Acte II - Scène VI
(LES MÊMES , AMÉLIE)
AMÉLIE(la frimousse espiègle, passant la tête par l'entrebâillement de la porte du cabinet de toilette. )
Bonjour, papa !
POCHET
Ah !… eh ! ben, mais !… tu es ici, toi?
AMÉLIE(entrant. )
Mais oui, quoi? Tu le sais bien.
POCHET
Mais non ! (A Marcel.)
Ah ça ! qu'est-que vous me disiez?
MARCEL(toujours perché sur sa barre de lit. )
Mais c'est pas moi ! C'est le parrain !
AMÉLIE
Comment, tu ne sais pas? mais je t'ai écrit !
POCHET
A moi !
AMÉLIE
Mais oui ! Alors, quoi? Tu ne m'apportes pas mon tailleur?
POCHET
Je devais t'apporter un tailleur?
AMÉLIE
Oui, enfin, un costume tailleur… Je n'ai qu'une toilette de nuit.
POCHET(sur un ton choqué, en indiquant la chemise d'Amélie. )
Oh !… je vois !… Mais je n'ai rien reçu… On a dû porter ton mot comme j'étais déjà sorti pour venir.
AMÉLIE
Alors, qu'est-ce que tu viens faire?
POCHET
Mais vous prévenir, donc ! pour le cas où il aboulerait ici.
AMÉLIE ET MARCEL
Qui ?
POCHET
Mais Etienne !
MARCEL ET AMÉLIE
Etienne !
(Marcel a sauté à bas du lit pour rejoindre Pochet.)
POCHET
Il a fini ses vingt-huit jours.
MARCEL
En quinze jours !
POCHET
Son régiment est licencié ! Il y a une épidémie d'oreillons !
MARCEL
Oh ! nom d'un chien.
POCHET
Alors, a débotté, tout à l'heure, il est tombé à la maison.
MARCEL(gagnant la gauche. )
Oh ! ma mère ! ma mère !
AMÉLIE
Et qu'est-ce que tu as dit?
POCHET
Eh ! naturellement, j'ai dit n'importe quoi !… J'ai dit que tu étais sortie de bonne heure…
AMÉLIE
Bon ça !
POCHET
Qu'est-ce que tu voulais ! il fallait bien sauver la face. Ah ! c'est chic de me mettre dans des situations pareilles… Obliger ton père à mentir !…
MARCEL(regrimpant sur sa barre de lit. )
Oh ! ben !…
POCHET
Moi ! un ancien assermenté !
AMÉLIE
Une fois n'est pas coutume.
POCHET
Ah ! non, non ! je ne suis pas content ! Ça n'est pas sérieux ! Découcher maintenant !…
AMÉLIE
Oh ! papa: on n'a rien à se reprocher ! J'ai couché ici, mais !…
POCHET(l'arrêtant d'un geste. )
C'est très bien ! Je ne veux pas le savoir ! (A Marcel sévèrement.)
Je ne veux pas le savoir !
MARCEL(toujours perché sur sa barre. )
Mais je vous dis rien, moi !
POCHET
Tu reconnaîtras que je ne me mêle jamais de tes affaires. Il y a certaines choses dans la vie où un père qui se respecte doit garder ses distances… Je n'ai donc jamais voulu être pour toi, ni un juge ni un ascenseur !… C'est-y vrai?
AMÉLIE
C'est vrai.
POCHET
Mais je tiens à te dire ceci: c'est que moi, qui suis un homme ! jamais, tu entends, de toute ma carrière - en dehors des jours… où j'étais de nuit - jamais, je n'ai découché !… (A Marcel.)
Jamais !
MARCEL(comme précédemment. )
Mais encore une fois, je ne vous dis rien, moi !
POCHET
Que ton père te serve d'exemple ! (Dégageant.)
Quand je défaillais, moi… c'était l'après-midi.
AMÉLIE(respectueusement. )
C'est vrai, papa; c'est plus convenable !
POCHET(satisfait de cette approbation. )
Ah !
AMÉLIE(prenant son père par le bras. )
Mais je vais te dire aussi, pour notre excuse : ce n'est pas entièrement de notre faute ; hier soir, on avait tellement fait la bombe ; on était tellement ronds !…
MARCEL(descendant de sa barre pour aller à Pochet. )
C'est-à-dire que, si on n'a pas la gueule de bois…
AMÉLIE
C'est un miracle.
