Acte III - Scène IV



(LES MÊMES , LE MAIRE . IL A , SUR LA PARTIE GAUCHE DU FRONT , UNE LOUPE ÉNORME . Le maire, en redingote, ceint de l'écharpe, entre, suivi de Cornette. Il monte à son estrade tandis que Cornette s'installe à sa table, au fond. Tout le monde s'est levé. Le maire s'incline légèrement pour saluer l'assistance, puis, d'un geste circulaire de la main, il fait signe à chacun de s'asseoir. Tout le monde s'assied, sauf Pochet qui regarde distraitement du côté de l'entrée.)

LE MAIRE(la main tendue vers Pochet pour lui faire signe de s'asseoir. )
Monsieur !

AMÉLIE(à Pochet, lui indiquant le maire. )
Papa !

POCHET
Oh ! pardon ! (Croyant que le maire lui tend la main.)
Enchanté.

LE MAIRE
Non, c'est pour vous prier de vous asseoir.

POCHET(s'asseyant. )
Oh ! pardon.
(Le maire s'assied et se penche vers Cornette pour lui faire quelques recommandations.)

MARCEL(bas, à Etienne. )
Dis donc !… C'est Toto Béjard, ça?

ETIENNE(l'oeil malin. )
C'est Toto Béjard.
(Marcel se lève et va considérer de plus près le maire.)

LE MAIRE(relevant la tête. )
Qu'est-ce qu'il y a?

MARCEL(d'un ton blagueur. )
Rien, rien ! (A Etienne, en allant s'asseoir.)
La gueule est bonne ! Tu es sûr de lui, au moins? Il ne va pas faire de blague? Se mettre à rigoler?

ETIENNE(perfide. )
Non, non ! sois tranquille !… Il ne fera pas de blagues.

LE MAIRE( se levant, à Marcel. )
Veuillez, je vous prie… ! (Voyant que Marcel ne l'écoute pas.)
Monsieur le marié !…

AMÉLIE(donnant un coup de coude à Marcel. )
Marcel !

MARCEL
Hein ! moi?…

LE MAIRE(sur un ton aimablement plaisant. )
Evidemment, vous ! vous n'êtes pas plusieurs ! (Achevant.)
… me donner vos nom et prénoms !

MARCEL(à Etienne, tout en se levant. )
Il est épatant !

ETIENNE
N'est-ce pas?

MARCEL(le bord de son chapeau contre sa joue gauche pour dissimuler son envie de rire que révèle le son de sa voix. )
Joseph-Marcel Courbois.

LE MAIRE(le regarde, ahuri, puis. )
Qu'est-ce qui vous fait rire?

MARCEL(blagueur et entre les dents. )
Ca va bien, allez ! ça va bien !

LE MAIRE(le considère un instant, un peu étonné, puis à Amélie. )
Et vous, mademoiselle?
(Amélie se lève pour répondre. Pochet, d'un geste, la fait rasseoir et s'avance vers la table du maire.)

POCHET
Clémentine-Amélie Pochet !

LE MAIRE
Non, pas vous ! C'est à mademoiselle que je demande.

POCHET(allant se rasseoir. )
Ah ! pardon.

AMÉLIE(se levant. )
Clémentine-Amélie Pochet.
(Elle s'assied.)

POCHET(allant jusqu'à la table du maire. )
Eh ! ben, hein?… Qu'est-ce que j'ai dit?

LE MAIRE(commençant à être agacé. )
Oui, c'est bien.

POCHET
Vous comprenez, n'est-ce pas, c'est moi qui lui ai donné ces noms… C'est ma fille, alors !… je les connaissais avant elle.

LE MAIRE(lève les yeux au ciel, puis. )
Je vous en prie, monsieur !

POCHET
Continuez, monsieur le maire ! continuez !. (Il va se rasseoir.)

VAN PUTZEBOUM
(À ETIENNE)
Mais "Pochet, Pochet"? Je croyais le nom était "d'Avranches"?

ETIENNE
Hein?… Oui, c'est… c'est un titre du pape; ça ne se mentionne pas dans les actes.

VAN PUTZEBOUM(étonné. )
Tenez, tenez, tenez !

