(Chez Marcel Courbois Sa chambre à coucher, de construction et d'ameublement anglais. A gauche, large fenêtre à caissons et à quatre vantaux, très élevée de soubassement, ce qui permet de mettre une large banquette à dossier en dessous sans gêner la manœuvre des battants. A chaque vitre, un rideau de vitrage fixé, haut et bas, sur tringle et serré au centre par un nœud de ruban. Au sommet de cette sorte d'alcôve, au fond de laquelle est enchâssée la fenêtre, grosse barre de bronze dorée sur laquelle glissent les larges anneaux des rideaux qui, fermés, doivent recouvrir la banquette qui est juste de la dimension de l'alcôve en question. De chaque côté, une embrasse-cordelière à deux gros glands. Au deuxième plan, grand panneau en pan coupé, auquel s'adosse le lit en cuivre, ayant à sa tête, à gauche, un fauteuil, à droite une table de nuit. Ce panneau en pan coupé est indispensable pour permettre au pied gauche du lit d'être plus à l'avant-scène que celui de droite et d'arriver juste en regard de la porte de droite premier plan, qui sera indiquée plus loin.)
A droite du pan coupé, le mur tourne à angle droit sur une longueur de vingt-cinq à trente centimètres pour se briser encore une fois à angle droit et se continuer alors, face au public, en un large panneau mural à gauche duquel, et non au milieu, est une porte à un seul vantail donnant sur le vestibule. A droite de la porte, contre le mur, une large console avec un fauteuil de chaque côté. Nouvelle brisure à angle droit de vingt-cinq à trente centimètres, parallèle à celle indiquée plus haut. Aux deux extrémités de ce petit renfoncement de construction, une colonne de soutènement. Puis à droite: pan coupé, au milieu duquel est la cheminée surmontée d'une étagère au centre de laquelle est enchâssée soit une glace, soit une gravure anglaise. Enfin, pan droit jusqu'à l'avant-scène, avec porte au milieu. A droite de la scène, un peu au fond, de façon à conserver libre de tout obstacle l'espace qui sépare le pied gauche du lit de la porte de droite premier plan, une table-bureau placée de biais; adossé à la table et à sa gauche, un canapé; à droite de la table, un fauteuil de bureau. Au-dessus de la table de nuit, fixée au mur un peu plus haut que la tête du lit, une lampe veilleuse en forme de potence et éclairée à l'électricité. Cette lampe est actionnée directement par un commutateur fixé au mur un peu au-dessus et à droite de la table de nuit, et par une poire qui pend à la tête du lit. Au-dessous du commutateur indiqué plus haut, un bouton de sonnette électrique fonctionnant directement, et au-dessous, enfin, de ce bouton, autre commutateur actionnant censément le lustre de bronze qui pend au milieu de la pièce. A droite de la cheminée, à proximité de la porte, un cache-pot monté ou posé sur pied
(dans ce cache-pot, mettre un peu d'eau. Sur la console du fond, un chapeau de femme et un masque grotesque à mâchoire mobile. Sur la table-bureau, un bougeoir, un buvard, un classeur et ce qu'il faut pour écrire. Sur le fauteuil de bureau, une robe de soirée très élégante. Sur la table de nuit, une bouteille de champagne vide.)
(MARCEL , COUCHÉ , CHARLOTTE , PUIS AMÉLIE Au lever du rideau, la scène est presque dans l'obscurité; seule la veilleuse allumée au-dessus du lit éclaire la chambre faiblement. Marcel dort à poings fermés. ) (Un temps. La porte du vestibule s'ouvre. Charlotte entre, apportant le déjeuner du matin sur un plateau.)CHARLOTTE(va au bureau sur lequel elle dépose son plateau, puis gagnant vers le lit. ) M'sieur !
(Marcel ne répond pas. Un temps. Elevant légèrement la voix.) M'sieur !
(Nouveau temps.) Eh !… M'sieur !…
MARCEL(dormant étendu sur le côté gauche. Sans se réveiller. ) Hoong !
CHARLOTTEIl est midi trente-cinq !
MARCEL(de même. ) Hoong !
CHARLOTTE(criant plus fort et scandant chaque syllabe. ) il-est-mi-di-trent-cinq !
