ACTE PREMIER - Scène X



(AMÉLIE , KOSCHNADIEFF)

AMÉLIE(paraissant à la baie et descendant par la droite du canapé. )
Monsieur?

KOSCHNADIEFF(s'inclinant et se présentant. )
Général Koschnadieff ! (Amélie lui indique le canapé pour l'inviter à s'asseoir près d'elle; du geste, il décline respectueusement cet honneur et, allant jusqu'au piano sur lequel il dépose son chapeau, il prend la chaise qu'il descend près du canapé. Se présentant à nouveau.)
Général Koschnadieff, premier aide de camp de Son Altesse Royale le prince Nicolas de Palestrie.
(Sur un nouveau signe d'Amélie, il s'assied sur la chaise qu'il a descendue.)

AMÉLIE
Oh ! Général, très honorée, mais…?

KOSCHNADIEFF
C'est Son Altesse qui m'envoie vers vous.

AMÉLIE(étonnée. )
Son Altesse?

KOSCHNADIEFF
Le prince est donc très amoureux de vous.

AMÉLIE
De moi?… comment? Mais Son Altesse ne me connaît pas.

KOSCHNADIEFF
Je vous demande pardon ! Vous étiez bien une fois au gala du Français, lors de la dernière visite officielle du prince à Paris?… Aux fauteuils de l'orchestre?

AMÉLIE
En effet, mais…

KOSCHNADIEFF
Eh bien ! le prince vous a remarquée.

AMÉLIE(très flattée. )
Moi ! non, vraiment? Oh !

KOSCHNADIEFF
Certes !… Il a même demandé au Président de la République qui vous étiez !

AMÉLIE(n'en croyant pas ses oreilles. )
Non?

KOSCHNADIEFF
Mais le Président n'a pas pu le renseigner

AMÉLIE
Ah?

KOSCHNADIEFF
Non !

AMÉLIE
Tiens !

KOSCHNADIEFF
Alors, nous avons délégué un attaché de l'ambassade, qui s'est mis en rapport avec la police, laquelle, le lendemain, nous a fait parvenir une fiche.

AMÉLIE(estomaquée. )
Une… une fiche !

KOSCHNADIEFF(confirmant de la tête. )
Une fiche. C'est comme cela que le prince a eu la joie d'apprendre qui vous étiez.

AMÉLIE(aimable, mais vexée. )
Ah ! c'est… c'est d'un galant !

KOSCHNADIEFF
Oh ! Son Altesse est très éprise ! Elle a le pépin… comme vous dites ! (Rapprochant sa chaise d'Amélie, et confidentiellement, presque dans l'oreille.)
Je crois que si elle est revenue incognito, c'est beaucoup pour vous.

AMÉLIE
A ce point !

KOSCHNADIEFF(hoche la tête affirmativement, puis. )
A ce ! Son Altesse est arrivée ce matin… En ce moment, elle fait la visite au Président, qui la lui rendra un quart d'heure après; après quoi, elle sera débarrassée !

AMÉLIE
Oui, le fait est que ces petites cérémonies… !

KOSCHNADIEFF
Qu'est-ce que vous voulez? c'est le protocole ! (Revenant à ses moutons.)
Si je vous disais que la première chose que le prince m'a dite en s'installant à l'hôtel sur l'honneur ! c'est une parole d'amour pour vous.

AMÉLIE(sur un ton légèrement langoureux. )
Le prince est donc sentimental?

KOSCHNADIEFF(élevant la main au-dessus de sa tête pour exprimer l'immensité de la chose. )
Très !… (Comme à l'appui de son dire.)
Il m'a dit: "Koschnadieff, mon bon ! Cours chez elle et arrange-moi ça, hein? Sur toi je compte !"

AMÉLIE(un peu estomaquée. )
Ah?… Ah? Comme ça?

KOSCHNADIEFF
Positivement.

AMÉLIE(entre chair et cuir. )
Eh ! ben, mon colon !

KOSCHNADIEFF
Oh ! il est très amoureux ! (Changeant de ton.)
Et alors, voilà, je fais la démarche.

AMÉLIE(interloquée. )
Ah? Ah ! Alors c'est vous qui…

KOSCHNADIEFF(étonné de la surprise d'Amélie. )
Quoi?… on dirait que je vous étonne?…

AMÉLIE
Du tout, du tout; seulement, n'est-ce pas…?

KOSCHNADIEFF
Oui, je comprends ! c'est un peu délicat !… Vous n'êtes peut-être pas habituée à ce genre de démarche !

AMÉLIE
Oh ! c'est pas ça !… Vous pensez bien, n'est-ce pas? Que tous les jours… Seulement, tout de même, ordinairement, c'est pas un général.

KOSCHNADIEFF
Vraiment?… Tiens, tiens, tiens !

AMÉLIE
Non.

KOSCHNADIEFF
Comme c'est curieux !

AMÉLIE
Ah?

