Acte de mariage - Scène première



(L'an mil neuf cent huit et le cinq mai, à trois heures du soir, devant nous, maire du huitième arrondissement de Paris, ont comparu en cette mairie pour être unis par le mariage: d'une part, monsieur Marcel Courbois, né à Paris le 6 avril 1879, rentier demeurant 27, rue Cambon, célibataire, fils majeur légitime de feu Joseph Courbois, banquier, et de dame Caroline-Emilienne Toupet, son épouse, également décédée; et d'autre part mademoiselle Clémentine-Amélie Pochet née à Paris le 20 mars 1886, demeurant à Paris, 120, rue de Rivoli, fille majeure d'Auguste- Amédée Pochet, âgé de cinquante-quatre ans, ancien brigadier de la paix, même domicile, et de feu Marie-Thérèse Laloyau, son épouse. Le père à ce présent et consentant; après avoir reçu des contractants, l'un après l'autre, la déclaration qu'ils veulent se prendre pour époux, avons prononcé publiquement au nom de la loi que monsieur Marcel Courbois et mademoiselle Clémentine- Amélie Pochet sont unis par le mariage. La chambre à coucher d'Amélie Au premier plan à droite, lit de milieu très élégant. A la tête du lit, côté public, petit meuble tenant lieu de table de nuit. Au pied du lit, et adossé contre, un petit canapé. Toujours à droite, en pan, coupé, fenêtre. A gauche, premier plan, porte d'entrée générale. Une chaise entre le manteau d'Arlequin et la porte. Deuxième plan, en pan coupé, une cheminée surmontée de sa glace et de sa garniture. Au fond, au milieu, porte donnant sur le cabinet de toilette d'Amélie. Contre le panneau du mur, à droite de cette porte, un canapé. Contre le panneau, à gauche de la porte, meuble d'appui. Restant du mobilier ad libitum. Sur le pied du lit, une matinée à Amélie.)


(LE PRINCE , PUIS AMÉLIE ET LE GÉNÉRAL . Au lever du rideau, le prince, en caleçon, arpente la scène avec impatience. Ses vêtements sont étendus sur le canapé près de la fenêtre. Le lit, sans être défait, témoigne, par un certain désordre, qu'on s'est couché dessus.)

LE PRINCE(après avoir arpenté une ou deux fois la scène avec une impatience visible, s'arrêtant soudain. )
Mais par Dieu, le père ! qu'est-ce qu'elle fait, voyons? Qu'est-ce qu'elle fait? On n'a donc pas idée de se marier si longtemps ! (On sonne.)
Ah ! on a sonné !… C'est peut-être !… Oui, c'est elle ! (Il va au-devant d'Amélie et s'arrête, étonné, en voyant paraître le Général tout seul.)
Eh bien ! quoi?

LE GÉNÉRAL(le chapeau à la main, faisant de sa main libre le salut militaire à la façon slave.)
Voici la mariée, Monseigneur.

LE PRINCE
Enfin !

LE GÉNÉRAL(allant jusqu'à la porte de gauche et parlant à la cantonade. )
Mademoiselle d'Avranches, si vous voulez bien…?
(Il s'efface pour laisser passer.)

AMÉLIE(entrant tout d'une traite. )
Monseigneur, je vous demande pardon, si… (Petit cri étouffé de surprise.)
Ah !

LE PRINCE
Quoi?

AMÉLIE
Oh ! Rien… C'est la tenue de Monseigneur qui… Je m'attendais si peu… !

LE PRINCE(jetant un regard sur sa tenue. )
Ah !… Je me suis mis ainsi pour gagner du temps. (Croyant tourner une galanterie.)
Quand on s'ennuie, il faut bien faire quelque chose !

AMÉLIE(ahurie. )
Ah ?

LE PRINCE
Laisse-nous, Koschnadieff !

KOSCHNADIEFF
Oui, Monseigneur !
(Salut militaire et sortie.)

AMÉLIE(pudiquement. )
Oh ! Monseigneur, chez moi… Vous n'y pensez pas ! Votre Altesse devait venir me prendre… mais je ne croyais pas qu'elle avait l'intention, ici, de…

LE PRINCE(brusque, mais bon enfant. )
Eh ! bien quoi? Est-ce qu'on n'est pas très bien chez vous? Tout votre monde est occupé ailleurs.

AMÉLIE
Je ne vous dis pas ! Mais les convenances !

LE PRINCE(avec désinvolture.)
Eh ! nous ne sommes pas ici pour faire des convenances ! (Avec lyrisme.)
Songez depuis les éternités que vous me faites languir ! (Sans transition, bien terre à terre.)
Retirez votre robe !

AMÉLIE(interloquée. )
Hein !… Ah?… déjà !

LE PRINCE(goulûment. )
Le jour des noces, on est toujours pressé !…
(Il tend les mains comme pour la saisir.)

AMÉLIE(se dérobant par un léger écart du corps. )
Oh ! Monseigneur ! (Pour faire diversion.)
Je vais défaire mon voile.
(Elle remonte vers la cheminée et, pendant ce qui suit, retire son voile devant la glace.)

LE PRINCE( qui est remonté également, lui parlant presque dans le cou et avec emballement. )
Si vous saviez !… Si vous saviez avec quelle impatience je comptais les minutes ! J'ai essayé de dormir un peu, en vous attendant; je me suis étendu sur votre lit…

AMÉLIE(avec un petit sursaut de surprise. )
Hein !… avec vos bottines?

LE PRINCE(interloqué par cette interruption, regarde ses pieds chaussés, puis le plus naturellement du monde.)
Avec ! Mais je n'ai pas pu… L'amour me tenait éveillé !