MARCEL(qui, tout endormi, s'est mis à moitié sur son séant, paraît recueillir ses esprits, puis. ) Je m'en fous !…
(Il se retourne avec humeur.)CHARLOTTE(avec jovialité. ) Ah?… Oh ! à ce compte-là, moi aussi !…
(haut, revenant à la charge.) J'apporte le chocolat.
(Pas de réponse. Un temps.) Le cho-co-lat !
MARCEL(furieux et bourru se retournant vers elle. ) Enfin, quoi?… Qu'est-ce que vous voulez?
CHARLOTTE(sans se décontenancer. ) Le cho-co-laaat !
MARCEL(furieux. ) J'en ai pas !… Fichez-moi la paix !
(Il se renfonce sous sa couverture.)CHARLOTTEAh?… Bon !
MARCEL(relevant la tête. ) Quelle heure est-il?
CHARLOTTEIl est midi trente-cinq.
MARCELEh ! bien, je m'en fous !
(Il se renfonce sous sa couverture.)CHARLOTTEOui ! j' sais !… M'sieur me l'a déjà dit !… Seulement, alors, pour quelle heure faut-il faire le déjeuner?
(Il se retourne avec humeur.)MARCELPour huit heures ! Zut !
CHARLOTTEBien, m'sieur !
(Fausse sortie.) Je ferai seulement remarquer à Monsieur…
MARCEL(excédé. ) Oh !
CHARLOTTE… que c'est lui, en me prenant à son service, hier matin, qui m'a donné l'ordre de le réveiller tous les jours à neuf heures !
MARCEL(se mettant à moitié sur son séant. ) Eh ! bien, il est midi trente-cinq ! Il y a encore huit heure vingt-cinq !
CHARLOTTEAh ! bon ! Je ne savais pas que c'était neuf heures du soir !
MARCELLa barbe !
(Il se laisse tomber sur le dos, la tête presque au milieu du lit, le bras droit étendu sur l'oreiller qui fait pendant à celui qui est sous sa tête.)CHARLOTTEOui, m'sieur !
(Elle sort. - Un grand temps. - Marcel essaie de se rendormir. La position ne lui convenant pas, il se retourne sur le côté droit. Un temps. - Il se tourne sur le côté gauche. - Un temps. - Il se relève sur le coude gauche et flanque deux bons coups de poing dans son oreiller pour le redresser, y replonge sa tête. - Un temps.)MARCEL(brusquement se remettant sur son séant. ) Je la ficherai à la porte, moi, cette bonne !… ça lui apprendra à me réveiller…
(Il retourne son oreiller.) quand elle voit que je dors !…
(Il baîlle.) Ah ! que je suis fatigué !…
(Après réflexion.) Tout de même, il est midi !… Et midi, c'est une heure !…
(Comme se répondant à lui-même.) Non, midi, c'est pas une heure; c'est midi !… Ah ! je ne sais plus ce que je dis !… je dors à moitié ! Et dire…
(Il baîlle.) Et dire que si Paris était aux antipodes, il serait seulement minuit !… Je pourrais dormir encore sept heures, et je passerais pour un homme matinal !… Quel est l'idiot contrariant qui a fichu Paris de ce côté-ci du globe?…
(Sortant ses jambes du lit.) C'est égal ! y a pas, il faut que je me lève !…
(Il descend du lit; il est en chemise de nuit et pieds nus.) Mes chaussettes ! Qu'est-ce que j'ai fait de mes chaussettes?… Ah ! les voilà !
(Tout en passant ses chaussettes puis ses pantoufles, tout cela sans s'asseoir; adossé seulement contre le pied du lit.) Midi et demi !… J'ai un rendez-vous à onze heures !… Si je veux y être… ! Je sais bien que c'est avec un créancier !… et, un créancier, ça peut attendre !… Il attend depuis six mois, il attendra bien une heure de plus… D'autant que je compte ne rien lui donner !… alors !… il le saura bien assez tôt !…
(Avec effort.) Allons, du courage !
