Acte II - Scène III



(LES MÊMES , CHARLOTTE , PUIS IRÈNE .)

CHARLOTTE(passant la tête avec circonspection. )
On… on peut tout de même?… Oui?

MARCEL
Quoi?

CHARLOTTE
Bien que monsieur ait sonné, on peut tout de même entrer?

MARCEL
Est-ce que vous vous payez ma tête?

CHARLOTTE
Non, monsieur.

MARCEL
Espèce d'oie !

CHARLOTTE
Oui, monsieur.

MARCEL
Allez ! madame a une commission à vous donner.

AMÉLIE(à Charlotte qui est au-dessus de la table. )
Oui, tenez ma fille ! Ce n'est pas loin… cette lettre à porter à l'hôtel Continental…

CHARLOTTE(prenant la lettre. )
Oui, madame.
(Elle remonte.)

AMÉLIE
Attendez ! attendez ! Et puis cette autre: rue de Rivoli, à côté.

CHARLOTTE
Ah?… Ah ben ! alors, c'est pas une commission.

MARCEL
Comment, c'est pas une commission?

CHARLOTTE
C'est… deux commissions !

MARCEL(a un hochement de tête significatif au public, puis bien contenu. )
Dites donc ! Voulez-vous me foute le camp?

CHARLOTTE(obéissant sans empressement. )
Oui, monsieur.

MARCEL(bondissant vers elle et sur un tout autre ton. )
Voulez-vous me foute le camp?

CHARLOTTE(détalant au plus vite. )
Oui, monsieur !

MARCEL(sur le seuil de la porte du fond, parlant à la cantonade. )
Espèce d'oie !

AMÉLIE(traversant la scène derrière Marcel sans qu'il l'aperçoive. )
Ah ! zut, moi je gèle comme ça !
(Elle se recouche dans le lit.)

MARCEL(toujours à la cantonade. )
Vous m'entendez: Espèce d'oie ! (Il referme la porte et,. se dirigeant vers la table où il croit trouver encore Amélie.)
Non, on n'a pas idée, ma chère… (L'apercevant dans le lit.)
Hein ! Ah non, non ! tu ne vas pas te recoucher !

AMÉLIE
Oh ! mais, je suis gelée, moi ! et en attendant papa…

MARCEL(voulant la faire lever. )
Il n'y a pas d'"en attendant papa" ! Allez ! Allez ! Debout !

AMÉLIE
Oh ! mais voyons…

MARCEL
Debout-debout-debout !
(On sonne.)

MARCEL
Chut ! (Tous deux restent coi, l'oreille tendue.)
On a sonné.

AMÉLIE
Oui.

MARCEL(prêtant l'oreille à la porte. )
Qui est-ce qui vient nous embêter ?

VOIX DE CHARLOTTE
Mais qui demandez-vous, madame ?

VOIX D'IRÈNE
Est-ce que monsieur est là ? Oui?

MARCEL(bondissant vers le lit. )
Nom d'un chien, Irène !

AMÉLIE
Quoi ?

MARCEL
Ma maîtresse, fous le camp !

AMÉLIE(qui se dispose à descendre du lit. )
Hein ! c'est madame?

MARCEL( la poussant par la croupe, ce qui la fait tomber du lit, la tête et les mains en avant. )
Mais fous le camp, n… de D… ! Cache-toi !

AMÉLIE(tombant la tête en bas. )
Mais où? Mais où?

MARCEL( qui a fait le tour du lit et se dispose à détacher les embrasses des rideaux pour les fermer. )
Mais je ne sais pas ! Là, sous le lit ! Dépêche-toi, sacrebleu !

AMÉLIE(se disposant à se glisser sous le lit.)
Ah ! bien, je m'en souviendrai de cette matinée !

MARCEL(lui envoyant deux poussées du plat du pied. )
Mais vas-tu te dépêcher, nom d'un chien !
(Il détache les embrasses, les rideaux se ferment nuit. Marcel ne fait qu'un bond sur le lit, sur lequel il s'étale de tout son long. A ce moment, on frappe à la porte.)

