Acte II - Scène VIII



(LE PRINCE , MARCEL)

LE PRINCE(qui a arpenté la scène, redescendant tout contre Marcel qui est resté bouche bée de la sortie de Pochet et lui tourne le dos. Brusquement. )
Et vous, alors? quoi?

MARCEL(qui a sursauté à cette brusque et tonitruante interpellation, se retournant vers le prince. )
Moi? Mais rien, monseigneur ! je regarde; parce que moi, dans tout ça, n'est-ce pas…?

LE PRINCE(passant au n° 2. )
Evidemment !

MARCEL
Je vais même, si votre Altesse le permet, aller m'habiller.

LE PRINCE(se retournant à demi et dédaigneusement par dessus l'épaule. )
Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse?

MARCEL
Non ! C'est parce que Votre Altesse me demande…

LE PRINCE(de son index tendu battant l'air d'un coup sec sous le nez de Marcel, ce qui fait battre les paupières et sursauter la tête de ce dernier. Faire ce geste à froid et ne parler chaque fois qu'après.)
C'est drôle ! Je connais… votre figure !
(Même jeu de l'index, même sursaut de Marcel.)

MARCEL(flatté. )
Ah ! vraiment, monseigneur?

LE PRINCE
Où donc…?
(Même jeu.)

MARCEL(à part. )
Mon Dieu que c'est désagréable !

LE PRINCE
…vous ai-je vu? Vous n'avez pas servi…?

MARCEL
Dans l'infanterie, à Compiègne.

LE PRINCE(brusque. )
Non !… Non !

MARCEL
Ah ! pardon ! LE

LE PRINCE
… A Monte-Carlo !… Hôtel de Paris?

MARCEL(vexé. )
Moi? Ah ! non ! non, c'est pas moi.

LE PRINCE
Ah? je confonds, alors ! il y a un sommelier qui vous ressemble.
(Il passe.)

MARCEL
Très flatté, monseigneur ! mais c'est un autre !

LE PRINCE(qui est remonté au fond, considérant l'appartement. )
Et alors, dites-moi ! c'est votre logement, ça?

MARCEL
Mon Dieu, oui.

LE PRINCE
Oui !… Il est laid.

MARCEL
Ah? LE

LE PRINCE
Oui !

MARCEL(à part. )
Non, mais, est-ce qu'il est venu ici pour chiner?

LE PRINCE
Très laid !

MARCEL
Mon Dieu, monseigneur, je ne dis pas; mais, n'est-ce pas, étant donné ce que je le loue…

LE PRINCE
Ah?… et… qu'est-ce que?

MARCEL(qui ne comprend pas. )
Monseigneur?

LE PRINCE(répétant. )
Et… qu'est-ce que?

MARCEL(avec un geste vague, pour avoir l'air d'avoir compris. )
Ben, vous savez, mon Dieu… ! hein?

LE PRINCE(soupe au lait. )
Qu'est-ce que vous louez ça?

MARCEL(vivement. )
Ah ! qu'est-ce que je loue ça !… Dix-huit cents francs !…

LE PRINCE
Par jour?

MARCEL(sans réfléchir. )
Par jour. (Se reprenant.)
Hein? Non, par an.

LE PRINCE
A la bonne heure !

MARCEL
Alors, n'est-ce pas ? pour dix-huit cents francs… !

LE PRINCE
Et qu'est-ce que ça vous fait, chaque jour ?

MARCEL
Quoi? Oh !… Ça m'embête un peu au moment du terme; mais sans ça !…

LE PRINCE
Non !… Chaque jour, combien ça vous fait?

MARCEL
Ah ! ce que ça me fait par jour !

LE PRINCE
Oui !

MARCEL
Oui ! oui… oui !… (A part.)
Est-il curieux !

LE PRINCE
Eh bien?

MARCEL
Diable ! c'est que c'est tout un calcul à faire !

