
Je vous en prie ! Vous n'êtes pas ici pour faire du commerce.

Varlin
Oh ! pardon ! je repasserai.

Petypon (indiquant le canapé )
Asseyez-vous, messieurs !
(Varlin s'assied, Marollier au-dessus, Petypon prend la chaise et s'assied face à eux.)

Marollier (une fois que tout le monde est assis )
Vous devinez sans doute, monsieur, ce qui nous amène ?

Petypon
Mon Dieu, messieurs, j'avoue que je ne vois pas ?…

Marollier
C'est au sujet de l'affaire de cette nuit.

Petypon (cherchant à se souvenir )
De l'affaire de cette nuit ?

Marollier
Eh ! oui.

Petypon
Pardon, mais !… Quelle affaire de cette nuit ?

Marollier
Comment, quelle affaire ?… Vous n'allez pas nous dire que vous ne vous souvenez pas !

Petypon
Mais… du tout, monsieur !

Marollier
Il est vrai que l'état d'ivresse avancé dans lequel vous étiez !

Petypon (se dressant, furieux )
Monsieur !

Marollier (se levant instinctivement )
D'ailleurs monsieur, notre rôle n'est pas de discuter l'affaire avec vous ! veuillez nous mettre simplement en rapport avec deux de vos amis.
(Il se rassied.)

Petypon (se rasseyant également )
"Avec deux de mes amis" ! Comment, avec deux de mes amis ? Si je vous comprends bien, il s'agit d'une réparation ? Eh ! bien, je ne dis pas non ; mais vous ne voulez cependant pas que je me batte sans savoir pourquoi ? (A Varlin qui semble dans les nuages.)
Enfin, voyons ?…

Varlin (très souriant et profondément lointain )
Oh ! moi… je m'en fous !

Petypon
Comment ?

Marollier (se tournant d'un bond vers Varlin )
Qu'est-ce que vous dites ?… en voilà des façons !… Si c'est comme cela que vous prenez les intérêts de votre client !

Varlin
Oh ! pour ce que je le connais !… (A Petypon.)
Il était à côté de moi chez Maxim… Vous savez ce que c'est : on s'est parlé entre deux consommations.

Marollier (sur les charbons )
Oui, bon, ça va bien.

Varlin
Là-dessus, l'affaire a eu lieu ; comme il ne connaissait personne…

Marollier (même jeu )
Oui !… oui !

Varlin
…il m'a demandé si je voulais être son second témoin… C'est pas plus malin que ça !

Marollier
Oh ! mais, c'est bien ! ça suffit !… (A Petypon.)
Monsieur ! après les invectives plus que violentes échangées cette nuit, vous nous voyez chargés par notre client…

Petypon
Mais, enfin, encore une fois, quelles invectives ?…

Marollier
Comment, quelles invectives !… mais il me semble que le seul fait de dire à quelqu'un : "Je vais vous casser la gueule !…"

Petypon (se dressant, comme mû par un ressort ; instinctivement les deux témoins se lèvent à son exemple )
Oh ! oh ! ce n'est pas possible !… Oh ! je suis désolé !… Dites bien à votre client que si ces paroles m'ont échappé, c'est contre ma volonté ! et que, du fond du cœur, je les retire !

Marollier (froid et cassant )
Non !… Vous ne pouvez pas les retirer !

Petypon
Comment, "je ne peux pas" ?…

Marollier (très sec )
Non !… C'est mon client qui vous les a dites.

Petypon (abasourdi )
Hein ? (Gagnant la droite.)
Ah bien ! elle est forte, celle-là… (Revenant à Marollier.)
Comment, c'est lui qui m'a dit !… et il vous envoie !…

Marollier
Oh ! mais… il ne vous conteste pas le rôle de l'offensé !

Petypon
Il est bien bon !… (Les bras croisés et presque sous le nez de Marollier.)
Mais, enfin, c'est une plaisanterie ! (Passant, à Varlin.)
Enfin, voyons ?

Varlin (comme précédemment )
Oh ! moi, je m'en fous !