POCHET(convaincu et affectueux. )
Mais oui ! Mais oui ! Mais je ne doute pas que tu n'aies d'excellentes raisons ! mais c'est tout de même des choses qu'on ne peut pas expliquer au concierge ! Alors !…
AMÉLIE
Ben, oui ! Je sais bien.
POCHET(un bras autour des épaules d'Amélie, l'autre autour de celles de Marcel. )
Avec élan. Ah ! (Il embrasse sa fille: instinctivement se tourne ensuite vers Marcel, fait le mouvement de l'embrasser et s'arrête en route.)
La jeunesse est légère !
(A ce moment on entend une rumeur à la cantonade.)
VOIX DU PRINCE
Logeur, s'il vous plaît?
MARCEL(REMONTANT .)
Qu'est-ce que c'est que ça ! Qui est-ce qui crie comme ça dans l'antichambre? (Ouvrant la porte du fond et la refermant aussitôt.)
Sapristi ! le prince, chez moi !
POCHET(courant, affolé. )
Le prince ici !
AMÉLIE(qui est à l'extrême droite. )
Oh ! je suis en chemise !
(Elle traverse la scène en courant et va se réfugier derrière le rideau de droite de la fenêtre dont elle défait l'embrasse.)
POCHET(courant à la table. )
Nom d'un chien !… le bougeoir !… le bougeoir !…
(Il saisit le bougeoir qui est sur le bureau. Marcel se tient près de la cheminée.)
LE PRINCE(surgissant et s'arrêtant sur le seuil. )
Oh ! que de monde !…
POCHET(qui s'est précipité le bougeoir tendu au-devant du prince. )
Sire !
LE PRINCE
Ah ! monsieur le père ! oui ! Encore avec une bougie !
(Il descend un peu.)
POCHET(descendant avec lui. )
Excusez-moi, Majesté ! je n'ai pas eu le temps d'allumer.
LE PRINCE
Mais qu'est-ce que vous faites donc toujours avec une bougie ? C'est donc une manie ? Un tic ? Dites-moi quoi ?
POCHET
Mais non, sire !…
LE PRINCE
Et puis, je vous prie ! je ne suis pas sire ! Je suis Monseigneur, Altesse ! Donc votre sire et votre bougie, vous pouvez laisser ça ensemble.
(En ce disant il passe devant lui et gagne la droite.)
POCHET(qui l'a suivi et avec malice. )
Pour que ça fonde.
LE PRINCE(se retournant et brusque. )
Quoi? Qu'est-ce que ça veut dire?
POCHET
C'est un mot pour faire rire votre Altesse: "Sire… bougie… la cire dans la bougie… la bougie dans la cire… ça fond !…"
LE PRINCE(le regarde avec dédain, puis )
C'est idiot !
POCHET(interloqué. )
Ah?
LE PRINCE
Et je vous ai décoré !
POCHET
Commandeur, oui. Altesse ! (Tirant à moitié le brevet de sa poche.)
J'ai même reçu le brevet !
LE PRINCE
Oui, oui… enfin !… C'est au titre étranger !
POCHET
Croyez bien, monseigneur… !
LE PRINCE(lui tournant carrément le dos. )
Oui, assez ! merci !
POCHET(se le tenant pour dit. )
Bon !
(Il dépose le bougeoir sur la table.)
MARCEL(toujours dans son coin près de la cheminée. A part. )
Ah çà ! qu'est-ce qu'il vient faire chez moi?
LE PRINCE(remontant par l'extrême droite jusqu'au fond de la scène - en passant, il bouscule presque Marcel sans même avoir l'air de faire attention à lui. Marcel s'efface tout contre la cheminée. )
Mais quoi ? Je ne vois pas mademoiselle d'Avranches !
POCHET(courant à la fenêtre. )
Amélie ! Amélie ! Son Altesse t'appelle !
AMÉLIE(à voix basse. )
Ah ! non ! non !
POCHET
Mais viens donc, voyons ! Quand un roi commande !… (Au prince, qui est à droite du lit.)
Elle se cache, la chère enfant !
LE PRINCE
Oh ! mademoiselle d'Avranches, je vous en prie !
AMÉLIE(derrière le rideau. )
Oh ! Monseigneur !…
POCHET(à Amélie. )
Allons, voyons ! (Au prince.)
Elle… s'habille.
(Il va la chercher.)
