Acte II - Scène IX



Le Général, La Duchesse, Corignon, puis Clémentine, puis La Môme, puis Gabrielle

Corignon (arrivant baie du milieu et sur le seuil, saluant militairement le général )
Mon général !

Le Général (également dans la baie du milieu, face, Corignon )
Ah ! ben, mon ami ! vous arrivez un peu tard ! Votre fiancée vient justement de partir en farandolant !

Corignon (avec un regret de pure convenance )
Vraiment ! Oh !
(Il salue la duchesse qui lui rend son salut, mais sans cesser de jouer.)

Le Général (remontant sur la terrasse et appelant, dans la direction des farandoleurs )
Clémentine ! Eh ! Clémentine ! (Redescendant.)
Ah ! ouiche ! elle ne m'entend pas ! (A la duchesse.)
Dites donc, duchesse ! pas besoin de vous fatiguer davantage les phalanges ! Il n'y a plus personne !

La Duchesse (s'arrêtant de jouer )
Tiens, oui !
(Elle se lève.)

Le Général (lui tendant son bras )
Si vous le voulez, nous allons aller à la recherche de la future !

La Duchesse
Volontiers !

Le Général
Vous, le fiancé ! attendez là ! je vous envoie votre fiancée !… Je crois qu'elle vous ménage une petite surprise !… Je ne vous dis que ça ! eh ! eh !

Corignon
Vraiment, mon général ?

Le Général
Je ne vous dis que ça ! (A la duchesse.)
Duchesse ! En avant,… arche !
(Il sort de gauche avec la duchesse.)

Corignon (maussade et tout en décrochant de la bélière, son sabre qu'il dépose contre la console de droite, après y avoir posé son képi )
Une petite surprise ! une paire de pantoufles brodées par elle ! quelque chose comme ça (Descendant avant-scène droite.)
Ah ! ce mariage ! Vrai, j'aurais mieux fait de ne pas revoir la Môme avant-hier ! (Apercevant Clémentine qui arrive par la terrasse, côté gauche, en courant, et s'arrête, hésitante, au moment de franchir la baie du milieu.)
Ah ! la voilà ! (Tout en allant à elle.)
Je vous attendais avec impatience, ma chère fiancée !
(En lui baisant galamment la main il la fait descendre plus en scène.)

Clémentine (avec hésitation, puis brusquement )
Ah ! le… Ah ! le voilà le gros Coco !

Corignon (qui avant les lèvres sur sa main, se redressant et reculant, ahuri )
Hein !

Clémentine (toute confuse de son audace, baisse les yeux, puis se reprenant )
Où c' t'y qu'il était donc, qu'il arrive si tard ?

Corignon (n'en croyant pas ses oreilles )
Ah ! mon Dieu !

Clémentine (qui est allée prendre de la main droite la chasse qui est contre le piano et, tout en la posant plus en scène, tendant la main gauche à Corignon )
Venez là !… (Elle lui prend la main.)
qu'on vous regarde ! (Sans lâcher la main de Corignon, qui la regarde hébété et se laisse conduire, elle s'est assise sur la chaise. Brusquement, tirant à elle Corignon qui tombe assis sur ses genoux, elle face au public, lui dos côté cour.)
Ouh ! le petit Ziriguy à sa Titine !

Corignon (rejetant le corps en arrière )
Ah ! Mon Dieu !

Clémentine (le ramenant à elle et le tenant de la main gauche par l'épaule, de la main droite par les genoux )
Ouh ! ma choute !
(Elle l'embrasse dans le cou, près de l'oreille.)

Corignon
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Clémentine
Oh ! qu'il aimait donc bien qu'on le bécotte à son coucou, le gros pépère !
(Nouveau baiser dans le cou.)

Corignon (se dégageant et gagnant l'extrême droite )
Mon Dieu ! ces mots résonnent à mon oreille comme un refrain déjà entendu !