IRÈNE(passant la tête. )
On peut entrer?

MARCEL(comme si on le réveillait en sursaut. )
Qui…? Qui est là?

IRÈNE(entrant. )
On voit qu'il fait grand jour dans l'antichambre alors que la chambre est dans l'obscurité. Oh ! qu'il fait noir !

MARCEL
Mais qui… qui est là?

IRÈNE(tout en refermant la porte. )
Ton cœur ne te le dit pas?

MARCEL(d'une voix qu'il veut faire tendre et qui n'est que chevrotante. )
Ohohoh ! Irène !

IRÈNE
Ah ! Son cœur le lui a dit ! (S'élançant vers le lit à tâtons.)
Ah ! Chéri !… Mais où es-tu donc?

MARCEL(de la même voix chevrotante. )
Mais là ! (La main d'Irène, dans l'obscurité, vient cogner le visage de Marcel.)
Oh !

IRÈNE
Oh ! Je t'ai mis le doigt dans l'oeil?

MARCEL
Non ! c'est ma bouche !

IRÈNE(avec élan. )
Oh ! mon chéri !

MARCEL
Oh ! ma Rérène !
(Ils s'embrassent.)

AMÉLIE(surgissant à mi-corps du dessous du lit, face au public, comiquement. )
Oh ! ce qu'on est mal là-dessous !

IRÈNE(se dégageant de l'étreinte de Marcel. )
Mais pourquoi es-tu dans le noir, comme ça? Attends !
(Elle cherche le bouton électrique à tâtons.)

MARCEL
Qu'est-ce que tu cherches?

IRÈNE(même jeu. )
Le bouton de l'électricité.

MARCEL
Oh ! tu veux allumer !

IRÈNE
Mais oui, c'est triste, ici ! On ne se voit pas ! (Avec coquetterie.)
et on y perd !… Moi, du moins !

MARCEL(s'efforçant de se mettre au diapason. )
Oh ! mais moi aussi.

IRÈNE(même jeu. )
Oh ! tu dis ça, pour ne pas être en reste.

MARCEL(même jeu. )
Mais non, j'y perds bien plus que toi !

IRÈNE
Oh ! t'es gentil !
(Elle l'embrasse.)

AMÉLIE(sous le lit. )
Non, mais ils n'ont pas fini au-dessus !

IRÈNE
Enfin ! où est-il donc le bouton?

MARCEL
Près du lit, au-dessus de la table.

IRÈNE
Au-dessus de la table, bon ! (En tâtonnant, elle fait tomber la pelote de ficelle, qui roule sous le lit.)
Oh ! qu'est-ce que j'ai fait tomber? C'est sous le lit ! attends !
(Elle se baisse pour ramasser l'objet tombé.)

AMÉLIE(à part. )
Fichtre !

MARCEL(vivement arrêtant le mouvement d'Irène. )
Laisse donc ! Laisse donc !

IRÈNE
Mais c'est là… !

MARCEL(la relevant en la voyant se rebaisser. )
Mais laisse donc, voyons !… Ca n'a pas d'importance !… C'est une pelote de ficelle ! On la ramassera plus tard.

IRÈNE
Ah ! Et puis, comme tu voudras.

AMÉLIE(sur un ton blagueur. )
Oh ! c'est dommage ! on aurait reçu une visite !

IRÈNE(trouvant le bouton qui allume le lustre et non celui de la veilleuse. )
Je le tiens. Ah ! voilà ! (Elle tourne le commutateur, le lustre s'allume.)
Ah ! à la bonne heure ! on se voit, à présent !

MARCEL(se faisant un abat-jour de sa main comme quelqu'un que la lumière aveugle. )
Ah ? tu trouves ?

IRÈNE
Oh ! ça te fait mal aux yeux ?