AMÉLIE(présentée par son père qui la tient de la main gauche, elle a passé l'embrasse du rideau autour de sa taille comme une ceinture. )
Oh ! Monseigneur… vraiment !… je suis en chemise.
LE PRINCE(affirmatif. )
Oh ! très bien, je vois ! vous m'attendiez.
AMÉLIE(avec un soubresaut d'étonnement. )
Moi !…
POCHET(passant 2 et allant au prince qui est devant le pied du lit. - Et presque dans son oreille. )
C'est un amour, cette petite !… Ah je comprends qu'une tête couronnée…
LE PRINCE(très sec, en lui faisant signe avec son chapeau qu'il tient à la main, de passer à sa gauche. )
Oui ! Eh bien ! comprenez !… mais en silence.
POCHET
Ah?… pardon.
(Il passe 3 en décrivant à distance un demi-cercle autour du prince auquel il fait en passant des révérences de cour.)
LE PRINCE(tournant carrément le dos à Pochet puis s'adressant à Amélie. )
Vous m'avez écrit de venir, je suis venu.
AMÉLIE(stupéfaite. )
Moi !
LE PRINCE
Le général me suit !… avec les costumes tailleur.
AMÉLIE
Hein !
LE PRINCE
Je lui ai dit de prendre un choix… (Sur un ton de regret.)
n'ayant pas la mesure !
AMÉLIE(sur un ton de protestation. )
Oh ! mais, Monseigneur, il y a erreur !… Je ne vous ai jamais écrit ça.
LE PRINCE
Comment donc ? mais tenez !(Il tire de sa poche la lettre qui lui a été portée; il la déplie pour la lire; Pochet curieusement s'est approché, les deux mains dans les poches, et jette les yeux sur la lettre par-dessus l'épaule du prince; ce que voyant, celui-ci toise avec hauteur Pochet, qui se le tenant pour dit, pivote sur les talons, les yeux au plafond, et s'éloigne de l'air le plus innocent du monde; dès lors, le prince entame la lecture de la lettre, )
"Petit père…"
AMÉLIE(scandalisée. )
Oh !… et vous admettriez !…
LE PRINCE
Mais comment ! C'est très drôle ! J'aime ça ! (Lisant.)
"Je suis rue Cambon, chez Courbois, qui m'a logée cette nuit." (Parlé.)
Courbois, quel drôle de nom !
POCHET(riant avec complaisance. )
Oui, hein?
AMÉLIE(indiquant Marcel qui, se sentant en dehors de la conversation, a fini par s'asseoir au fond, près de la console. )
C'est monsieur !
POCHET
Oui, c'est… (A Marcel.)
Hep !
MARCEL( à cet appel se précipitant par l'extrême droite sur le bougeoir et courant avec jusqu'au près du prince. S'inclinant profondément. )
Monseigneur !
LE PRINCE
Encore la bougie !
AMÉLIE
C'est M. Courbois.
POCHET
C'est… c'est Courbois.
LE PRINCE
Aha !… C'est vous le logeur?
MARCEL(AHURI .)
Hein?
LE PRINCE
C'est très bien !
(Il lui tourne le dos.)
MARCEL(à Pochet. )
Comment, "le logeur"?
POCHET(le prenant par le biceps et le faisant passer 4. )
Chut, pas de rouspétance.
LE PRINCE(à Amélie. )
Où en étais-je? Ah ! oui. (Lisant.)
"Viens me prendre et apporte un costume tailleur."
AMÉLIE
Oh ! Monseigneur. Mais ce n'était pas à Votre Altesse que j'écrivais ainsi.
LE PRINCE
Hein !
AMÉLIE
C'est à papa.
LE PRINCE
Mais comment?
AMÉLIE
Je ne sais pas ! Je me suis trompée d'enveloppe !
POCHET(jovial et familier. )
J'y suis ! C'est moi, alors qui recevrai la lettre que tu écrivais à Son Altesse.
LE PRINCE(lui imposant silence par des petits "ah ! ah !" nerveux et saccadés. )
Ah !… ah !… ah !… (Un temps. Pochet s'arrête court.)
Mademoiselle expliquera tout aussi bien.
AMÉLIE
Mais Monseigneur, je ne vous aurais pas appelé "petit père !"
MARCEL(très courtisan. )
Elle n'aurait pas tutoyé Votre Altesse.
LE PRINCE(comme pour Pochet. )
Ah !… ah !… ah !
MARCEL(s'inclinant. )
Pardon !
LE PRINCE
De quoi vous mêlez-vous… le logeur?