(Tout en parlant, il s'est dirigé vers la fenêtre aux rideaux de laquelle il passe les embrasses -pleine lumière au dehors -projection de soleil sur le lit.) Oh ! Comme il fait déjà jour !… à midi et demi !…
(Repassant devant le lit.) Eh bien?… Et la bonne? Qu'est-ce qu'elle fait, la bonne?… Qu'est-ce qu'elle attend pour m'apporter mon chocolat?
(Il va sonner au bouton électrique. Peu à peu, le doigt sur la sonnette, il s'endort debout, tandis que le carillon continue longuement. Soudain il perd à moitié l'équilibre. Se réveillant.) Quel est l'animal qui sonne comme ça?
(Revenant à la réalité.) Eh ! je suis bête ! c'est moi ! Brrrou; nom d'un chien ! qu'il fait froid !… Ah ! et puis zut
(Retirant ses pantoufles.) Je déjeunerai dans mon lit… et je me lèverai après !…
(Il se refourre dans son lit avec ses chaussettes. Au moment d'enfoncer ses jambes, il sent un obstacle qui l'arrête.) Hein?… Eh ! ben, qu'est-ce que c'est que ça?
(Il ramène ses jambes à lui pour les renfoncer de nouveau.) Mais qu'est-ce que c'est que ça?…
(Même jeu.) Enfin, qu'est-ce qu'il y a donc?
(Intrigué, il se met à genoux sur le lit, rejette les couvertures et ne peut réprimer un cri en apercevant Amélie qui, ayant glissé vers le pied du lit, dort du sommeil du juste.) Ah !
(La saisissant par le poignet et la redressant tout endormie sur son séant.) Amélie !
AMÉLIE(endormie. ) Brrou !… J'ai froid.
MARCELAmélie ! C'est Amélie !
AMÉLIE(endormie. ) Hoong !
MARCEL(la secouant. ) Comment es-tu là?
AMÉLIE(gonflée de sommeil. ) Hein?… Ah ! Zut !
MARCELMais non ! mais non ! Il ne s'agit pas de dormir ! Amélie !… Amélie !…
(Entendant Charlotte qui ouvre la porte.) Non ! bouge pas !…
(Il lui lâche le poignet, elle retombe sur le dos; il n'a que le temps de lui coller sur la figure un des oreillers sur lequel il s'accoude aussitôt en essayant de prendre un air dégagé.)CHARLOTTEC'est monsieur qui a sonné?
MARCELOui ! Foutez-moi le camp !
CHARLOTTEC'est pour ça que monsieur a sonné?
MARCELAllez-vous me foutre le camp, n… de D… !
CHARLOTTE(s'esquivant. ) Quel drôle de service !
(Elle disparaît.)MARCEL(se remettant à genoux sur le lit, et après avoir enlevé l'oreiller, secouant Amélie. ) Vite, Amélie !… Amélie !… Au nom du ciel !
AMÉLIE(endormie. ) Hoong !
MARCELMais réveille-toi ! Nom d'une brique !
AMÉLIE(à moitié endormie. ) Qu'est-ce qu'il y a? Quoi?
MARCELAmélie, nom de nom !
AMÉLIE(ouvrant les yeux. ) Hein?… Ah !… Tiens ! Marcel !
MARCELEh ! Oui, Marcel !… Oui, Marcel !
AMÉLIE(à genoux sur le lit. ) Ah !… Comment es-tu là, toi?
MARCELC'est toi !… C'est toi à qui je le demande?
AMÉLIE(abrutie. ) Quoi?
MARCELQu'est-ce que tu fais chez moi? Dans mon lit? Avec une chemise de nuit à moi ?
AMÉLIEJe suis chez toi?… Tiens, c'est vrai ! Comment que ça se fait ?
MARCELMais c'est ce que je te demande, cré nom !…
AMÉLIE(comme saisie d'un pressentiment. ) Est-ce que…?
MARCELQuoi ?
AMÉLIEEst-ce qu'on aurait couché ensemble ?
MARCELEh ! Cochon de sort ! Ça m'en a tout l'air !… C'est pas une farce que tu m'as faite ?… Non ?… Tu n'es pas venue tout à l'heure ?
AMÉLIEMais non !
MARCEL(descendant du lit et, pendant ce qui suit, passant le pantalon de son pyjama. ) Alors, y a pas ! On a bel et bien couché ensemble !
AMÉLIEMais oui !