LE MAIRE
On va vous donner lecture de l'acte de mariage ! (A Cornette.)
Lisez, Cornette !
(Le Maire se rassied et, pendant ce qui suit, écoute la lecture, le coude droit sur la table, la main en visière au-dessus des yeux.)

MARCEL
Il est épatant, ce Toto ! On dirait qu'il n'a fait que ça toute sa vie.

CORNETTE
(le coude gauche sur la table, la tête appuyée dans sa main, commençant la lecture de l'acte. )
"L'an mil neuf cent huit et le cinq mai, à trois heures du soir, devant nous, Maire du huitième Arrondissement de Paris, ont comparu en cette mairie pour être unis par le mariage, d'une part M. Marcel. Courbois, rentier, demeurant 27, rue Cambon, (Diminuant peu à peu la voix pour arriver à la fin à n'être qu'un ronron, de façon à ne pas couvrir la voix des personnages qui, cependant, doivent donner la sensation de parler à mi-voix.)
âgé de vingt-huit ans, célibataire…" etc.

AMÉLIE(à mi-voix, à Marcel, pendant que Cornette poursuit sa lecture. )
Dis donc ! Marcel, t'as vu sa loupe?

MARCEL(de même. )
Quelle loupe?

AMÉLIE(ID .)
La loupe du maire.

MARCEL(ID .)
Ah ! tu parles !

AMÉLIE(id. à Pochet. )
T'as vu sa loupe, papa?

POCHET(ID .)
Hein?

AMÉLIE(ID .)
La loupe du maire !

POCHET(ID .)
Ah ! ben, je te crois ! Ce qu'elle est conséquente !

AMÉLIE(ID .)
Comme un œuf de… de colombe. (A Marcel.)
Ah ! tu vois, je ne dis plus pigeon.

MARCEL(ID .)
Oh ! dans ce cas-là, tu peux dire comme tu veux ! (A Etienne.)
Tu ne m'avais pas dit que Toto Béjard avait une loupe.

ETIENNE(ID . )
Tais-toi ! elle est fausse ! C'est un camouflage.

MARCEL(id, se tordant. )
Non? (A Amélie.)
Dis donc, Amélie ! la loupe du maire… ! Il paraît qu'elle est fausse.

AMÉLIE(ID .)
Allons donc ! (A Pochet.)
Oh ! papa, la loupe du maire ! elle est fausse.

POCHET(ID .)
Pas possible ! (Se levant.)
Oh ! que c'est drôle !
(De sa poche il tire des bésicles en écaille, se les fixe sur le nez et s'avance tout près du maire pour mieux regarder sa loupe.)

LE MAIRE( se sentant examiné, relevant subitement la tête et se trouvant nez à nez avec Pochet. )
Qu'est-ce qu'il y a?…

POCHET(reculant instinctivement. à Pochet. )
Quoi? Qu'est-ce qu'on jurerait qui est vrai?

POCHET
La loupe du maire, il paraît qu'elle est fausse.

VIRGINIE
Non? (A ses voisins de gauche.)
Ah ! la loupe du maire qui est fausse !

LE GÉNÉRAL(indifférent. )
Ah?

PALMYRE(se penchant vers Pochet. )
Quoi, qu'est-ce qui est fausse?

POCHET
La loupe du maire, elle est fausse !

TOUT LE RANG DE PALMYRE
C'est pas possible !

YVONNE(passant la nouvelle au troisième rang. )
Ah ! la loupe du maire qui est fausse.

TOUT LE TROISIÈME RANG
Non ?

LE DEUXIÈME RANG
Si.

UN OU DEUX PERSONNAGES DU QUATRIÈME RANG
Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il y a?

LE TROISIÈME RANG
La loupe du maire est fausse.

UN DU QUATRIÈME RANG
Quoi ? sa loupe ? Ah !
(On se chuchote la nouvelle: "la loupe du maire est fausse… la loupe est fausse… c'est une fausse loupe !" Chacun veut voir de plus près; le premier rang, moins Van Putzeboum qui somnole et Etienne qui sait à quoi s'en tenir, se lève et s'avance jusqu'à la table du maire pour mieux examiner la fameuse loupe; le deuxième rang s'est levé et se penche en avant. Aux autres rangs, quelques-uns montent sur leur banquette. Le maire soudain lève les yeux, voit tout ce monde qui l'environne, se soulève lentement, ce qui amène l'effet contraire chez tous les autres qui se recroquevillent sur eux-mêmes à mesure que le maire redresse la taille, et reculent ainsi jusqu'à leurs places.)