MARCEL
C'est parce que je viens de me réveiller, n'est-ce pas ? alors…

IRÈNE
C'est moi qui t'ai réveillé !… Oh ! je suis désolée !

MARCEL
Mais non ! non ! mais tu as bien fait ! il est temps de me lever.
(Il fait mine de descendre du lit, côté droit.)

IRÈNE(lui repoussant les jambes sur le lit. )
Comment as-tu dit ça?

MARCEL(même jeu. )
Oui, tu comprends, n'est-ce pas?…

IRÈNE(même jeu. )
Mais rien du tout ! Tu me parles de te lever, quand j'arrive ! Eh ! bien, c'est encore gentil, ça !… Quand je suis là, près de toi, tout heureuse, toute frémissante du désir de toi.

MARCEL
Hein ?

AMÉLIE(à part. )
Eh ! bien, mon colon !

IRÈNE(enlevant son manteau et se préparant à se déshabiller. )
Du tout, du tout ! Tu étais en train de dormir, eh ! bien, on va dormir tous les deux !

MARCEL(avec un sourire angoissé. )
Aha?

IRÈNE
Comme un petit mari et une petite femme !

MARCEL(même jeu. )
Aha ?

IRÈNE
T'es pas content ?
(Prononcer "cotent".)

MARCEL
Oh ! Si ! si ! Ah ! ben !

AMÉLIE
Eh ! ben, on va rigoler là-dessous !

IRÈNE(grimpant à deux genoux sur le lit. )
Et puis tout, comme un petit mari et une petite femme !

MARCEL
Aha ?

AMÉLIE
Et tout ça sur ma tête?

IRÈNE(lui sautant au cou. )
Oh ! mon chéri-chéri !

MARCEL(s'efforçant d'être au diapason. )
Oh ! ma Réré-Réreine !

AMÉLIE
Ca y est ! on entame l'ouverture !

MARCEL(pendant qu'Irène, qui à droite, sur le lit - par conséquent à la gauche de Marcel - l'embrasse dans le côté droit du cou. A part. )
Ce que c'est gênant de sentir un tiers sous soi, dans ces moments-là !

IRÈNE(descendant du lit et allant retirer son chapeau sur la table de droite. )
Et maintenant, sois heureux ! J'ai toute ma journée à toi.

AMÉLIE(bien largement. )
Hein !

MARCEL( terrifié. )
Aha ?

AMÉLIE(à part. )
Il va falloir que je reste toute la journée là-dessous, moi?

MARCEL
Toute… toute la journée?

IRÈNE
Tu n'as pas l'air ravi.

MARCEL
Moi ! Ah ben ! ah ! là là !

IRÈNE
Non, vraiment, écoute ! quand je suis là, près de toi… !

MARCEL
Tu as raison ! Tiens ! J'ai un bain à prendre ! Viens ! Viens ! dans la salle de bains…
(Il fait mine de descendre du lit.)

IRÈNE(lui repoussant les jambes comme précédemment. )
Hein ! mais non ! mais non ! En voilà une idée !

MARCEL(même jeu. )
Tu ne veux pas venir dans la salle de bains?

IRÈNE(même jeu, sur un ton qui ne souffre pas de réplique. )
Mais non !

AMÉLIE(à part, sur un ton précieusement comique, et la bouche en cul de poule. )
Ah ! ça serait pourtant si bien, si elle allait dans la salle de bains !

IRÈNE(descendant un peu en scène, ce qui fait s'éclipser Amélie sous le lit. )
Quand on a une bonne chambre, aller dans la salle de bains ! Ah ! non ! non, merci ! (Revenant à Marcel.)
Tu vas me faire une place dans ton dodo; et moi, je vais me déshabiller.
(Elle va jusqu'à la table et se met à dégrafer son col.)

MARCEL(avec angoisse. )
Aha ?

AMÉLIE(paraissant à gauche du pied du lit. )
Hein ! ces femmes honnêtes ! Et ça vous traite de haut en bas !