MARCELMais c'est épouvantable !… C'est un abus de confiance ! Je t'ai reçue en dépôt !
AMÉLIE(se remontant de façon à s'asseoir sur les oreillers. ) Eh ! bien, mon colon… !
MARCELMais qu'est-ce que je dirai, moi, à Etienne, quand il me le demandera?
AMÉLIE(vivement. ) Oh ! mais, tu ne lui diras pas !
MARCELJe sais bien ! mais ce sera un poids d'autant plus lourd pour ma conscience !… Au moins, en avouant tout…
AMÉLIETu ferais de la peine à Etienne !
MARCELOui, mais elle serait soulagée !
AMÉLIEQui?
MARCELMa conscience !… Oh ! Comment avons-nous fait ça !
AMÉLIEMais je ne sais pas ! Je ne me rappelle pas !
MARCEL(debout au pied du lit et tout en mettant ses brodequins. ) Etienne ! mon meilleur ami ! Lui qui m'avait si affectueusement dit en partant: "Occupe-toi d'Amélie ! Je te la confie !… parce qu'avec toi, au moins, je suis sûr d'elle !…"
AMÉLIEOui !… ce qui, d'ailleurs, est un peu mufle !… Ça prouve qu'il n'avait pas grande confiance en moi !
MARCELEt comme il avait raison !
AMÉLIEJe ne te dis pas ! Mais ce n'était pas lui à le prévoir. Cela me justifie jusqu'à un certain point !
MARCELToi, peut-être ! mais pas moi ! Ah ! pourquoi est-il mon meilleur ami?…
(S'asseyant sur le lit près d'Amélie.) Car enfin, il ne serait pas mon meilleur ami, regarde comme ce serait simple; je ne serais plus qu'un monsieur qui a passé une nuit avec une dame… et ça, ça se voit tous les jours !…
AMÉLIESans compter qu'on ne l'aurait pas passée ensemble, la nuit !
MARCELAh ?
AMÉLIECar, n'étant pas le meilleur ami d'Etienne, il ne t'aurait pas dit: "Occupe-toi d'Amélie !…"
MARCELMais oui !…
(Changement de physionomie.) Mais alors… !
(Descendant du lit.) au fond, c'est sa faute, tout ça !
AMÉLIEMais absolument ! Est-ce qu'on confie sa maîtresse, quand elle est jolie et jeune, à un monsieur…
MARCELJeune et joli !…
AMÉLIE(avec une moue. ) Enfin… pas mal !…
MARCELC'est ce que je voulais dire ! Et il aurait le droit de se plaindre?… Allons donc !…
AMÉLIEUn homme qui te dit: "Surveille-la !"
MARCELAh ! Non !…
AMÉLIEC'est dégoûtant !
MARCELNon, non !… Il faut être juste ! il m'a dit: "Occupe-toi d'Amélie !", il ne m'a pas dit: "Surveille-la !"
AMÉLIEOui, mais il t'a dit: "Avec toi, au moins, je suis sûr d'elle !…" Ce qui revient au même ! Oh ! je me vengerai !
MARCEL(montrant le lit. ) Oh !… Ca y est !… Ah ! et puis zut, aussi ! Est-ce que j'ai une gueule de tuteur !… Pour qui me prend-il ?… Pour un eunuque ?… Est-ce qu'il s'imagine que je n'ai pas un tempérament tout aussi bien que lui ?… Est-ce qu'il n'a pas couché avec toi, lui ?…
AMÉLIETout le temps !
MARCEL(redescendant jusqu'au pied du lit. ) Eh ! ben, alors?
AMÉLIE(comme lui. ) Eh ben, alors?
MARCEL( adossé au pied du lit. ) Pffu !
AMÉLIEPffu !
(Ils restent un instant silencieux et préoccupés. Marcel, après quelques hésitations, tourne la tête vers Amélie qui le regarde en hochant la sienne; Marcel, ennuyé, retourne la tête. Répétition du même jeu de la part de Marcel. Amélie répond par une petit moue et en faisant proutter ses lèvres.)MARCELOui, oh ! tout de même, c'est dégoûtant !…
AMÉLIE(hochant la tête. ) Oui.