Petypon (vivement, lui coupant la parole )
Oui ! Je sais ; vous vous en… (A Marollier.)
Non mais, est-ce que vous croyez que je vais me battre avec votre monsieur parce que c'est lui qui m'a insulté ?

Marollier (du tac au tac )
Si vous ne vous battez pas quand on vous insulte, quand donc vous battrez-vous ?

Petypon
Ca, monsieur, j'en suis juge !

Marollier (sur un ton hautain en gagnant la droite pour s'arrêter juste devant le fauteuil extatique )
D'ailleurs, monsieur… inutile de discuter plus longtemps ! ce débat est tout à fait irrégulier entre nous !

Petypon (gagnant par étape jusqu'à lui au fur et à mesure de ses questions )
Et votre démarche à vous, est-elle régulière ? Où avez-vous vu que ce soit l'offenseur qui envoie des témoins à l'offensé ?… Où ? Vous n'allez pas m'en remontrer, n'est-ce pas ? Je n'en suis pas à mon premier duel !… Je suis médecin !… Alors !…

Marollier
Oh ! mais, pardon, monsieur, j'estime, moi, qu'en matière de duel…

Petypon (tout contre lui, en appuyant ses paroles de petites tapes du revers de la main qu'il lui applique sur la poitrine )
Non, pardon, monsieur, je vous ferai remarquer, moi…

Marollier
Permettez, monsieur, je vous dirai, moi aussi !…

Petypon (à part )
Il n'y a pas de "je vous dirai moi aussi ! ", je prétends que quand… (Voyant que Marollier ne lâche pas prise.)
Ah ! et puis, il m'embête !… (D'un double mouvement, presque simultané, il donne une poussée à Marollier qui s'affale sur le fauteuil et appuie sur le bouton du fauteuil. Immédiatement, Marollier reste figé dans son geste dernier, yeux ouverts et sourire sur les lèvres.)
Il nous fichera la paix, maintenant !
(Il remonte.)

Varlin (après un temps, s'apercevant de la situation )
Oh ! Qu'est-ce qu'il a ?

Petypon (redescendant )
Faites pas attention !… il m'agaçait, je l'ai fait taire !

Varlin
Ah ! c't'épatant !

Petypon
C'est vrai, ça ! En voilà un mal embouché !… a-t-on jamais vu !… (Allant invectiver Marollier sous le nez.)
Mal embouché ! (Narguant Marollier en lui agitant sa main droite renversée sous le nez.)
Si tu crois que tu me fais peur ! (Toujours à Marollier, sur un ton narquois.)
C'est comme "son client" ! Je vous demande un peu ce que c'est que "son client" ?

Varlin (devant le canapé, un peu à droite )
C'est un officier.

Petypon (répétant, avec un haussement d'épaules )
C'est un officier.

Varlin
Le lieutenant Corignon.

Petypon (même jeu )
Le lieut… Quoi ? (A Varlin.)
Corignon ?. Comment, Corignon ? Ah ! ça serait fort !… Qu'est-ce que c'est que ce Corignon ?… ce n'est pas un officier qui va se marier ?

Varlin
Mais… je crois que si ! il me semble qu'il m'a dit…

Petypon
Ah ! non, celle-là est cocasse ! Corignon ! Mais c'est mon cousin !

Varlin
Votre cousin ?

Petypon
Enfin, il va le devenir ! Comme le monde est petit !… Mais qu'est-ce qu'il lui a pris après moi ? Pourquoi cette affaire ?…

Varlin
Ah ! ben… parce que vous étiez avec une femme qu'il a aimée. Il se marie, c'est vrai, mais je crois que ça, c'est plutôt un mariage de raison ! et que celle qu'il a, comme on dit, dans la peau, c'est la petite qui était avec vous.

Petypon (n'en revenant pas )
La môme Crevette !

Varlin
Alors, quand il vous a vus ensemble, ça lui a tourné les sangs et il a dit : "C't'homme-là, je le crèverai ! "

Petypon (remontant )
Eh ! bien, vrai ! Si c'est pour ça !…

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