IRÈNE(qui se débat contre les difficultés d'un corsage agrafé dans le dos. )
Oh ! cette agrafe !… (Sautant assise sur le lit et présentant sa nuque à Marcel qui, tout occupé à monologuer en lui-même, semble ne pas l'entendre.)
Tiens, Marcel, veux-tu…? (Voyant que Marcel ne lui répond pas.)
Marcel ! (Descendant du lit, puis saisissant Marcel brusquement par le menton et lui faisant ainsi tourner la tête de son côté.)
Non, mais quoi? Qu'est-ce que tu as?

MARCEL(qui immédiatement s'est composé un sourire. )
Hein ?

IRÈNE
Ça ne te va pas?

MARCEL
Oh ! mais si !
(Il tend les mains pour défaire l'agrafe.)

IRÈNE(repoussant sa main. )
Non, non ! Tu as l'air de faire une tête ! Ah çà ! dis donc, est-ce que, par hasard, depuis que tu fréquentes mademoiselle d'Avranches…?

AMÉLIE
Moi !

MARCEL
Oh ! quoi? Quoi? Qu'est-ce que tu vas t'imaginer?

IRÈNE
Ah ! C'est que je suis bonne personne; j'ai bien voulu me prêter pour ton parrain… ! mais peut-être qu'à jouer comme ça à la fiancée et au fiancé… qui sait ? Il a bien pu arriver que… Ah ! mais c'est que ça ne m'irait pas !

MARCEL
Oh ! moi, moi ! avec Amélie ! Ah ben ! Ah ! là là, tu ne m'as pas regardé !…

AMÉLIE(la moitié du corps sortie côté gauche du lit, étendue sur le dos. - Pendant qu'il parle, donnant de la main des petits coups sur le matelas. )
Non, mais dis donc ! Dis donc, là-haut !

IRÈNE
Ah ! J'espère ! D'ailleurs, ce n'est pas une femme pour toi, cette petite ! Evidemment, elle a une frimousse.

MARCEL(trop heureux de cette concession, tapotant de sa main droite pour attirer l'attention d'Amélie. )
Ah ! ça oui, oui, elle a une frimousse.

MARCEL(trop heureux de cette concession, tapotant de sa main droite le matelas, pour attirer l'attention d'Amélie. )
Ah ! ça oui, oui, elle a une frimousse.

AMÉLIE(le saisissant au poignet et le secouant comiquement de façon à le faire presque tomber du lit. )
Merci, trop aimable !

MARCEL(luttant pour retrouver son équilibre. )
Aha !… aha !

IRÈNE(le rattrapant par la jambe. )
Eh bien ! qu'est-ce que tu as?

MARCEL( se remettant sur son séant. )
Rien ! Rien !… C'est le matelas qui dégouline !

IRÈNE(haussant les épaules. )
Oh !
(Elle descend un peu en scène. Marcel profite de ce qu'elle lui tourne le dos pour envoyer un coup de plat de pied sur la nuque d'Amélie qui, à ce moment, est à quatre pattes, se disposant à rentrer sous le lit.)

AMÉLIE(que ce choc aplatit par terre. )
Oh !

IRÈNE(se retournant au cri étouffé d'Amélie. )
Quoi?

MARCEL(qui a repris sa position primitive, de l'air le plus naturel. )
Rien, rien ! J'ai fait "oh !".

IRÈNE(revenant à ses moutons. )
Non, mais, qu'est-ce que c'est cette Amélie ! Une ancienne femme de chambre ! Un torchon !

AMÉLIE(à plat ventre, toujours gauche du lit, les coudes par terre et le menton dans les mains. )
Non, mais entrez donc !

IRÈNE
… et vulgaire !… sans race !…

AMÉLIE
N'en jetez plus, la cour est pleine !…

IRÈNE
C'est comme ses mains ! Tu n'as pas vu ses mains?

MARCEL
Non ! Non, je…

AMÉLIE(regardant ses mains. )
Quoi? Qu'est-ce qu'elles ont, mes mains?