MARCEL(à part. )
Ah ! zut !
POCHET(haut et par flagornerie pour le prince. )
Evidemment, voyons ! On n'adresse pas la parole à un prince royal avant qu'il vous parle. (Au prince, dont il est tout près.)
Pas vrai?
LE PRINCE
Eh bien?… puisque vous le savez !
POCHET
C'est pour ça que je lui dis.
LE PRINCE
Faites-le !
POCHET
Ah ! bon ! LE
LE PRINCE(haussant les épaules, puis se retournant vers Amélie et le sourire aux lèvres. )
Au contraire, c'est charmant de m'appeler petit père ! C'est tendre, c'est affectueux ! C'est slave ! C'est charmant de me tutoyer, moi que j'ai tant horreur de l'étiquette, du protocole.
POCHET(à Amélie. )
Là, tu vois.
LE PRINCE(à Pochet, pour le faire taire. )
Ah !… ah !… ah !…
POCHET(s'écartant prudemment. )
Oui !… Oui, oui !
LE PRINCE(à Amélie. )
Je suis un bon garçon, à la bonne franquette, comme vous dites !… j'aime à rire, à m'amuser, à faire des farces. Vous verrez, je suis très farceur !… A la cour de Palestrie, je suis connu pour…
AMÉLIE
Vraiment?
POCHET(qui s'est rapproché, riant. )
Oh ! que je vous comprends !
LE PRINCE(brusquement, à Pochet. )
Ah !… ah !
(Pochet, qui ne s'y attend pas, pivote brusquement et, dans son mouvement, envoie un renfoncement dans l'estomac de Marcel qui est tout près de lui.)
MARCEL( en recevant le coup dans l'estomac, exactement sur le même ton que le prince. )
Ah !
LE PRINCE(à Amélie. )
Ainsi, tenez, dernièrement: vous connaissez le gros Patchikoff?
AMÉLIE
Non.
POCHET
Non, nous ne…
LE PRINCE(sèchement. )
Je demande ça à mademoiselle.
POCHET
Non, mais je sais, elle ne le connaît pas.
LE PRINCE
Ah !… ah !… ah !
(Pochet se reculant en faisant signe avec les mains qu'il a compris.)
MARCEL(avec malice, dans l'oreille de Pochet. )
On ne parle pas à un prince royal, avant qu'il vous adresse la parole.
POCHET(à Marcel, en imitant le prince. )
Ah !… ah !… ah !
(Il remonte pour redescendre peu de temps après.)
LE PRINCE
Patchikoff, c'est un chambellan de la cour. Eh bien ! l'autre soir, après le dîner, nous l'avons empoigné, avec quatre de mes officiers, par les jambes et par les bras, et nous l'avons plongé dans une baignoire d'eau glacée.
AMÉLIE
Non? LE
LE PRINCE
Il était furieux ! Il n'osait rien dire, mais il était furieux ! Nous avons ri ! Nous avons ri !…(Changeant de ton et le plus naturellement du monde.)
Et il est mort… d'une congestion !
AMÉLIE ET POCHET(qui est revenu à sa place première. )
Non ?
POCHET(qui est devant le pied du lit, tout près du prince, se tordant complaisamment. )
Ah !… Ah ! que c'est drôle !
MARCEL(gagnant l'extrême droite. )
Ce prince est décidément idiot !
(Il remonte au fond et va s'asseoir sur le siège qui est près de la console, à côté de la porte.)
POCHET(presque courbé en deux par le rire, se retenant à la barre du lit pour ne pas tomber. )
Que c'est drôle ! Que c'est drôle !
LE PRINCE(toise un instant avec dédain Pochet qui se tord presque sur sa poitrine, puis. )
Ecoutez, le papa !… Je vous fais grand officier !… mais par Dieu le Père, foutez-nous la paix. (On sonne.)
Tenez, la sonnette. Ça doit être le général !… Voyez donc, logeur !
MARCEL(au fond, se levant, à part. )
Non mais, c'est ça ! il me prend pour son larbin. (A ce moment la porte du fond s'ouvre et l'on voit Charlotte introduire le général suivi d'un commis de magasin portant une caisse. Le général entre; trouvant Marcel à droite de la porte, il lui remet, sans même le regarder, son chapeau entre les mains et descend un peu en scène. Marcel, considérant le chapeau.)
Oh ! charmant !
(Il pose le chapeau sur la console.)