MARCEL(gagnant la droite. ) On a beau se donner de bonnes raisons, tout ça n'excuse pas… !
(Remontant vers Amélie.) Un homme qui m'a donné un témoignage absolu de confiance ! qui m'a dit…
AMÉLIE… "Occupe-toi d'Amélie !…"
MARCELOui !… Oh ! Comment avons-nous pu en arriver là ? Sans même nous en rendre compte !
AMÉLIEY a de ces choses, dans la vie !…
MARCEL(s'asseyant sur le lit près d'Amélie. ) Voyons, hier… hier soir, qu'est-ce qu'on a fait ?
AMÉLIEComment, "Ce qu'on a fait" ? Eh bien, on a été à la foire de Montmartre avec les copains: Bibichon et la bande.
MARCELOui… Ca, c'est net dans ma mémoire…
AMÉLIEOn a monté sur les cochons.
MARCELAh ! oui, les cochons ! ce qu'ils m'ont fichu le mal de mer ! ah ! cochons de cochons !
AMÉLIEEt on a lancé des serpentins !
MARCELComme tout foireman qui se respecte.
AMÉLIEPuis, on s'est baladé en faisant du chahut avec des masques en carton !…
MARCELC'est idiot !… Et on a rigolé à faire peur aux gens, en les poursuivant avec des allumettes-feu d'artifice !
AMÉLIE(riant et imitant les allumettes-feu d'artifice. ) Oui ! pschiii !
MARCELAh ! Ça te fait rire ! C'est stupide ! Non, faut-il en avoir une couche !… le soir !
AMÉLIEAprès quoi, on a soupé à L'Abbaye de Thélème; après quoi on a resoupé au Rat mort; après quoi, on est allé boire du champagne au Pigalle…
MARCELAprès quoi, pour les kummels à la glace, on est allé au Royal.
AMÉLIEAprès quoi… ! après quoi… ! Ça devient plus vague… J'entrevois des bars, des lumières ! et encore du champagne !…
MARCELOn commençait à être un peu bu !…
AMÉLIEPlus que bu, oui !… Tout ça m'apparaît à travers un brouillard ! et, quand on est parti, on s'est aperçu que la terre tournait.
MARCEL(quittant le lit, mais restant à proximité. ) Comme quoi, il faut être pochard pour constater les lois de la nature !
AMÉLIEAlors, je t'ai dit: "Ça va pas ! Je ne pourrai jamais monter mon escalier dans cet état !"
MARCEL(navré. ) Oui !… Et moi, je t'ai répondu: "Passons chez moi… J'offre l'ammoniaque !…"
AMÉLIEL'ammoniaque, oui !
MARCELOh ! parole imprudente !
AMÉLIED'autant que tu n'as jamais pu le trouver, l'ammoniaque !…
MARCELJamais !
AMÉLIE… et qu'on l'a remplacé par du champagne !
MARCEL(tristement, prenant machinalement la bouteille vide sur la table de nuit. ) Ce qui n'a pas dû produire le même effet.
(Il va s'affaler sur le canapé, la tête basse, les deux coudes sur les genoux, sa bouteille entre les jambes, tenue par le goulot.)AMÉLIENon ! Car après ça, plus rien ! L'obscurité noire !
MARCEL(qui a fait culbuter sa bouteille entre ses mains, la tenant dès lors le goulot vers la terre. ) Le néant !…
(Répétant tristement en balançant mollement la bouteille, goulot en bas.) le néant !…
(Relevant la tête.) Mais alors… le reste ?… Le reste ?…
AMÉLIEQuel… reste?
MARCEL(se levant et allant déposer la bouteille sur la table de nuit. ) Comment ! quel reste ? Mais le reste !…
(Saisissant Amélie par les poignets.) Enfin cette nuit… là… tout les deux… est-ce… qu'on a ?… ou… est-ce qu'on n'a pas ?
AMÉLIE(les yeux dans les yeux, et après un léger temps ) Ensemble?
MARCEL(HALETANT .) Oui !…
AMÉLIE(hésite un instant, puis ouvrant de grand bras. ) Ah !…
MARCEL(Dans un recul qui l'éloigne du lit. ) Comment "Ah" !… C'est pas possible ! Voyons, tu ne te rappelles pas?
