Acte II - Scène III



Les Mêmes, moins le Sous-Préfet et Petypon, puis le Duc
(Moment de conversation générale. Les dames qui étaient au buffet redescendent devant le piano pour s'asseoir. Madame Claux va au-dessus du piano causer avec Chamerot, Guérissac a pris une des chaises au-dessus du piano et la descend face à madame Virette, assise près du piano. Il s'assied et bavarde avec les dames. Brusque éclat de rire dans le groupe Duchesse, Vidauban, madame Vidauban.)

La Duchesse (riant )
Non, vraiment, le percepteur a répondu ça au capitaine de gendarmerie ?

Madame Vidauban
Comme je vous le dis, duchesse.

La Duchesse
Oh ! c'est à envoyer à un journal de Paris.

Madame Vidauban
Il n'y a vraiment que chez nous qu'on a de l'esprit.

La Duchesse
C'est positif ! (Appelant.)
Guy !

La Môme (qui était au buffet avec des invités, redescendant vivement et très empressée vers la duchesse )
Vous désirez quelque chose, duchesse ?

La Duchesse
Oh ! rien !… Je voudrais que mon fils m'apporte un verre d'eau.

La Môme (au-dessus de la chaise qui fait face à la duchesse )
Hein ? Mais, pas du tout !… (Appelant en voix de tyrolienne, l'"E" dans le grave, "mile" dans l'aigu )
Emile !… (A la duchesse.)
Mais, comment donc, duchesse !… (Même appel.)
Emile ! (S'asseyant en face de la duchesse.)
Nos gens sont là pour ça !… (Même appel.)
Emile !

Emile (venant du buffet et descendant à gauche de la Môme )
Madame ?

La Môme (sur le ton gouape )
Eh ! ben, mon vieux ! pour quand ?… (Femme du monde.)
Un verre d'eau pour madame la duchesse ! (Emile s'incline et remonte. A la duchesse.)
Ah ! duchesse, je suis vraiment confuse !… ces larbins sont d'un lent !

La Duchesse (riant sous cape )
Oh ! oh ! oh ! oh !

La Môme
Qu'est-ce qui vous fait rire ?

La Duchesse
C'est cette expression de "larbin", dans votre bouche !…

La Môme (le rire à fleur des lèvres )
Quoi ? Vous ne connaissez pas ce mot de larbin ?

La Duchesse
Je le connais… sans le connaître !

La Môme (pouffant de rire, avec des rejets du corps en arrière, accompagnés de claques sur la cuisse et de lancement de jambe en l'air à chaque phrase )
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Elle ne connaît pas ce mot de "larbin", la duchesse !… (A madame Vidauban, qui considère sa tenue avec une attention un peu étonnée.)
Vous entendez, ma chère ?… (Se tapant sur la cuisse.)
La duchesse qui ne connaît pas le mot "larbin" !
(Même jeu.)

Madame Vidauban (se tapant sur la cuisse, à l'instar de la Môme )
Ah ! ah ! ah ! elle est bien bonne, ma chère !… (Même jeu.)
Elle est bien bonne !

La Môme (se tapant sur la cuisse )
Mais, "larbin", nous n'employons que ce mot-là !

Madame Vidauban (même jeu )
Mais il n'y en a pas d'autres !… "Larbin", (Même jeu.)
nous ne disons que ça aujourd'hui ! (Même jeu.)
N'est-ce pas, Roy ?
(Toutes deux rient en se tapant la cuisse.)

Vidauban (se tapant également sur la cuisse )
Oui, ma bonne amie !

La Duchesse (tandis qu'Emile descend du buffet avec un verre d'eau sur son plateau et vient à elle par le milieu de la scène, passant devant la Môme )
Eh bien ! oui, qu'est-ce que vous voulez ? (Considérant avec son face à main Emile qui lui présente son plateau.)
Alors… c'est un larbin, ça ? (Prenant le verre d'eau.)
C'est drôle !

Emile (vexé, à part, tout en rebroussant chemin avec son plateau )
Eh ! bien, elle est polie !
(Il remonte au buffet.)

La Duchesse
Voilà ce que c'est de n'être plus Parisienne ! Mais, qui sait ! je vais peut-être être obligée de le redevenir. Voici mon fils majeur… (Appelant.)
Guy !
(D'un groupe, dans la baie du milieu, se détache un gros et jeune garçon, bien costaud, bien rablé, qui, dos au public, bavardait avec les autres.)
Guy (smoking)
, descendant avec empressement :
Maman ?

La Môme (regardant le duc, debout entre elle et madame Vidauban, mais légèrement au-dessus )
Non, c'est vrai ? C'est à vous, ce grand fils ?

Le Duc
Oui, madame.

La Duchesse
Mais, oui !

La Môme
Oh ! le Jésus !

La Duchesse
Ah ! ça grandit !… Et ce qui m'inquiète c'est l'idée de l'envoyer à Paris !
(Le duc lance un clin d'œil malicieux au public et descend à gauche de la Môme, milieu de la scène.)

Madame Vidauban
Mais quel besoin ?…

La Duchesse
Que voulez-vous ? Il faut qu'il travaille (Moue du duc.)
Malheureusement… il ne sait rien !
(Nouvelle moue vexée du duc.)

