Acte I - Scène XIX



Les Mêmes, Etienne, Deux Porteurs

Etienne (s'arrêtant sur le seuil de la porte et s'effaçant pour livrer passage aux deux porteurs du fauteuil extatique. Ils apportent le fauteuil replié, dossier contre siège. Sur le dossier, la bobine et, dans une boîte, des gants de soie verte )
Entrez ! Moi, je n'entre pas !

Petypon (indiquant aux porteurs la gauche de la table )
Posez cela là, voulez-vous ? (Tandis que les porteurs placent le fauteuil à la place indiquée, à Mongicourt, qui, dos au public, devant la table, regarde ce jeu de scène.)
Tu vois, le voilà !… (Aux porteurs.)
La bobine là, sur la table !… (Tandis qu'un des porteurs place la bobine, puis, sans en avoir l'air, dans la mâchoire branche le fil déjà préparé sur la table dès le lever du rideau.)
Ah ! les gants ! vous avez apporté les gants ?

Premier Porteur
Oui, monsieur ! là, dans cette boîte !
(Il pose la boîte sur la table, côté lointain.)

Petypon
C'est bien, merci. Tenez, voilà cinq sous !… vous partagerez !
(Les porteurs sortent.)

Mongicourt (à droite de la table )
Des gants ! Quels gants ?

Petypon (tout en redressant le dossier du fauteuil et le mettant en état )
Des gants de soie ! des gants isolateurs ! (Prenant le fil dont est munie la machine électrique qui est censé transmettre le courant au fauteuil quand on l'y branche.)
Alors, tu vois, tu n'a qu'à introduire la fiche qui est au bout de ce fil dans la mâchoire placée au dossier du fauteuil !… (Indiquant le bouton de cuivre qui surmonte le côté gauche du dossier.)
Tu appuies sur ce bouton… (il donne un coup du plat de la main sur ledit bouton ; aussitôt, dans le globe de la machine, on voit vaciller des rayons lumineux.)
et la communication est établie !… (Indiquant le bouton de droite.)
Comme ça, tu l'arrêtes. (Il appuie sur le bouton, les rayons disparaissent.)
Alors, voilà : tu places ton malade… euh… (Ses yeux semblent chercher un sujet absent, puis, s'arrêtant soudain sur Mongicourt qui, absorbé, l'écoute avec intérêt.)
Tiens, vas-y donc, toi ! tu te rendras mieux compte.

Mongicourt (à droite du fauteuil, devant la table )
Non !… non !… Je te remercie bien ! Vas-y, toi !

Petypon (à gauche du fauteuil )
Mais non, voyons ! puisque c'est moi qui te démontre !… D'ailleurs, ça n'est pas comme opéré que j'aurai à m'en servir, mais comme opérateur, alors !…

Mongicourt (riant )
J'te dis pas ! mais, qu'est-ce que tu veux ? moi, ces choses-là, je les aime beaucoup mieux pour les autres que pour moi, alors !…

Petypon
Quoi ? Quoi ? je n'ai pas l'intention de t'endormir ! C'est pour te faire voir le fonctionnement du fauteuil.

Mongicourt (manquant de confiance )
Ben oui !

Petypon
Tu ne me crois pas.

Mongicourt (même jeu )
Si ! si !

Petypon
Eh ben ! alors ?

Mongicourt
Soit, mais, tu sais !… Pas de blagues, hein ?

Petypon
Mais non, quand je te dis !

Mongicourt (sans enthousiasme )
Oui, enfin !…
(Il s'assied dans le fauteuil.)

Petypon
Là ! Eh ben ?

Mongicourt (s'installant confortablement )
Eh ! on n'est pas mal, là-dessus !

Petypon
Parbleu !… Alors, n'est-ce pas ? suivant que je veux mon malade plus ou moins étendu, je fais fonctionner cette manivelle-là.
(Il indique le bouton placé extérieurement sous le siège et qui déclanche la crémaillère qui permet de modifier à volonté la position du dossier.)

Mongicourt
Oui ! oui.

Petypon (à croupetons, pressant sur le bouton en question )
Comme ça, je te renverse !…

Mongicourt (qui est bien adossé, se renversant avec le dossier )
Eh ! la ! eh ! là !

Petypon
N'aie pas peur ! (Redressant le dossier.)
Et, comme ça, je te remets droit.

Mongicourt
Eh ben ! oui !… connu !

Petypon (se redressant )
Et alors, maintenant, quand il s'agit d'endormir le malade, je presse sur ce bouton !…

Mongicourt (vivement )
Ah ! oui, mais, tu sais !…
(Trop tard ! Mongicourt n'a pas achevé le mot "tu sais", que Petypon, sans même s'en rendre compte, emporté qu'il est par sa démonstration, a appliqué une tape du plat de la main sur le bouton gauche du fauteuil. La machine, aussitôt, s'est mise en action ; Mongicourt reçoit comme un choc qui le fait sursauter et le voilà immobilisé dans son attitude dernière, les yeux joyeusement ouverts, un sourire béat sur les lèvres.)

Petypon (au-dessus du fauteuil, continuant sa démonstration, sans remarquer qu'il a endormi son confrère )
Immédiatement, mon cher, le patient, sous l'influence du fluide, tombe dans une extase exquise !… et, alors, ça y est ! insensibilité complète ! Tu as tout ton temps ! Tu peux charcuter, taillader, ouvrir, fermer, tu es comme chez toi ! Tu ne trouves pas ça épatant ?… (Un temps.)
Hein ? (Descendant à gauche du fauteuil, étonné du silence de Mongicourt.)
Mais dis donc quelque chose !… (A part.)
Qu'est-ce qu'il a ? (Appelant.)
Mongicourt !… Mongicourt ! (Brusquement.)
Sapristi ! je l'ai endormi !…
Oh ! non, moi, je… oho ! Il faut que je fasse voir ça à Gabrielle !… (Remontant vers la chambre de sa femme et ouvrant la porte.)
Gabrielle !… Gabrielle !…

Gabrielle (Voix de)
Tu m'appelles !

Petypon (redescendant )
Vite, viens !

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