Clémentine (se levant et gagnant un peu à gauche )
Eh bien ! je crois qu'on est à la coule, hein ?… (Se retournant et enjambant gauchement la chaise qu'elle vient de quitter.)
Eh ! allez donc ! c'est pas mon père !…

Corignon (à part, de plus en plus décontenancé )
"Eh ! allez donc ! c'est pas mon père !…" Ah çà ! suis-je fou ? Ai-je des hallucinations ? C'est comme un écho de la môme Crevette !… (A Clémentine.)
Clémentine ! est-ce vous ? Est-ce vous qui me parlez de la sorte ?

Clémentine (tout en allant à Corignon )
Ah ! Ah ! Ca vous la coupe, ça, eh ?… Bidon !

Corignon
Est-ce possible ? vous la pensionnaire naïve ? Qui vous a transformée de la sorte ?

Clémentine (qui est tout près de Corignon, pivotant sur elle-même en manière de minauderie )
Ah ! voilà !… c'est ma cousine ! (Grâce à ce jeu de scène, apercevant la môme Crevette qui a paru quelques secondes avant et s'est arrêtée dans l'encadrement de la baie pour écouter les propos des deux fiancés.)
ma cousine Petypon… que je vous présente !

Corignon (sursautant d'ahurissement )
La môme Crevette !

La Môme (descendant n° 1 )
Eh bien ! mon cousin ?… Etes-vous content de mon élève ?

Corignon (en oubliant de dissimuler sa stupéfaction )
Vous !… Vous ici !

Clémentine
Tiens, vous vous connaissez ?

Corignon (étourdiment )
Oui ! (Vivement.)
Non ! (Un temps.)
C'est-à-dire…

La Môme (avec un sérieux comique )
On s'est rencontré chez le photographe !

Corignon (prenant Clémentine par la main et tout en la conduisant vers le fond )
Je vous en prie, ma chère fiancée, laissez-nous un moment ! il faut que je parle à… à votre cousine.

Clémentine (au seuil de la baie du fond )
Oh ! allez-y !

Corignon
Merci !

Clémentine (faisant un rond de jambe au moment où Corignon lui quitte la main )
Eh ! allez donc ! c'est pas mon père !

Corignon (avec découragement )
Oh !

Clémentine (à part, au moment de s'en aller )
Je crois qu'il doit être content de ma transformation !
(Elle se sauve terrasse côté jardin.)

Corignon (attend que Clémentine se soit éloignée, puis descendant carrément à la Môme qui, pendant ce qui précède, est descendue, et la tournant brusquement face à lui )
Qu'est-ce que tu fais là ?

La Môme (sans se déconcerter )
Eh ben ! et toi ?

Corignon
Moi ! moi !… Il ne s'agit pas de moi !… Est-ce que c'est ta place ici ? Dans une famille honnête !…

La Môme (avec une moue comique )
T'es encore poli, toi ! Ca m'amusait d'assister à ton mariage ! (Bien sous le nez de Corignon.)
Après tout, quoi ? Tu es venu rejoindre ta fiancée ? Moi, je suis venue accompagner mon amant !

Corignon (rageur, frappant du pied )
Ah !… tais-toi !
(Il dégage légèrement à gauche.)

La Môme (se rapprochant de lui, et les yeux dans les yeux )
Qu'est-ce que ça te fait ?… tu n'es pas jaloux, je suppose ?

Corignon
Jaloux ? Ah ! ah ! Certainement non, je ne suis pas jaloux ! Mais, enfin… je t'ai aimée ; et rien que pour ça, si tu avis un peu de délicatesse !…

La Môme (sous son nez )
J'ai pas de délicatesse, moi ! J'ai pas de délicatesse !

Corignon (même jeu )
Non, t'as pas de délicatesse ! Non, t'as pas de délicatesse !
(Il lui tourne à moitié le dos.)

La Môme
Ah ben ! celle-là !… (Retournant Corignon face à elle.)
Dis donc ! est-ce que je t'en ai jamais parlé, de mes amants, tant que tu étais avec moi, hein ?… (Se détachant un peu à droite.)
Mais aujourd'hui que tu ne m'aimes plus !…

Corignon (sur un ton maussade, et les yeux fixés sur son doigt qu'il promène sur le dossier de la chaise )
Ah ! je ne t'aime plus… je ne t'aime plus !… Je n'en sais rien, si je ne t'aime plus !…

La Môme (retournant le couteau dans la plaie )
Puisque tu te maries !