IRÈNE
C'est une bonne fille, mais pas soignée…

AMÉLIE
Ah ! mais elle m'embête, madame !

IRÈNE
Elle s'ondule avec de la vanille, mon cher ! Te figures-tu ça?

AMÉLIE
Et je resterais là-dessous pour entendre ça ! Ah ! non, alors ! Elle disparaît sous le lit.

IRÈNE
Vois-tu, mon chéri, la vraie femme qu'il te faut, c'est moi.

AMÉLIE(passant la tête face au public, entre les deux pieds du lit. )
Comment donc ! c'est ça !

MARCEL(voyant Irène qui allume la veilleuse. )
Qu'est-ce que tu fais?

IRÈNE
Il y a des moments où je préfère l'obscurité.
(La veilleuse étant allumée, elle tourne le bouton qui éteint le lustre demi-nuit.)

AMÉLIE
Oh ! la pelote de ficelle !… Attends un peu !
(Elle disparaît sous le lit et, pendant tout ce qui suit, on la devine qui manigance quelque chose car, sans qu'on la voie, elle, on aperçoit de temps en temps sa main qui manipule le couvre-pied qui pend au pied du lit.)

IRÈNE(sautant joyeusement sur le lit. )
Oh ! Chéri ! Chéri !

MARCEL
Oh ! Réré-Réreine !
(Ils s'embrassent.)

IRÈNE(s'asseyant complètement, les jambes sur le lit, à côté de Marcel. )
On est bien sur ton lit !… Ah ! si tu savais comme j'ai mal dormi cette nuit !

MARCEL(sainte-nitouche. )
Ah ! pas plus que moi ! J'ai travaillé tard !

IRÈNE
Moi, j'ai eu des cauchemars !… Figure-toi: je somnolais : j'ai été réveillée en sursaut par une longue forme blanche, qui, à la lueur de la veilleuse, agitait de grands bras… (Sans transition, l'embrassant.)
Je t'adore.

MARCEL(pressé de connaître la suite. )
Oui, oui !… C'était quoi ?

IRÈNE
Mon mari, qui passait sa chemise de nuit ! Crois-tu ? C'est tout simple, mais quand on ne s'attend pas !… Toute la nuit, ça m'a poursuivie ! (Apercevant le couvre-pied qui dégringole du lit, tiré d'en bas par Amélie.)
Tiens, ton couvre-pied qui est tombé.

MARCEL
Oui, ça ne fait rien.

IRÈNE
Et tout le temps, il me semblait voir les objets s'agiter, les meubles marcher… (Poussant un grand cri en apercevant le couvre-pied sous lequel est cachée Amélie, avancer dans la chambre avec des soubresauts comiques.)
Ah !
(Elle ne fait qu'un bond en saut de mouton par-dessus le corps de Marcel et se précipite à l'extrême-gauche de la scène, tandis que la couverture animée se dirige par petits soubresauts vers le cabinet de toilette.)

IRÈNE(cri strident et prolongé. )
Aaaah !

MARCEL(bondissant sur les genoux jusqu'au pied du lit qu'il n'a pas quitté. )
Quoi ? Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a?

IRÈNE(acculée à l'extrême-gauche. )
Là !… là !… ton couvre-pied qui marche !

MARCEL(à part, en pouffant sous cape. )
Ah ! chameau d'Amélie, va ! (Haut, faisant l'innocent.)
Où ça? Je ne vois rien !

IRÈNE
Mon Dieu ! C'est mon cauchemar qui me reprend… Oh ! Marcel, j'ai peur !

MARCEL(qui est allé rejoindre Irène. )
Allons, voyons ! voyons ! pour un couvre-pied qui marche ! mais ça se voit tous les jours. Faut être au-dessus de ça ! Faut être au-dessus de ça !
(A ce moment, par la porte du cabinet restée ouverte, on voit le couvre-pied qui revient tout seul et retourne par petits sauts saccadés dans la direction du lit. Lire l'explication à la fin de l'acte.)