KOSCHNADIEFF(avec fierté. )
En Palestrie, c'est moi que j'ai l'honneur d'être chargé !… (Comme raison de cette charge:)
Je suis l'aide de camp de Son Altesse !

AMÉLIE(s'inclinant avec un peu d'ironie. )
Evidemment ! évidemment !

KOSCHNADIEFF(se levant comme mû par un ressort, et les deux mains sur les hanches, bien en face d'Amélie. )
Alors !… dites-moi quoi? Voyons !… quand?

AMÉLIE(se levant également. )
Quoi, quand?

KOSCHNADIEFF(très à la hussarde. )
Quelle nuit voulez-vous?

AMÉLIE(avec un sursaut d'effarement. )
Hein? Ah ! non, vous savez? Vous avez une façon de vous coller ça dans l'estomac !… Mais je ne suis pas libre, général ! J'ai un ami !

KOSCHNADIEFF(de même. )
Aha !… et alors?… Qu'est-ce qu'il veut?… Une décoration, peut-être? Commandeur de notre ordre, est-ce ça?

AMÉLIE
Mais non, monsieur, mais non ! Je suis fidèle à mon amant.

KOSCHNADIEFF
Bon !… Alors, grand officier?… Avec plaque?… Ca fera peut-être l'affaire?

AMÉLIE(passant devant le général et gagnant la gauche. )
Mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit !

KOSCHNADIEFF(sur un ton scandalisé. )
Alors, donc, quoi? C'est un refus?… Vous éconduisez Son Altesse?

AMÉLIE(vivement. )
Je ne dis pas ça.

KOSCHNADIEFF
Qu'est-ce qui vous arrête?

AMÉLIE(hésitante. )
Ah ! ben, tiens… !

KOSCHNADIEFF(qui est remonté derrière Amélie et tout contre elle, lui glissant les mots à l'oreille comme le démon tentateur. )
Songez qu'il s'agit d'une Altesse Royale !… et, tromper son amant avec une Altesse Royale, ce n'est donc déjà positivement plus le tromper.

AMÉLIE(déjà hésitante. )
Oui, évidemment, ça… ! (Se retournant vers le général.)
Surtout qu'on n'est pas obligé de lui raconter.

KOSCHNADIEFF(reculant un peu à droite. )
Eh ! par Dieu le Père, non !

AMÉLIE
Justement, mon amant qui part faire ses vingt-huit jours à Rouen !

KOSCHNADIEFF
(très large. )
Là ! vous voyez, comme le Seigneur fait les choses !

AMÉLIE
Et une Altesse Royale !

KOSCHNADIEFF(presque murmuré dans l'oreille d'Amélie. )
Le prince est très généreux !

AMÉLIE
Oh ! mon amant me donne tout ce dont j'ai besoin !

KOSCHNADIEFF(vivement. )
Je ne doute ! (Plus lentement.)
mais à côté de tout qu'est ce qu'on a besoin…

AMÉLIE(achevant sa pensée. )
Il y a tout ce qu'est-ce qu'on n'a pas besoin !

KOSCHNADIEFF
Qui est énorme !

AMÉLIE(tourne la tête vers le général, l'oeil dans son oeil, puis, articulé seulement avec les lèvres, sans aucun son de voix, mais avec une mimique expressive. )
Enorme !

KOSCHNADIEFF(avec sa brusquerie de sauvage. )
Oui !… Eh bien ! donc, alors quoi?

AMÉLIE(l'oeil fixé sur la rosette du général avec laquelle elle joue machinalement de la main. )
Eh bien ! alors… je ne sais pas !…

KOSCHNADIEFF(cavalièrement. )
Très bien !
(Pan ! une tape du plat de la main dans le dos.)

AMÉLIE(au reçu de la tape. )
Oh !

KOSCHNADIEFF
Nous sommes d'accord. (Il fait mine de remonter chercher son chapeau, puis redescend.)
Ah ! je n'ai plus qu'une chose à vous dire: son Altesse a l'habitude, après chaque visite, de donner dix mille francs.

AMÉLIE(relevant le nez. )
Dix… dix mille francs !

KOSCHNADIEFF(les yeux dans ceux d'Amélie. )
Dix mille !

AMÉLIE
(avec un petit sifflement d'admiration. )

KOSCHNADIEFF(martelant chaque membre de phrase. )
C'est donc une somme de neuf mille francs que j'aurai à vous remettre !

AMÉLIE(qui écoutait les yeux à terre, relevant le nez à ce moment. )
De… de neuf?

KOSCHNADIEFF(sans se démonter. )
De neuf.

AMÉLIE(saisissant. )
Ah ! parce que vous…

KOSCHNADIEFF
Quoi?

AMÉLIE(vivement. )
Non… non ! rien ! ça va bien ! de neuf ! de neuf ! de neuf !

KOSCHNADIEFF(sur un ton de conclusion. )
Nous sommes d'accord !
(Il remonte chercher son chapeau.)

AMÉLIE(à part. )
Eh ben ! mon lapin !

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