ACTE PREMIER - Scène première



(Chez Amélie Pochet. Le Salon. Premier plan, fenêtre à quatre vantaux et formant légèrement bow-window. Deuxième plan, un pan de mur. Au fond, à gauche, face au public, la porte donnant sur le vestibule. Toujours au fond, occupant le milieu de la scène, une glace sans tain qui permet de distinguer la pièce contiguë. On aperçoit, par cette glace, l'envers de la cheminée voisine ainsi que sa garniture. A droite, en pan coupé, grande baie sans porte donnant sur un petit salon. A droite, premier plan, porte donnant dans la chambre d'Amélie. Au fond, contre la glace sans tain, un piano demi-queue, le clavier tourné vers la gauche. Sur le piano, une boîte de cigares, un bougeoir, une boîte d'allumettes; ceci sur la partie gauche du piano. Sur la partie droite, un gramophone et des disques; dans le cintre du piano, une petite "table-rognon" ou un petit guéridon. Sur cette table, un service à liqueurs. Contre le piano, dans la partie qui est entre le clavier et le cintre, une chaise. Devant le clavier du piano, une banquette. A droite, au milieu de la scène, placé de biais, un canapé de taille moyenne. A gauche, en scène, une table à jeu, avec cartes à jouer, cendriers, trois verres de liqueurs, une bouteille de chartreuse, une tasse de café. Une chaise au-dessus de la table, face au public; une chaise de l'autre côté, dos au public et une autre chaise à droite de ladite table. Petit meuble d'appui contre le pan de mur immédiatement après la fenêtre. Autres meubles, bibelots, tableaux, plantes, objets d'art ad libitum. Bouton de sonnette électrique au- dessus du piano, contre le mur, près de la baie.)


(AMÉLIE , BIBICHON , PALMYRE , YVONNE , VALCREUSE , BOAS)(PUIS ETIENNE Au lever du rideau, Amélie est debout, près du piano en train de faire entendre le gramophone à ses invités. Bibichon, un cigare à la bouche, est assis sur le canapé entre Palmyre et Yvonne. Palmyre est assise sur le bras du canapé.)
Valcreuse, dos au public, et Boas face au public, sont assis à la table à jeu, en train de faire une partie de cartes. Le gramophone est en marche exécutant un grand air chanté par Caruso. On écoute religieusement avec des dodelinements de tête extasiés. (Le morceau chanté par Caruso est l'air d'Il Trovatore, "Di quella pira…" enregistré par la Société des gramophones. Mettre le disque en mouvement, le rideau encore baissé, et ne lever qu'à la fin de la huitième mesure de chant après la ritournelle, à "Marse avvampo".)

YVONNE(sur un port de voix à effet de Caruso à la treizième ou quatorzième mesure. )
Oh ! Epatant !

PALMYRE(en extase. )
Ah !

AMÉLIE
Hein ! Croyez-vous !

TOUS(avec délice. )
Ah !
(On écoute.)

BIBICHON(à la dix-septième mesure du morceau. )
Qui est-ce qui gueule comme ça ! C'est Caruso?

AMÉLIE(descendant un peu. )
"Qui gueule" ! On t'en donnera des "Qui gueule" !

BIBICHON(pendant que le disque continue à tourner. )
Enfin, qui chante. C'est une façon de dire ! Dieu sait que je serais mal venu… ! Ah ! le bougre, il a vraiment une voix !

YVONNE(qui veut écouter. )
Eh ! bien oui, tais-toi !

PALMYRE
Tais-toi, voyons !

BIBICHON
Une voix bénie de Dieu !

TOUS
Chut donc !

BIBICHON
Oui !(Silence religieux. Les femmes sont au septième ciel. Arrive une note tenue, à gros effet, de Caruso, vers la vingt-neuvième ou trentième mesure; tout le monde reste comme suspendu aux lèvres du ténor absent. Yeux blancs, airs pâmés, tant que dure la note. Une fois la fameuse note finie, continuant avec Caruso, comme les spectateurs qui se croient obligés de chantonner avec l'artiste à l'Opéra:)
Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

TOUS(le conspuant. )
Ah ! non !… non, pas toi !

