Acte II - Scène V



La Môme, Le Duc, puis Petypon

La Môme (d'un geste brusque tourne à elle le duc peu rassuré, puis sans ambages )
Embrasse-moi !

Le Duc (ahuri )
Hein ?

La Môme
Mais embrasse-moi donc, imbécile !
(Elle est face au public et tend sa joue droite.)

Le Duc (absolument annihilé )
Euh !… Oui, madame !
Il jette un regard d'angoisse vers le public puis, se décidant lentement, il tourne la tête pour embrasser la Môme sur la joue : mais, en même temps que lui ; la Môme a fait de la tête le même mouvement en sens contraire, de sorte qu'ils en arrivent à se trouver face à face et, avant que le duc ait eu le temps de s'y reconnaître, il reçoit entre les lèvres comme un-coup de lancette, aussitôt sortie, aussitôt rentrée, la langue alerte de la Môme. Le duc a un petit soubresaut de la tête, puis, face au public, médusé, reste l'œil angoissé, avec un petit "mniam, mniam" dégustation de la bouche.

La Môme (le regardant, et après un temps )
Eh ben ?… C'est donc si désagréable ?

Le Duc (timidement, mais sincère )
Oh ! non, madame !

La Môme (brusquement, le tournant face à elle )
J'ai un béguin pour toi, tu sais ?

Le Duc (bien stupide )
Ah ?

La Môme (pressante, et sans lâcher la main du duc )
Tu viendras me voir à Paris ?

Le Duc
Mais… votre mari ?

La Môme (lui prenant les deux mains et gagnant à reculons jusqu'à la chaise face à la bergère )
Il ne sera pas là ; ne t'occupe pas de lui ! Tu viendras ? (Après s'être assise.)
C'est très chic chez moi, tu sais !…

Le Duc
Ah ?

La Môme (d'un mouvement sec, attirant brusquement le duc sur ses genoux. Elle, face au public, lui, dos côté cour )
Ouh ! le petit Ziriguy à sa Momôme ! (Elle lui a passé le bras droit autour des jambes, le bras gauche autour du corps, la main tenant le biceps, et le berce comme une nourrice.)
On n'est pas bien comme ça ?

Le Duc (gigotant joyeusement des deux jambes tendues )
Oh ! si !

La Môme
Mais, embrasse-moi donc, grand nigaud !

Le Duc (tout excité, complètement déniaisé )
Ah !… madame !
(Il l'embrasse goulûment dans le cou.)

La Môme
A la bonne heure !

Petypon (arrivant du fond gauche et descendant par la baie du milieu )
(A la vue du couple enlacé poussant une exclamation )
Oh !
(Instinctivement il remonte sur la terrasse pour s'assurer que, ni de droite ni de gauche, personne n'a pu voir.)

Le Duc (sursautant au cri de Petypon et pivotant aussitôt sur les genoux et entre les bras de la Môme qui le tient enlacé )
Sapristi ! Votre mari !… votre mari ! Lâchez-moi !…

La Môme (sans lâcher prise )
C'est rien ! fais pas attention !

Le Duc
Mais lâchez-moi, voyons !
(D'une secousse des reins, il se dégage et gagne l'extrême droite.)

Petypon (redescendant vers la Môme qui ne s'est même pas levée, tant cette arrivée intempestive la trouble peu )
Malheureuse ! tu es folle !… Si un autre vous avait vus !

Le Duc (ahuri, à part )
Hein ?

La Môme (assise, avec lassitude )
Ah ! non ! dis ? tu vas pas recommencer ?

Petypon
Enfin, voyons, est-ce que c'est une tenue, ça ?… avec monsieur sur tes genoux !…

La Môme
Où voulais-tu que je le mette ?

Petypon
Mais, nulle part ! Que diable ! quand tu seras à Paris, tu feras ce que tu voudras ! Mais, au moins, pendant que tu es ici, je t'en supplie, au nom du ciel, observe-toi !
(La Môme hausse les épaules.)

Le Duc (à part, dans son coin )
Oh ben ! il n'est pas méchant !

Petypon (voyant qu'il perd son temps avec la Môme, allant vers le duc dont l'inquiétude transparaît aussitôt sur la physionomie )
(Une fois arrivé à lui)
Je vous en prie, mon cher duc, soyez raisonnable pour elle !… Je vois que vous êtes au courant ; je peux vous parler à cœur ouvert !… Eh ! je comprends très bien, parbleu : vous êtes jeune ; elle est jolie… Mais, quoi ? à Paris, vous aurez bien le temps ! Songez donc à l'effet que ça ferait si le général ou quelqu'un d'autre…

Le Duc (qui s'est peu à peu rasséréné )
Mais comment, monsieur !… mais je comprend très bien !… (A la Môme qui, l'air maussade, est redescendue.)
C'est vrai ; il a raison, madame !

La Môme
Ah ! laissez donc ! Il est d'un collet monté !…

Petypon
Ah ! par exemple, ça, si je suis collet monté !… J'en appelle au duc.

Le Duc
Ah ! ben, non ! ça, écoutez, vraiment, on ne peut pas lui reprocher !…

Petypon
Là ! je ne suis pas fâché que monsieur le duc te dise !…

La Môme
Laisse-moi donc tranquille ! Monsieur le duc ne sait pas comme moi…

Petypon (tout en remontant )
Mais si, mais si, monsieur le duc se rend très bien compte… (Arrivé au fond.)
Chut, du monde ! (Bondissant.)
Nom d'un chien ! Gabrielle ! C'est Gabrielle ! (Sautant sur la Môme, toujours assise, et l'entraînant par le poignet dans la direction de la porte de gauche.)
Vite, viens ! viens !

La Môme
Oh ! mais quoi ? quoi ? qu'est-ce qu'il y a ?

Petypon
Ca ne te regarde pas ! Viens ! Viens !

La Môme (entraînée par Petypon, envoyant des baisers au duc )
A tout à l'heure, mon duc !… mon petit duc !

Petypon
Oui, ça va bien ! ça va bien !
(Ils sortent de gauche.)

Le Duc (qui a suivi le mouvement et, à leur suite, est arrivé jusqu'à la porte de gauche. , s'arrêtant sur le seuil )
Eh ! bien, qu'est-ce qui lui prend ! Ah ! ben !… (Changeant de ton, tout en redescendant extrême-gauche.)
J'ai subjugué une femme du monde !… J'fais des béguins ! Ah ! si je pouvais raconter ça à maman ! Elle qui a toujours peur que je tombe sur une femme innommable.
(Il remonte vers la porte de gauche et reste ainsi, rêveur, à fixer l'intérieur de la pièce par laquelle est sortie la Môme.)

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