LE MAIRE(d'une voix forte. )
Enfin, quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?

TOUS
Rien !… Rien-rien !
(Tout le monde s'est rassis, sauf le général qui reste debout.)

LE MAIRE
Qu'est-ce que vous avez ?

LE GÉNÉRAL(qui n'a rien compris. )
Il paraît qu'elle est fausse.

LE MAIRE
Quoi?

LE GÉNÉRAL
Je ne sais pas !
(Il se rassied.)

LE MAIRE(à Mouilletu. )
Mais quelle noce ! mon Dieu, quelle noce !

CORNETTE(augmentant le volume de sa voix sur la fin du contrat. )
"Avons prononcé publiquement que M. Joseph-Marcel Courbois et mademoiselle Clémentine- Amélie Pochet sont unis par le mariage."

LE GÉNÉRAL
Bravo !

LE MAIRE
Chut ! (A Pochet.)
Levez-vous ! (Marcel, Pochet et Amélie se lèvent. Aux Mariés.)
Asseyez-vous !(Tous trois s'asseyent. A Pochet.)
Non, levez-vous !

AMÉLIE MARCEL ET POCHET(se levant. )
Ah !

LE MAIRE(à Marcel et Amélie. )
Asseyez-vous ! (Tous trois s'asseyent. A Pochet.)
Mais non, levez-vous !
(Tous trois se lèvent.)

MARCEL
Enfin, quoi, est-ce qu'on se lève ou est-ce qu'on s'assied?

LE MAIRE(à Marcel. )
Je parle à M. Pochet ! Asseyez-vous !

TOUS TROIS(s'asseyant. )
Ah bon.

LE MAIRE(à Pochet. )
Eh ben? Pourquoi vous asseyez-vous?

POCHET
Non, pardon ! Vous venez de dire: "Je parle à M. Pochet; asseyez-vous !"

LE MAIRE
Eh ben ! oui: "je parle à M. Pochet ; asseyez-vous, vous, les mariés; et vous, monsieur Pochet, restez debout."

POCHET
Ah ! bon !

MARCEL
Eh ! ben ! on le dit !

LE MAIRE(à Pochet. )
Monsieur Amédée Pochet !…

POCHET
C'est moi !

LE MAIRE(avec un soupir excédé. )
Oui, oh ! je le sais ! Vous consentez au mariage de votre fille Clémentine-Amélie Pochet avec M. Joseph-Marcel Courbois?

POCHET
Avec joie.

LE MAIRE(lève les yeux au ciel, pousse un soupir, puis. )
Ne dites pas: "avec joie."

POCHET
Je le dis comme je le pense.

LE MAIRE
C'est possible, mais on ne vous demande pas vos impressions intimes. Dites "oui ou non" !

POCHET
Absolument.

LE MAIRE
Mais, pas "absolument" ! Est-ce oui ou est-ce non?

POCHET
Mais oui, voyons ! puisqu'on est venu pour ça !

LE MAIRE(excédé. )
Allons ! C'est bien ! je vais vous donner lecture…
(A ce moment paraissent au fond Adonis et la petite qui sont accueillis par un "Ah !" général qui coupe la parole au maire.)

AMÉLIE(à Adonis qui, précédé de la petite, traverse entre le premier et le deuxième rang de chaises. )
Eh bien ! ça y est?…

ADONIS(tout en regagnant sa place. )
Je vais vous donner…

POCHET
Elle aurait seulement dix ans de plus, il trouverait ça charmant:

LE MAIRE
Je vais vous donner lecture…

BIBICHON(descendant un peu en scène et blagueur. )
Moi, elle en aurait seulement cinq de plus !…

LE GÉNÉRAL(riant. )
Oh ! Oh ! Oh !
(Toutes ces répliques entre Amélie, Adonis, Pochet, Bibichon, le Général, doivent s'échanger sans s'occuper des répliques du Maire qui les piquera comme il pourra.)

LE MAIRE(avec un fort coup de poing sur la table. )
Quand vous aurez fini !

BIBICHON(regagnant vivement sa place. )
Oh !

POCHET(se levant et se tournant vers l'assistance. )
Voyons, mes enfants !… mes enfants !… On est à la mairerie !