BIBICHON
Ah ?

YVONNE
Tu ne l'as pas, toi, la voix bénie de Dieu.

PALMYRE
Caruso suffit !

BIBICHON
Bon, bon ! Moi, ce que j'en faisais, c'était pour corser.

YVONNE
Oui, eh bien, ne corse pas, veux-tu, et laisse-nous écouter.

BIBICHON
Mais je ne vous empêche pas d'écouter, mes petites.

YVONNE ET PALMYRE
Oui, oui, assez !

TOUS
Oh !

BIBICHON
Je chantonnais discrètement, je ne pensais pas que…

TOUS
Oh ! Oh !
(Parler ainsi ad libitum jusqu'à la fin du morceau.)

YVONNE
Mais tais-toi donc ! (N'entendant plus le gramophone. A Amélie.)
Eh ben?

AMÉLIE(enlevant le disque et le remplaçant par un autre pendant ce qui suit. )
Mais ça y est, c'est fini !

PALMYRE(se tournant vers Bibichon. )
Là, voilà c'est fini; et on n'a entendu que Bibichon !

BIBICHON
Mais en chair et en os au moins !

AMÉLIE
Ah ! bien, ça n'est pas encore ce qu'il y a de mieux.

VALCREUSE(à Amélie. )
Tu n'as pas un Delna?

AMÉLIE
Non ! mais j'ai le récit de Théramène par Silvain.

TOUS(d'un seul cri. )
Non !

AMÉLIE
Bon, adjugé !

BIBICHON(se levant, et tout en gagnant vers le piano côté du clavier pour aller chercher un cigare. )
Ah ! c'est tout de même une invention admirable, ce gramophone ! penser que dans cent ans nous pourrons entendre des gens qui ne seront plus depuis des années !

PALMYRE(riant. )
Oh ! dans cent ans… !

BOAS
Toi surtout !

BIBICHON(tout en choisissant un cigare. )
Oui, je serai un peu tapé !
(Il met son cigare aux lèvres et prend du feu à la bougie allumée qui est dans le bougeoir sur le piano.)

AMÉLIE(voyant ce jeu de scène. )
Oh ! encore un ! Ecoute, Bibichon, c'est pis qu'une cheminée ! On ne respire déjà plus ici.

BIBICHON(tout en allumant son cigare. )
Le dernier ! Le dernier !
(Il souffle la bougie.)

AMÉLIE
Tenez ! écoutez ça ! vous allez me dire si vous connaissez?

TOUS(curieusement. )
Ah ! qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est?

AMÉLIE(gaiement mystérieuse. )
Ah ! voilà !

BIBICHON(gagnant la droite au-dessus du canapé. )
Oh ! moi, je me connais ! je ne devinerai pas !
(Amélie a mis le disque en mouvement. On entend la musique de la "Marseillaise" par la garde républicaine.)

TOUS(riant et conspuant le disque. )
Oh ! assez !

BIBICHON(redescendant par l'extrême droite. )
Ah ! non, non pas ça ! Je suis royaliste, moi ! La Marseillaise, merci ! c'était bon sous l'Empire !… quand j'étais républicain !

YVONNE
T'es de l'Empire, toi?

BIBICHON(devant Yvonne. )
Oh ! un peu !… très peu !

PALMYRE(naïvement. )
T'as connu Napoléon Ier?

BIBICHON
Ah ! non, mon petit ! non ! c'est pas le même !
(En ce disant, il donne une tape amicale sur la joue de Palmyre et gagne le milieu de la scène.)

VALCREUSE(tout en jouant aux cartes. )
Qu'est-ce que tu fais avec nous, alors si t'es de l'Empire?

BOAS
C'est vrai ! Pourquoi n'es-tu pas avec ceux de ta génération?