IRÈNE(cri strident. )
Aaah !

MARCEL(sursautant. )
Quoi !

IRÈNE
Là ! Là ! le voilà qui revient !

MARCEL
Hein !

IRÈNE
Là ! Là !

MARCEL(éperdu. )
Mon couvre-pied qui revient tout seul.
(Pendant ce temps-là, le couvre-pied s'est rapproché par secousses espacées. Nouvelle secousse.)

IRÈNE(poussant un grand cri et se précipitant sur le lit pour en redescendre aussitôt du côté droit. )
Ah !

MARCEL(faisant comme elle. )
Allons, voyons ! Allons, voyons ! (Très troublé.)
Mais du calme…, du calme, quoi !
(Irène est au-dessus de la table, Marcel plus bas.)

IRÈNE(voyant Marcel qui, peu rassuré, se dirige cependant avec circonspection vers la couverture. Brusquement et crié. )
Marcel ! Marcel ! N'y va pas !

MARCEL(bondissant en arrière au cri d'Irène, puis. )
Allons ! Allons ! Qu'est-ce que tu penserais de moi si !… Ce n'est pas au moment du danger qu'un homme se dérobe !
(Marcel gagne sur la pointe des pieds vers la couverture.)

IRÈNE(vivement, au moment où Marcel s'en approche.)
Marcel ! Marcel ! prends garde !

MARCEL(nouveau bond en arrière, puis. )
Ah ! là ! voyons ! (Comme précédemment, il gagne prudemment vers le couvre-pied. Arrivé auprès, le considère de l'oeil, risque un ou deux coups timides de la pointe du pied dans la couverture, puis voyant que rien ne bouge, après un peu d'hésitation, la saisit par un des coins et, triomphant, la ramène en courant vers Irène qui, pendant ce jeu de scène, est descendue à l'avant- scène droite, à distance respectable de Marcel.)
Là !… tu vois ! petite peureuse !

IRÈNE(avec admiration. )
Ah ! Tu en as du courage, toi !

MARCEL(avec panache, le bras tendu tenant haut la couverture. )
Un homme ne recule pas, même devant un couvre-pied !
(A ce moment, d'une secousse brusque, le couvre-pied lui est arraché des mains et va rejoindre le pied du lit.)

TOUS DEUX(poussant un même cri de terreur. )
Ah !

IRÈNE(courant en tous sens, affolée. )
Ah ! mon Dieu ! Au secours ! Au secours !

MARCEL(gagné par la contagion de la peur. )
Mais ne crie donc pas ainsi à la fin ! Ca finirait par me gagner !

IRÈNE(même jeu, et courant prendre son chapeau sur la table. )
La couverture est enchantée ! Je ne veux pas rester une minute de plus !

MARCEL
Mais ne crie donc pas comme ça ! Ne crie donc pas comme ça !
(Affolée, Irène se précipite vers le cabinet de toilette quand, à ce moment, en surgit Amélie, telle un gnome monstrueux, revêtue d'un peignoir de bain dont elle a le capuchon sur la tête, la figure recouverte du masque déjà vu, et agitant dans chaque main une allumette-feu d'artifice enflammée. Elle se fait toute petite en marchant et avance ainsi par petits pas rapides et déhanchés.)

IRÈNE(rebroussant chemin. )
Ah ! Au secours ! Au secours !

CHARLOTTE(entrant à ce moment. )
Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qu'il y a?… (Poussant un cri.)
Ah ! Au secours ! Au secours !
(Les deux femmes se précipitent dehors.)