LE MAIRE(brusque et autoritaire. )
Il est temps de vous le rappeler !

POCHET(à l'assistance. )
Là; rappelez-le-vous… rapp… rappelez-vous-le-le…

LE MAIRE
Voulez-vous vous taire !

POCHET(martelant chaque syllabe. )
Rap-pe-lez-le-vous-le ! (Au maire.)
Là, ça y est.

LE MAIRE
Oui, eh, bien ! taisez-vous !

POCHET
Oui.

MARCEL
Il est épatant, Toto Béjard ! un naturel ! une autorité !

LE MAIRE
Je vais vous donner lecture des articles du code concernant les droits et devoirs respectifs des époux.

POCHET(se levant à moitié et se tournant vers l'assistance. )
Ecoutez ça, mes enfants !

LE MAIRE(sans beaucoup de voix. )
Silence !

POCHET(qui déjà faisait mine de se rasseoir, se levant. )
Silence !

LE MAIRE(plus fort à Pochet. )
Silence !

POCHET(au maire. )
C'est ce que je leur dis: (A l'assistance.)
Silence !

LE MAIRE
Vous !

POCHET
Ah? moi ! (A lui-même en s'asseyant.)
Silence !

VAN PUTZEBOUM
Quelle claquette, le père donc !

LE MAIRE(lisant les articles du code: )
"Article 212: les époux se doivent mutuellement assistance, secours, fidélité. Article 213: le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. Article 214: la femme est obligée d'habiter avec le mari et de le suivre partout où il juge à propos de résider; le mari est obligé de la recevoir et de lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie selon ses facultés et son état. Article 226…"Mouilletu, au moment où le maire dit Article 213… et pendant qu'il continue à lire les articles du code, présentant un plateau d'argent à la petite fille. Ma petite demoiselle, si vous voulez bien?…

ADONIS
Ah ! autre averse: faut faire quêter la gosse.
(Adonis et la petite qui lui donne le bras suivent Mouilletu qui les mène jusqu'au Général ; commence la quête qui se continue en redescendant jusqu'à Van Putzeboum.)

MOUILLETU(répétant le même refrain en sourdine chaque fois qu'on présente le plateau à un nouveau personnage. )
Pour les pauvres de l'arrondissement !… Pour les pauvres de l'arrondissement !
(Au moment où le maire prononce: "Article 226…" la petite fille qui a fini de quêter au premier rang et s'apprête à passer au second, s'attrape le pied dans le pied de la chaise de Van Putzeboum et s'étale par terre avec le plateau et la monnaie qui s'éparpille de tous côtés.)

ADONIS
Allons bon !

MÉLANGE DE VOIX
Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce que c'est?…

LE MAIRE(essayant de dominer le tumulte de la voix. )
"Article 226: la femme ne peut pas tester sans l'autorisation de son mari."
(Presque à la fois et sur la lecture du maire.)

ADONIS
C'est la môme qui s'a fichue par terre.

AMÉLIE(qui est descendue aussitôt. )
Alors tu ne peux pas la tenir, non? (A la petite.)
Tu n'as pas bobo?

YVONNE
Tu ne t'es pas fait mal?

LA PETITE(qu'on a relevée. )
Non, non !

LE MAIRE(frappant plusieurs fois sur la table pour tâcher d'obtenir le silence. )
Enfin, messieurs, mesdames !…

ADONIS(sans écouter les rappels du maire. )
Naturellement ! Elle ne regarde pas où elle marche ! (A la petite.)
Tu ne peux pas regarder où tu marches?…
(Pendant ce temps on récolte les pièces, qu'on remet sur le plateau.)

LE MAIRE(furieux. )
Ah çà ! qu'est-ce qu'il y a, à la fin.

ADONIS(en retournant avec la petite à sa place. )
C'est la gosse, qui s'a répandue avec le plateau et la galette. LE

LE MAIRE(sévèrement. )
Ce n'est pas une raison pour troubler la cérémonie !

ADONIS(à la petite, tout en l'asseyant avec brusquerie sur la banquette. )
Là ! tu vois ! tu troubles la cérémonie.
(A ce moment, dans l'embrasure de la baie, on aperçoit dans l'atrium Irène qui vient discrètement assister à la cérémonie.)

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