BIBICHON(avec des dandinements de coquetterie. )
Oh ! vous ne voudriez pas !

BOAS
Pourquoi?

BIBICHON(bien traîné. )
Ils sont vieux !

AMÉLIE
Ah ! bébé, va !

BIBICHON
Ben, tiens !…

VOIX D'ETIENNE(à la cantonade droite. )
Ah ! Zut alors ! zut !

YVONNE(à Amélie. )
Ah ! la voix de ton fol amant !

TOUS
Etienne !
(A ce moment paraît Etienne sortant de droite. Il est en pantalon d'officier et en manches de chemise pas de col à la chemise. Il tient sa tunique sur le bras.)

ETIENNE( passe au-dessus du canapé et descend au milieu de la scène. )
Amélie !… je croîs ! je croîs encore !…

AMÉLIE
Hein ! En quoi?

BIBICHON
En Dieu?

ETIENNE(montrant son pantalon trop court de trois ou quatre centimètres. )
Non ! en mon pantalon ! j'ai encore grandi.
(On rit.)

AMÉLIE
Ah ! bon !

ETIENNE
Tiens, regarde ! au moins cinq centimètres depuis ma dernière période.

AMÉLIE
Mais, c'est positif !

BIBICHON(blagueur. )
Tu pousses encore, mon chéri?

ETIENNE(montrant son pantalon. )
Mais tenez ! heureusement que j'ai eu l'idée d'essayer !… Si j'étais parti ce soir comme ça pour mes vingt-huit jours, ça aurait été chic pour me présenter demain au corps ! (A Amélie.)
Tu vas me faire rallonger ça, hein?

AMÉLIE
Oui ! et tu ferais bien d'essayer aussi la tunique pendant que tu y es.

ETIENNE
Tu parles ! (Sans transition.)
Ah ! ce que ça infecte le vieux cigare, ici !
(Il gagne le fond droit et pendant ce qui suit passe sa tunique.)

AMÉLIE(à Bibichon. )
Ah ! je ne suis pas fâchée ! Je vais faire ouvrir la fenêtre.
(Elle sonne.)

BIBICHON(vivement, tout en relevant son collet. )
Ah ! non !… ou alors on passe à côté; j'ai pas envie d'attraper la mort.
(Tout en parlant, il est descendu devant le canapé.)

ETIENNE
Douillet !

BIBICHON
Tiens ! sur la digestion, merci ! et à moins que je ne me colle Palmyre dans le dos et Yvonne sur l'estomac… !
(En ce disant, il s'est laissé tomber sur le canapé entre Palmyre, contre qui il colle son dos, en même temps qu'il attire Yvonne sur son estomac.)

YVONNE ET PALMYRE(le repoussant. )
Ah ! non, alors !

BOAS( blagueur; de sa place, tout en jouant aux cartes. )
Oui, eh ! bien, Palmyre, si tu veux; mais Yvonne, tu peux te fouiller !

BIBICHON(sans changer de position, et sur un ton modulé. )
Mon petit Boas ! on ne te demande pas l'heure qu'il est.

BOAS(sur le même ton. )
Désolé, mais c'est ma maîtresse.

BIBICHON(sur le même ton. )
Mon petit Boas, c'est peut-être ta maîtresse, ce qui n'empêche pas qu'elle est majeure…

YVONNE(vivement, lui envoyant un violent coup de coude. )
Mais non !

BIBICHON
Enfin, elle est d'une émancipation telle que ça vaut une majorité; donc si elle est ta maîtresse, elle l'est aussi de ses actes… (Sur un ton badin.)
sans compter d'un tas de gens que nous ne connaissons pas.

YVONNE(moitié riant, moitié fâchée. )
Ah ! mais, dis donc !

BIBICHON(à Yvonne. )
Chut ! (A Boas.)
Donc, mon petit Boas, tu n'as pas voix au chapitre.

BOAS(gaiement, à Valcreuse. )
Il est insupportable !

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