MARCEL(aussi affolé qu'elles. )
Mais taisez-vous donc ! Mais taisez-vous donc !
(Il s'est réfugié entre le lit et la fenêtre, littéralement hypnotisé par l'apparition qu'il a devant lui. Voyant sa terreur, et pour s'en amuser, Amélie va se camper devant lui, mais de l'autre côté du lit. Marcel redescend vivement vers le pied du lit comme pour traverser la scène. Amélie redescend également. Marcel remonte vers la tête du lit, saisit un des oreillers, le lance à Amélie et court grimper sur la banquette qui est sous la fenêtre tout en s'enveloppant le corps dans le rideau. Amélie, se tordant de rire, va jeter ses allumettes dans le vase près de la porte du cabinet de toilette, lance dans le cabinet de toilette masque et peignoir, puis:)

AMÉLIE
Eh bien ! je crois que c'est mené… ça !

MARCEL(toujours dans son rideau. )
Hein ! C'est toi ! C'est toi qui nous fiches des venettes pareilles?… (Il descend de la banquette et met les embrasses au rideau. Grand jour.)

AMÉLIE
Eh ! oui, faut bien que les masques et les allumettes-feu d'artifice servent à quelque chose !

MARCEL(allant à Amélie. )
Ah ! non, écoute, c'est idiot !… Tu as vu dans quel état tu as mis ces malheureuses femmes?

AMÉLIE
Plains-toi, je t'ai sauvé la partie avec madame; sans cela, elle serait encore là, et tu étais plutôt empêtré !… Elle a eu un peu le trac, hein? Ah ! bien, ça lui apprendra à me chiner ! Après l'accueil que je lui avais fait chez moi ! Non, "mes mains" ! Mais, qu'est-ce qu'elles ont, mes mains?
(Elle les lui fourre brusquement sous le nez.)

MARCEL
Allons, voyons? (Changeant de ton.)
Ah ! parbleu, quand j'ai vu le couvre-pied filer, j'ai bien pensé que tu étais dessous !… Mais quand je l'ai vu revenir tout seul !… Ah ! ça, par exemple !…

AMÉLIE
T'as eu la frousse.

MARCEL(étourdiment. )
Oui !… (Vivement.)
Hein ! non !… Non mais, enfin, je n'y étais plus ! Je ne… Comment diable as-tu fait ça ?

AMÉLIE
Oh ! que c'est malin ! Madame m'avait envoyé de la ficelle, n'est-ce pas? Alors, moi, avec une épingle à cheveux, j'ai relié la corde au couvre-pied, j'ai passé autour du pied du lit… et, une fois dans le cabinet de toilette, aïe donc ! je n'ai eu qu'à tirer pour que le couvre-pied revienne en place.
(Elle remonte et va éteindre la veilleuse.)

MARCEL(ramassant le couvre-pied et le remettant sur le lit. )
Ah ! que c'est bête ! Veux-tu que je te dise? C'est enfantin !

AMÉLIE(redescendant. )
Ben oui ! C'est l'œuf de pigeon?

MARCEL( la regarde, étonné, puis. )
Quel œuf de pigeon?

AMÉLIE
Ben, je ne sais pas ! C'est toi qui disais ça l'autre jour !

MARCEL
Moi ?

AMÉLIE
Enfin quoi ? Il fallait le trouver.

MARCEL
Ah ! l'œuf de Colomb, tu veux dire.

AMÉLIE(remontant vers le lit. )
Oh ! bien, oui, quoi ! Colombe, pigeon, c'est toujours le même animal.

MARCEL
Le même animal ! Evidemment, évidemment ! (Répétant en riant sous cape.)
L'œuf de pigeon !
(Il gagne la droite.)

AMÉLIE(grimpant sur le lit et se refourrant dedans. )
Voilà comme je suis, moi ! Je suis inventive !

MARCEL
Ah ! grande gosse, va !… (Se retournant et apercevant Amélie dans le lit.)
Ah ! non, non, tu ne vas pas te recoucher. Allez ! debout-debout-debout !

AMÉLIE
Oh ! mais enfin !…

MARCEL
Allez, deb…
(Sonnerie qui les galvanise, ils se regardent.)

AMÉLIE
On a sonné.

MARCEL
Oui.
(Il va prêter l'oreille à la porte du fond.)

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