ACTE PREMIER - Scène VI
(AMÉLIE , ADONIS , IRÈNE)
ADONIS(entrant et s'effaçant pour livrer passage à Irène. )
Si madame veut entrer !
(Irène entre. Tenue correcte et sévère. Un voile épais, arrêté au ras du nez, cache son visage.)
AMÉLIE( très courtoise. )
Entrez, madame !
IRÈNE(avance de deux pas. )
C'est bien à madame Amélie d'Avranches que?…
AMÉLIE
C'est moi, madame.
(Elle lui indique le canapé et, pendant qu'Irène passe, va chercher près du piano la chaise qu'elle descend à proximité gauche du canapé. Pendant ce temps, Adonis est sorti. Une fois dehors, à travers les vitres de la porte, au-dessus des brise-bise, on voit sa tête apparaître pour jeter un dernier regard moqueur du côté d'Irène; après quoi, il disparaît.)
IRÈNE(à peine assise. )
Ah ! madame ! la démarche que je tente près de vous est d'un ordre tellement délicat !… Aussi l'émotion !…
AMÉLIE(accueillante. )
Remettez-vous, madame, je vous en prie !
IRÈNE
Voilà ! Il s'agit de… (Vivement comme se reprenant)
d'une amie.
AMÉLIE(s'asseyant. )
Ah !
IRÈNE(la lorgnant à travers son face-à-main. )
Mais, pardonnez !… Je vous regarde !… il me semble, c'est curieux ! que vos traits ne me sont pas inconnus.
AMÉLIE(le faisant à la femme du monde. )
Mon Dieu, c'est possible, Madame ! Je… je fréquente beaucoup.
IRÈNE(avec hésitation. )
Non, non ! mais… est-ce qu'avant d'être ce que… enfin, est-ce que vous avez été toujours… euh !…
AMÉLIE(comprenant ce qu'Irène n'ose dire. )
Oh ! non, madame !… (Avec importance.)
Fille d'un ancien fonctionnaire de la République…
IRÈNE(lui coupant la parole. )
Ah ! non ! non ! Alors non ! Excusez-moi, c'est une ressemblance.
AMÉLIE
Il n'y a pas de mal ! Et vous disiez alors que vous veniez?…
IRÈNE(vivement et en appuyant sur le mot. )
Pour une amie, oui ! (Insistant.)
Une de mes bonnes amies !… Je me suis chargée… Ah ! l'amitié crée quelquefois de ces obligations ! Excusez-moi de ne pas vous dire le nom de la personne…
AMÉLIE(avec bonhomie. )
Oui, Madame, oui.
IRÈNE(se croyant obligée de donner des détails. )
Mais c'est une femme mariée, vous comprenez ! Et vis-à-vis d'un mari, n'est-ce pas? On ne doit pas oublier qu'on a des devoirs.
AMÉLIE(vivement. )
Oh ! Serait-ce au sujet de son mari que…?
IRÈNE(très naturellement. )
Non, non ! c'est au sujet de son amant.
AMÉLIE(un peu interloquée. )
Ah?… Ah?
IRÈNE(avec chaleur. )
Ah ! Madame, si vous saviez !… Si vous saviez comme elle l'aime !
AMÉLIE(approuve malicieusement de la tête, puis. )
Votre amie?
IRÈNE(interloquée. )
Hein? mon… mon amie, oui ! C'est son premier amant, pensez donc !
AMÉLIE(comiquement compatissante. )
Oh !… Pauvre femme !
IRÈNE
Et vous ne vous figurez pas ce que c'est pour une femme mariée, "le premier amant" ! ce que ça représente de choses exquises ! d'hésitations ! de luttes ! de remords de conscience !
AMÉLIE(moitié souriante, moitié mélancolique. )
Oui, madame ! oui !
IRÈNE(avec une sorte d'extase. )
Ah ! la première faute ! (Brusquement et gentiment.)
Mais, madame, vous devez avoir connu ça?
AMÉLIE(sur un ton légèrement espiègle. )
Dame… oui !
IRÈNE
Eh ! bien, rappelez-vous !
AMÉLIE(mélancolique, avec du vague dans le regard. )
Oui !… moi, ce fut un Danois !
IRÈNE(avec un sursaut de stupéfaction. )
Un chien?…
AMÉLIE
Quoi?… Oh non ! un homme du Danemark.
IRÈNE
Ah !… (Corrigeant.)
Un Danois.
AMÉLIE(très souriante. )
C'est ce que j'ai dit…
IRÈNE(un instant interloquée, récapitulant, puis s'inclinant devant l'évidence. )
Ah !… Ah ! oui ! Oui, en effet, un… un Danois.
AMÉLIE(avec un geste d'insouciance. )
Depuis, tant d'eau a passé sous le pont… !
IRÈNE(s'emballant peu à peu. )
Ah ! oui, mais pour elle ! pas pour mon amie ! Pour elle, c'est le premier, c'est l'unique !… Ah ! si elle devait le perdre, ah ! ce serait horrible !
AMÉLIE(qui l'écoute d'un air malicieux, avec des dodelinements de tête. Brusquement et gentiment. )
Vous l'aimez donc bien?
IRÈNE(s'enferrant carrément. )
Oh ! follement !
AMÉLIE(sur le même ton et avec le même sourire. )
Vous êtes charmante.
IRÈNE
Hein ! (toute confuse, se levant.)
Oh ! madame, madame ! Qu'est-ce que vous m'avez fait dire ! Non, non, c'est… c'est mon amie.
AMÉLIE(qui s'est levée instinctivement en la voyant se lever. sympathiquement. )
Vous vous méfiez donc bien de moi?
IRÈNE(tout honteuse. )
Oh ! Madame.
AMÉLIE(sur un ton badin. )
D'ailleurs, je ne vous connais pas, par conséquent… ! (Changeant de ton.)
Et puis, la discrétion est notre devoir professionnel.
IRÈNE(brusquement. )
Ah ! et puis, tant pis ! il faut avoir le courage de ses actes ! Eh ! bien, oui, madame ! c'est moi !
(Elle se rassied.)
AMÉLIE(malicieusement. )
Si vous croyez qu'il m'avait fallu tant de temps pour deviner !
IRÈNE
Oh ! madame ! alors, dites-moi que ce n'est pas vrai, ce que j'ai appris. Oh ! ce serait si mal ! Vous qui pouvez en avoir tant que vous voulez ! Et moi, moi qui n'en ai qu'un, songez donc !… L'univers entier, tout le reste des hommes, je vous l'abandonne ! Mais pas lui ! Laissez-le-moi !
AMÉLIE(se levant. )
Mais quoi ! quoi?
IRÈNE
Ce n'est pas vrai, n'est-ce pas, qu'il doit vous épouser?
AMÉLIE
Hein? Qui?
IRÈNE
Marcel Courbois?
AMÉLIE
Marcel Courbois ! Moi ! Moi ! (Eclatant de rire.)
Ah ! Ah ! Ah !
(Elle remonte vers la baie en riant.)
IRÈNE(se levant et suivant Amélie machinalement et par un mouvement arrondi qui lui fait prendre le n° 1. )
Eh ! bien, où allez-vous?
AMÉLIE(la voix hachée par le rire. )
Laissez ! (Appelant.)
Etienne ! Etienne !
VOIX D'ETIENNE
Quoi?
AMÉLIE
Viens ! Viens un peu !
(Elle redescend, milieu scène, près du canapé. Irène a gagné jusqu'à la table de jeu.)