Acte I - Scène II



Petypon, Mongicourt

Mongicourt (considérant Petypon qui se tient la tête à deux mains, la droite sur le front, la gauche sur le cervelet, lui frappant amicalement sur l'épaule)
Ca ne va pas, alors ?

Petypon (sans changer de position, les yeux au ciel, sur un ton lamentable )
Ah !
(Il se traîne jusqu'à la chaise du milieu sur laquelle il s'assied.)

Mongicourt (debout et bien gaillard )
Ah ! ah ! Monsieur veut se lancer dans ce qu'il ne connaît pas !… Monsieur se mêle de faire la noce… !

Petypon (effondré sur sa chaise )
Mais, serpent ! c'est toi qui m'as entraîné dans ces endroits d'orgie !

Mongicourt
Ah ! elle est forte !

Petypon
Est-ce qu'il me serait jamais venu en tête, moi tout seul !… Seulement, tu t'es dit : "Voilà un homme sérieux ! un savant ! abusons de son ignorance ! "

Mongicourt
Ah ! non, mais, tu en as de bonnes ! Je t'ai dit tout simplement : "Petypon ! avant de rentrer, je crève de soif ; nous venons de passer deux heures à faire une opération des plus compliquées !… Quand on vient d'ouvrir un ventre… ça vaut bien un bock ! "
(Il remonte en arpentant vers le fond.)

Petypon (qui a fait effort pour se lever, tout en se traînant vers le canapé )
Et tu m'as mené où ? Chez Maxim. !
(Epuisé, il s'assied sur le canapé.)

Mongicourt (redescendant, toujours en arpentant de long en large )
Un soir de Grand Prix, c'était un coup d'œil curieux ! Je t'ai proposé un "cinq minutes". Ce n'est pas de ma faute si ce "cinq minutes" s'est prolongé jusqu'à… (Se retournant vers Petypon.)
jusqu'à quelle heure, au fait ?

Petypon (levant les yeux au ciel )
Dieu seul le sait !

Mongicourt
Ah ! tu vas bien, toi !… C'est pas pour dire, mais quand l'ermite se fait diable !… il n'y avait plus moyen de te faire déguerpir.

Petypon
Et alors, lâche, tu m'as abandonné !
(Tout en parlant, il renoue sa cravate.)

Mongicourt (gagnant la droite de son même pas de badaud )
Tiens ! moi, je suis un noceur réglé ! Je coordonne ma noce ! tout est là !… Savoir concilier ses plaisirs avec son travail !… (S'asseyant sur le pouf à gauche de la table droite de la scène.)
Tel que tu me vois, et pendant que tu dormais, toi… sous ton canapé…

Petypon (la tête douloureusement renversée contre le dossier du canapé )
Quel fichu lit !

Mongicourt
Je m'en doute !… (Alerte et éveillé.)
Eh ! bien, moi, à huit heures, j'étais à mes malades… (Se levant et allant à Petypon.)
A onze heures, j'avais vu tout mon monde, y compris notre opéré d'hier.

Petypon (subitement intéressé )
Ah ?… Eh ! bien ? comment va-t-il ?

Mongicourt (debout, à gauche de la chaise du milieu, sur un ton dégagé )
C'est fini !
(Il sort un étui à cigarettes de sa poche.)

Petypon (vivement )
Il est sauvé ?

Mongicourt
Non ! Il est mort !
(Il tire une cigarette de l'étui.)

Petypon
Aïe !

Mongicourt
Oui. (Moment de silence.)
Oh ! il était condamné.

Petypon
Je te disais bien que l'opération était inutile.

Mongicourt (dogmatique )
Une opération n'est jamais inutile. (Remettant l'étui dans sa poche.)
Elle peut ne pas profiter à l'opéré… (Tirant une boîte d'allumettes de son gousset)
elle profite toujours à l'opérateur.

Petypon
Tu es cynique !

Mongicourt (avec une moue d'indifférence professionnelle, tout en frottant son allumette )
Je suis chirurgien.

Petypon (bondissant en le voyant approcher son allumette enflammée de sa cigarette )
Hein ! Ah ! non ! ffue !
(Il souffle l'allumette.)

Mongicourt (ahuri )
Quoi ?

Petypon
Oh ! ne fume pas, mon ami, je t'en prie ! Ne fume pas !

Mongicourt (avec une tape amicale sur l'épaule )
A ce point ? Oh ! la la, mais tu es flappi, mon pauvre vieux !

Petypon
A qui le dis-tu ! Oh ! ces lendemains de noce !… ce réveil !… Ah ! la tête, là !… et puis la bouche… mniam… mniam… mniam…

Mongicourt (d'un air renseigné )
Je connais ça !

Petypon
Ce que nous pourrions appeler en terme médical…

Mongicourt
La gueule de bois.

Petypon (d'une voix éteinte, en passant devant Mongicourt )
Oui.

Mongicourt
En latin "gueula lignea".

Petypon (se retournant à demi )
Oui ; ou en grec…

Mongicourt
Je ne sais pas !

Petypon (minable )
Moi non plus !
(Il s'affale sur le pouf, le dos à la table.)

Mongicourt
Ah ! faut-il que tu en aies avalé pour te mettre dans un état pareil.

Petypon (levant les yeux au ciel )
Ah ! mon ami !

Mongicourt (prenant la chaise du milieu, la retournant (dossier face à Petypon et se mettant à califourchon dessus))
Mais tu as donc le vice de la boisson ?

Petypon (l'air malheureux )
Non ! J'ai celui de l'Encyclopédie !… Je me suis dit : "Un savant doit tout connaître. "

Mongicourt (avec un petit salut comiquement respectueux )
Ah ! si c'est pour la science !

Petypon
Et alors… (Avec un hochement de tête.)
tu vois d'ici la suite !

Mongicourt (gouailleur )
Tu appelles ça la suite ?… Tu es bien bon de mettre une cédille !
(En ce disant, il se lève et, du même mouvement, replace la chaise à droite du canapé.)

Petypon
En attendant, me voilà fourbu ; éreinté ; les bras et les jambes cassés… Un véritable invalide !

Mongicourt (descendant à gauche, devant le canapé )
L'invalide à la gueule de bois.

Petypon (se levant et gagnant le milieu de la scène )
Oh ! c'est malin !
(A ce moment on entend la voix de )

Madame Petypon (à la cantonade)
"Ah ! monsieur est enfin debout ? Ah bien ! ce n'est pas trop tôt ! Tenez, Etienne, débarrassez-moi de ces paquets ! là ! prenez garde, c'est fragile ! " (etc. , ad libitum.)

Petypon (bondissant aussitôt qu'il a entendu la voix de sa femme et parlant sur elle, tout en se précipitant sur sa redingote qui est sur le canapé )
Mon Dieu, ma femme !… Dis-moi : est-ce qu'on voit sur ma figure que j'ai passé la nuit ?

Mongicourt (avec un grand sérieux )
Oh ! pas du tout !

Petypon (rassuré )
Ah !

Mongicourt (tout en l'aidant à passer sa redingote )
Tu as l'air de sortir d'une veillée mortuaire.

Petypon
Quoi ?

Mongicourt
Côté du veillé ! A part ça !…

Petypon
Ah ! que tu es agaçant avec tes plaisanteries !… Attends ! si je… (Se redressant et se passant la main dans les cheveux tout en s'efforçant de prendre l'air guilleret.)
Est-ce que ?… hein ?

Mongicourt (gouaillant )
Non, écoute, mon vieux, n'essaie pas ! Tu chantes faux !

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