AMÉLIE(un peu railleuse. )
Ah ! bien aimable (Changeant de ton.)
Oh ! Ce que je suis décoiffée !

LE PRINCE(lyrique et passionné. )
Vous êtes adorable ! Je voudrais vos cheveux sur vos épaules !

AMÉLIE
Hein?

LE PRINCE(avec une fougue toute sauvage. )
Comme une toison ! J'aime ça, moi ! promener ses pieds nus dans les cheveux épars de la femme aimée !

AMÉLIE(décrivant, dans une révérence légèrement ironique, un demi-cercle autour du prince. )
Quel raffinement !… Mais ça n'est guère encore la mode à Paris !
(Elle descend jusqu'au pied du lit.)

LE PRINCE(voyant qu'elle essaie de dégrafer sa robe, s'élançant. )
Oh ! permettez que je vous aide?

AMÉLIE
Volontiers, Monseigneur, parce que toute seule !…

LE PRINCE(dégrafant Amélie qui est debout face au lit. )
Oui !… Oh ! cela est très suggestif !… Il me semble que je fais la nuit de noces.

AMÉLIE(moqueuse. )
Par procuration.

LE PRINCE(très talon rouge. )
Le droit du seigneur. (Reprenant le dégrafage.)
Cela est très Louis quinzième ! (Il se pique.)
Oh !
(Il porte vivement son doigt piqué à ses lèvres.)

AMÉLIE(avec un sérieux comique, comme si elle lui apprenait quelque chose. )
C'est une épingle.

LE PRINCE(s'inclinant. )
Je suis content de le savoir… (Tout en dégrafant.)
Et ça s'est bien passé? Oui?…

AMÉLIE
Quoi ?

LE PRINCE
Le mariage… avec le logeur?

AMÉLIE(rieuse. )
Mais je vous ai déjà dit, Monseigneur, qu'il n'était pas logeur !

LE PRINCE(même jeu. )
Eh ! Oui, je le sais ! Mais quoi? Je l'ai connu comme ! alors je l'ai ainsi dans la bouche !

AMÉLIE(sur un ton blagueur. )
Ah ! si vous l'avez ainsi dans la bouche !

LE PRINCE
Alors, dites-moi ! ça a bien réussi?

AMÉLIE
Quoi ?

LE PRINCE
Le tour ?
(Il prononce "tourr".)

AMÉLIE(l'imitant. )
Le tourrr?

LE PRINCE
Oui !… Le parrain a donné dans… le godant… comme on dit ici !…

AMÉLIE(entièrement dégrafée, délacée, tendant ses bras au prince pour qu'il l'aide à les sortir des manches. )
Comme un seul homme !

LE PRINCE(retournant les manches de la robe tout en parlant. )
Bravo ! je trouve ça très drôle ! Ce logeur… qui n'a pas de liste civile et qui trouve ce moyen !… J'adore les farces; aussi j'ai été heureux de commander le général de service.

AMÉLIE(laissant tomber sa robe à terre. )
Oh ! qu'ça été aimable ! On a été très flatté.

LE PRINCE
Oui? (Voyant la robe qui, à terre, forme un cercle autour des pieds d'Amélie, d'une voix bourrue.)
Sortez de là-dedans ! (Amélie enjambe la robe et passe à gauche. Le prince, tout en ramassant la robe et la déposant sur le coin du canapé.)
Et il a été bien, oui?

AMÉLIE
Qui ?

LE PRINCE
Le général ?

AMÉLIE
Ah !… Oh ! combien !

LE PRINCE(tout en arrangeant la robe sur le canapé. )
Ça ne m'étonne point ! Il est très décoratif ! Je ne sais pas ce qu'il donnerait à la guerre ?… mais dans un cortège !… (Se retournant et apercevant Amélie en déshabillé, le dos à demi tourné de son côté, et les mains croisées pudiquement sur sa poitrine en extase.)
Ah ! sainte Icone ! la Madone !(Les mains derrière le dos, il s'avance à pas de loup jusqu'à Amélie et, se penchant sur elle, l'embrasse dans le cou.)
Ah !

AMÉLIE(sursautant. )
Oh ! Monseigneur ! vous me chatouillez !

LE PRINCE(a comme un frisson de lubricité, puis: )
Vous aussi !

AMÉLIE(étonnée, montrant les mains pour témoigner qu'elle ne l'a pas touché. )
Moi, Monseigneur?

LE PRINCE(très excité, le coude au corps, battant l'air avec sa main, à la façon des Slaves. )
Ah ! Tais-toi ! tais-toi !…

AMÉLIE(moqueuse. )
Oh ! mais comment donc ! Monseigneur peut me tutoyer.

LE PRINCE(l'enlaçant dans ses bras. )
Oh ! mon bébé ! Alors, quoi?
(Il l'embrasse dans le côté gauche du cou.)

AMÉLIE(pendant qu'il l'embrasse. )
Aha !… Voyez refrain !
(On sonne.)

LE PRINCE(au bruit de la sonnette, relevant vivement la tête, sans lâcher Amélie. )
Hein?

AMÉLIE(l'oreille aux aguets. )
On a sonné.

LE PRINCE(de même. )
Mais qu'est-ce que?

AMÉLIE
Je ne sais pas ! Oh ! mais la fille de cuisine est restée pour garder l'appartement ! Elle congédiera.

LE PRINCE
Ah ! bon !… (Se replongeant dans le cou d'Amélie.)
Oh ! mon béb… !

VOIX DE MARCEL
Amélie ! Amélie !

LE PRINCE ET AMÉLIE(au moment où la porte s'ouvre, bien ensemble. )
On n'entre pas !
(Ils s'écartent l'un de l'autre.)

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