AMÉLIERien du tout.
MARCELC'est trop fort !
AMÉLIEEh ! bien, et toi?
MARCELMais moi non plus !
AMÉLIEEh ben ! alors?
MARCELAh ! mais, c'est que tout est là : avoir ou n'avoir pas !… comme dit Shakespeare ! Il est évident, parbleu, que si on n'a été que frère et sœur… ! Mais voilà !… l'a-t-on été?
AMÉLIE(indiquant le ciel de la tête. ) Dieu seul le sait !
MARCEL(au pied du lit. ) Et je le connais !… il ne nous le dira pas !
AMÉLIENon !
MARCELEnfin, n'importe ! Avant tout, l'essentiel est qu'Etienne fasse comme nous: qu'il ignore !
AMÉLIEEt comme c'est pas nous qui irons lui dire…
MARCELPar conséquent, il n'y a rien de fait !
AMÉLIEY a rien de fait !…
MARCEL(redescendant à l'avant-scène. ) Voilà ! y a rien de fait !
AMÉLIEAh ! ce pauvre Etienne !
MARCELOn se met martel en tête et, puis somme toute, y a rien de fait !
AMÉLIE(qui s'est renfoncée sous les couvertures, laissant tomber sa tête sur l'oreiller. ) Non, ce que j'ai la flemme !
MARCELAh ! non ! non !… C'est pas le moment !… Tu vas te lever hein?
AMÉLIEOh ! déjà !
MARCELOui, déjà, je te crois, déjà ! je vais te porter tes vêtements dans le cabinet de toilette, et tu iras t'habiller par là ! Allez, grouille, grouille !
AMÉLIEOh ! grouille, grouille !
MARCELOui, grouille, grouille ! Ta robe ! où est ta robe?
AMÉLIEEst-ce que je sais, moi?
MARCELAllez, debout !… debout-debout-debout !
AMÉLIE(obéissant, et tout en rejetant ses couvertures. ) Oh ! que c'est embêtant !…
(Poussant un cri de surprise.) Ah !
MARCELQuoi !
AMÉLIE(bien naïvement. ) J'ai couché avec mes bottines !
(Elle se tord, en se laissant tomber sur le dos et en agitant en l'air ses pieds chaussés.)MARCEL(peu disposé à plaisanter. ) Oh ! que c'est drôle !… Mais ris pas, voyons ! ris pas !
AMÉLIEJ'ris pas, mon vieux; je suis épatée.
MARCEL(tout en cherchant des yeux la robe d'Amélie. ) Si c'est permis… ! Enfin, ta robe? où as-tu fourré ta robe?
AMÉLIEMais j'sais pas, j'te dis !
MARCEL(trouvant le chapeau sur la console du fond. ) Ah ben ! tiens v'là déjà ton chapeau… Ah ! et ton masque d'hier qui est resté accroché après.
AMÉLIENon ?
MARCELTiens ! vois !
(Il met le masque sur sa figure et le chapeau d'Amélie sur sa tête. Il descend ainsi à l'avant-scène en faisant avec son menton mouvoir les mâchoires articulées du masque. Amélie rit. Apercevant la robe sur la table.) Ah ! ta robe !… sur la table !
AMÉLIESur la table?
MARCEL(toujours le masque sur la figure, mettant le chapeau d'Amélie sous son aisselle gauche. ) Alors, tu trouves qu'une table, c'est un endroit pour mettre une robe, toi?
AMÉLIEOh ! mon chapeau !
MARCEL(retirant vivement le chapeau. ) Je te demande pardon.
(Il le passe sous son autre bras.)AMÉLIEMarcel ! Marcel ! mon chapeau !
MARCEL(reprenant le chapeau à la main. ) Ah ! t'as de l'ordre, toi !
(Il prend la robe des plis de laquelle tombe une petite boîte longue.) Qu'est-ce que c'est que ça?
(Il ramasse.) Ah ! la boîte d'allumettes-feu d'artifice ! Quel fourbi, mon Dieu, quel fourbi !…
(A Amélie.) Allez ! houste ! grouille-grouille !
(S'empêtrant les pieds dans la robe en s'en allant. Furieux.) Allez ! voyons donc !
(Il sort droite premier plan.)