Corignon (se retournant, rageur, en frappant du pied )
Ah ! et puis ne m'embête pas avec mon mariage ! (Il remonte.)
C'est vrai, ça ! plus j'en approche et plus je recule !…

La Môme (le dos à demi tourné à Corignon, malicieusement et en sourdine )
Eh ! allez donc ! c'est pas mon père !

Corignon (brusquement, descendant vers la Môme et la faisant virevolter face à lui )
Ecoute ! Te sens-tu encore capable de m'aimer ?

La Môme (avec une moue comique, les yeux baissés )
On pourrait !

Corignon (lui prenant les deux mains )
Vrai ? Eh ! bien, dis un mot ! dis ! et j'envoie tout promener !

La Môme (retirant ses mains, d'un petit air sainte nitouche )
Oh ! tu ne voudrais pas faire une crasse à cette petite !

Corignon (haussant les épaules en remontant vers le fond )
Ah ! si tu crois qu'elle m'aime ! (La main dans la direction par laquelle Clémentine est sortie, et comme s'il l'indiquait.)
Elle m'épouse comme elle en épouserait un autre !… parce que son oncle lui a dit !

La Môme (bien catégorique )
Ca… c'est vrai.

Corignon (ahuri, se retourne à blanc, puis )
Comment le sais-tu ?

La Môme (avec un sourire très aimable )
Elle me l'a dit.

Corignon (vexé )
C'est charmant !
(Il redescend.)

La Môme
Je lui ai demandé si elle avait de l'amour pour toi, elle m'a répondu : (L'imitant.)
"Mais non ! l'amour ne doit exister que dans le mariage ! Et comme je ne suis pas encore mariée !… Eh ! allez donc ! c'est pas mon père ! "

Corignon
Est-elle bête !

La Môme (avec une petite inclination de la tête )
Ah ben !… tu es bien le premier mari qui aura reproché de pareils principes à sa femme !

Corignon
Non, je te demande : quel bonheur peut-on espérer d'un mariage où il n'entre d'amour ni d'un côté ni de l'autre ?…

La Môme
Le fait est !…

Corignon (la reprenant par les deux mains )
N'est-elle pas plus morale, l'union libre de deux amants qui s'aiment, que l'union légitime de deux êtres sans amour ?

La Môme (courbant la tête contre la poitrine de Corignon et avec un ton d'humilité comique )
Mon passé est là pour te répondre !

Corignon (avec transport )
Va ! Va ! Nous pouvons encore être heureux ensemble ! Ne réfléchissons pas ! ne discutons pas ! laissons-nous aller à l'élan qui nous pousse l'un vers l'autre ! veux-tu encore être à moi ?

La Môme (lui campant ses deux mains sur les épaules )
Tu veux ?

Corignon
Oui, je veux ! Oui, je veux !… Et tu me seras fidèle ?

La Môme (se dérobant comiquement )
Ah ! et pis quoi ?

Corignon (lui rattrapant les mains )
Si ! si ! tu me seras fidèle ! partons, veux-tu ? Je t'enlève ! partons !

La Môme
Eh ben ! soit !

Corignon (radieux, lui lâchant les mains )
Ah !

La Môme
Je passe une mante ! je mets une dentelle sur ma tête… et nous filons !
(Elle remontre vers le fond.)

Corignon (qui est remonté parallèlement à la Môme )
C'est ça ! C'est ça ! (S'arrêtant ainsi que la Môme sur le seuil de la baie.)
Moi, j'écris un mot au général, pour lui rendre sa parole !

La Môme
Et moi, je fais dire à Petypon de me renvoyer mes malles !

Corignon
Où y a-t-il de quoi écrite ?