La Môme (un œil de côté sur le duc, et entre ses dents )
C' t'un crétin !

La Duchesse (comme de la chose la plus simple du monde )
Alors, n'est-ce pas ?… il va faire de la littérature.

Madame Vidauban
Ah ! oui.

La Môme (se retournant vers la duchesse )
C'est évident !

La Duchesse (sur un ton détaché )
Tout le monde sait plus ou moins écrire.

La Môme
Ben, là, voyons, c'te farce !

La Duchesse
Mais je conviens que, pour cette carrière, il est utile que mon fils vive à Paris !… Et c'est ce qui m'inquiète ! Le voici majeur ! en possession, par conséquent, de la grosse (Appuyer sur "grosse".)
fortune que lui a laissée son père…

La Môme (pivotant immédiatement, face au duc qui, sous le regard de la Môme, baisse les yeux )
Ah ?

La Duchesse
Il est très faible !… Avec ça… (Rapprochant sa bergère et se penchant pour n'être pas entendue de son fils : Confidentiellement aux deux femmes qui, curieuses, se sont rapprochées également.)
… on devient un petit homme !…

La Môme (les dents serrées, l'œil en coulisse vers le duc )
C'est que c'est vrai qu'on devient un petit homme !

La Duchesse (à mi-voix )
Nous savons toutes ce que c'est que la chair !…

La Môme (les yeux au ciel )
Oh ! voui !

La Duchesse
S'il lui arrive de tomber sur une de ces femmes… innommables, comme il en est !…

La Môme (repoussant avec une horreur comique l'affreuse vision )
Ah !… dussèche !…

La Duchesse
Le pauvre enfant sera mangé !

La Môme
Ne m'en parlez pas ! Oh !

La Duchesse
Ah ! quand j'y pense !…

La Môme (se levant )
Oh ! mais que vois-je ? Votre verre est vide ! Permettez-moi de vous débarrasser.
(Le duc s'est rapproché, dans le but de débarrasser sa mère du verre en question. Mais la présence de la Môme, devant lui, l'empêche d'aller jusqu'au bout de son intention et il reste ainsi sur place, tout contre la Môme et la main prête à prendre l'objet qu'on lui tendra.)

La Duchesse (gracieusement )
Oh ! mais, laissez donc !… (Avec intention, pour montrer qu'elle a profité de la leçon.)
Le larbin est là !

La Môme (insistant )
Mais, du tout ! du tout !
De la main gauche, elle prend le verre des mains de la duchesse puis, en se retournant, se trouve nez à nez avec le duc qui, intimidé sous son regard, recule instinctivement. Elle s'arrête un quart de seconde tout contre le duc et les yeux plongés dans les siens. Celui-ci, très gêné, ne sait où poser son regard et détourne légèrement la tête. La Môme lentement le contourne, en passant devant et tout contre lui, retrouvant quand même ses yeux ; puis une fois arrivée à sa droite (c'est-à-dire n° I, par rapport à lui n° 2)
, au moment de remonter et quand elle est dos au public, bien près de lui, de sa main droite, elle saisit la main droite du duc qui pend le long de son corps, lui imprime une forte pression qui force le duc, tout décontenancé, à plonger sur lui-même, et, trébuchant, l'envoie à gauche, tout près du dossier de la chaise. Pendant ce temps, avec un air de ne pas y toucher, la Môme remonte jusqu'au buffet déposer son verre.

La Duchesse (qui n'a pas quitté la Môme des yeux et pourtant n'a vu que du feu à tout ce jeu de scène, aussitôt celui-ci terminé, à madame Vidauban )
Quelle charmante petite femme !

Madame Vidauban
Charmante !
A ce moment, la Môme redescend du buffet, et, n'abandonnant pas son idée de derrière la tête, pique droit sur le duc et arrivée tout contre lui, avec un geste aussi dissimulé que possible pour les autres, elle pince de la main droite la lèvre inférieure du jeune homme et la lui agitant convulsivement : "Ouh ! ma crotte ! "

La Duchesse (à madame Vidauban )
Et distinguée !

Madame Vidauban
Tout à fait !

La Môme (lâchant le duc qui, absolument abruti et l'air vexé, essaie de remettre en place sa bouche meurtrie par de grandes contorsions des lèvres et allant, de l'air le plus innocent du monde, s'asseoir en face de la duchesse )
Et voilà, madame la duchesse ! Voilà qui est fait !

La Duchesse
Oh ! chère petite madame, je suis confuse !

La Môme
Mais, comment donc !… (L'œil en coulisse sur le duc.)
Ah ! il est très gentil, votre fils ! Il me plaît beaucoup !… (Avec un coup d'œil plus insistant, au duc.)
Beaucoup !

La Duchesse (ravie )
Oui ?
(Le duc, pour qui cette situation devient un supplice, ne sachant que faire, fait un demi-tour plongé sur lui-même et remonte vers la terrasse à grandes enjambées.)

La Môme (entre ses dents et en haussant les épaules en voyant filer le duc )
Ballot !

La Duchesse (à la Môme, en réponse à ses compliments )
Ah ! que vous me faites plaisir !

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