La Môme (indiquant la porte de droite premier plan )
Par là ! (S'élançant d'un bond dans les bras de Corignon qui l'enlève dans ses bras et lui ceinturant la taille de ses jambes.)
Ouh ! le petit Ziriguy à sa Mômôme !

Corignon (pivotant sur lui-même de façon à déposer la Môme à terre numéro I )
A la bonne heure ! avec toi, ça sonne juste ! Chez la petite, ç'avait l'air d'une tradition dans la bouche d'une doublure !

La Môme
A tout à l'heure !…

Corignon
A tout à l'heure !

La Môme (se retournant au moment de sortir et avec un rond de jambe )
Eh ! allez donc, c'est pas mon père !
(Elle sort par la porte de gauche.)

Corignon (descendant vers la pointe du piano )
Ah ! ma foi, c'est le ciel qui le veut ! il ne m'aurait pas envoyé la tentation pour que j'y résiste ! Il doit me connaître assez pour ça. (Tout en parlant, il est allé prendre machinalement le képi du général qui est posé la visière en l'air sur le piano, s'en coiffe et fait volte-face dans la direction de la porte de droite ! A peine a-t-il fait quelques pas, qu'il a la sensation que le képi est bien large pour lui ; il agite sa tête ; pour s'en assurer, puis, édifié, retire le képi, fait "Oh ! " en constatant son erreur, va respectueusement reposer le képi à sa place, mais cette fois bord et visière en bas, recule de deux pas ; réunit les talons, salue militairement, fait demi-tour, remonte à la console, prend son képi dont il se coiffe et gagne vers la porte de droite, tout en raccrochant son sabre à sa bélière. Au moment où il s'apprête à sortir, il va donner dans Gabrielle qui, affolée, fait irruption par la porte de droite.)
Oh ! pardon, madame !

Gabrielle (s'accrochant désespérément à lui en le tenant par un des boutons de sa tunique, et le forçant ainsi à reculer )
Oh ! monsieur ! par quelle émotion je viens de passer !

Corignon
Ah ! vraiment, madame ? Je vous demande pardon, c'est que !…
(Il fait un pas de côté vers le lointain dans l'espoir de gagner la porte.)

Gabrielle (qui a exécuté en même temps le même mouvement que lui et continue ainsi à lui barrer la sortie )
Figurez-vous, monsieur ! j'étais entrée dans ma chambre en fermant simplement ma porte sans toucher à la serrure…

Corignon (n'ayant d'autre objectif que la porte, mais ne sachant s'il doit passer à droite ou à gauche de madame Petypon qui contrarie toujours ses mouvements )
Oui, madame, oui ! c'est que !…

Gabrielle (sans lui laisser le temps de placer un mot )
Et quand j'ai voulu sortir, monsieur, elle était fermée à double tour !

Corignon (passant )
Oui, madame ! oui !…

Gabrielle (le rattrapant au passage par le bras droit, sans cesser de parler )
La clef avait tourné toute seule ! et voilà une demi-heure que je crie sans que personne entende ! (Lui lâchant le bras.)
Enfin, heureusement, tout à l'heure…

Corignon (lui coupant nettement la parole et avec le salut militaire, les pieds, réunis )
(la phrase bien scandée en trois fractions)
Madame ! J'ai bien l'honneur de vous saluer.
(Il fait demi-tour et sort militairement du pied gauche, laisant Gabrielle bouche bée.)

Gabrielle (après un temps, au public )
Ca n'a pas l'air de l'intéresser, ce que je lui dis là !… (Descendant milieu de la scène.)
Ah ! le général a beau dire que les revenants n'existent pas !… c'est égal, il y a de ces mystères !… Allons, ne nous mettons pas martel en tête !… Qu'est-ce que je suis venue chercher ?… Ah ! oui ! les clefs de mes malles… (Elle va jusqu'à la pointe du piano et cherche sur la caisse.)
Eh ben ?… Ma sacoche ?… Je l'avais posée là sur le piano !… Elle est peut-être tombée !…
(Appuyée du bras droit sur le piano, côté public, elle se baisse complètement pour chercher sous l'instrument ; sa croupe seule émerge de la pointe du piano.)

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