LE PRINCE
Eh bien ! faites-le ! Il remonte

MARCEL
"Faites-le" ! Oui, évidemment ! c'est… c'est une solution ! (A part.)
On n'a pas idée d'être curieux comme ca ! (Commençant le problème.)
Dix-huit cents francs par an, qu'est-ce que ça fait par jour ? (A part.)
Si je m'attendais à faire des mathématiques aujourd'hui !… (Haut.)
Dix-huit cents…(A part.)
Il faut bien que ce soit pour une Altesse Royale ! (Haut.)
Etant donné qu'il y a douze mois dans l'année si c'était cent francs par mois, n'est-ce pas?… si c'était cent francs par mois…

LE PRINCE(qui arpente, s'arrête, remarche, descendant à ce moment. )
Allez ! prenez votre temps !

MARCEL(interrompu dans son calcul. )
Ah ! là, voyons ! (Reprenant.)
Si c'était cent francs par mois, ça ferait cent multiplié par douze; égal euh…? douze cents ! C'est très simple !… J'ai déjà douze cents francs, je les mets de côté. (Il fait la mimique de ramasser avec les doigts douze pions imaginaires et de les fourrer dans les poches de côté de son pyjama.)
Ca va ! ça va ! Bon ! de douze, aller à dix-huit… reste… reste…

LE PRINCE
Huit !

MARCEL
Mais non, six !

LE PRINCE
Ah ! douze, dix-huit ! oui six ! six !

MARCEL
Je vous en prie, monseigneur ! je ne tiens pas à faire le calcul, mais du moment que vous me le demandez, ne vous en mêlez pas ! sans ça nous n'en sortirons pas !

LE PRINCE
Allez ! allez ! ne vous troublez pas !

MARCEL
Oh ! c'est pas moi qui me trouble ! (Reprenant.)
Six ! bon ! reste donc six cents ! six cents par douze, ça fait…?

LE PRINCE
Six cent douze !

MARCEL
Ah ! là, monseigneur ! voyons ! par notre père !

LE PRINCE
Allez ! allez ! ne vous troublez pas !

MARCEL
Etant donné que six cents est la moitié de douze cents et que douze cents font cent francs, six cents feront donc moitié moins; soit cinquante francs ! c'est logique.

LE PRINCE
Eh ! ben, ça y est?

MARCEL
Ca va ! ça va ! (Reprenant.)
Je reprends tous les cents francs que j'ai mis dans ma poche; avec les cinquante que j'ai là ! ça fait cent cinquante ! Ca y est ! (Au prince.)
Monseigneur, ça y est ! ça fait cent cinquante francs ! Ouf !
(Il s'assied, satisfait et épuisé.)

LE PRINCE
Par jour ?

MARCEL
Par jour. (Se reprenant.)
Non, par mois !

LE PRINCE
Ah ? et qu'est-ce que ça fait par jour?

MARCEL
Qu'est-ce que ça…? (Il regarde le public avec découragement, puis au prince.)
Vous y tenez?

LE PRINCE
Evidemment ! Je me moque, moi, par mois !

MARCEL
Aha ?… tandis que par jour…?

LE PRINCE
Evidemment !
(Il remonte.)

MARCEL
Oui, oui ! il aime mieux ça par jour ! c'est une question de goût !… soit ! allons !… (Il se lève, résigné.)
Il me fera avoir une congestion, ce prince-là ! (Reprenant.)
Voyons, nous disons cent cinquante francs par mois, qu'est-ce que ça fait par jour ? -c'est très simple ! Comme il y a trente jours dans le mois, ça fait cent cinquante divisé par trente.

LE PRINCE
Oui !

MARCEL
Merci !… En quinze combien de fois trente?… En quinze combien de fois trente, il y va deux fois !… Voilà ! je pose deux !… et je retiens trente ! (A part.)
Mon Dieu, que c'est dur quand on n'est pas entraîné ! (Calculant de tête.)
Deux fois trente, soixante; de quinze…? soixante de quinze…?
(Il continue de suer sang et eau… se prenant la tête de la main droite, comptant mentalement avec ses doigts de la main gauche; dessinant avec son pied par terre des signes imaginaires de division, inscrivant de même des chiffres; puis, avec sa semelle, les effaçant.)

LE PRINCE(brusquement. )
Eh ! bien, ça y est !

MARCEL(sursautant. )
Ah ! là… ! Ah ! c'est malin ! il faut que je recommence, maintenant !

LE PRINCE
Enfin, quoi? Vous n'avez pas encore trouvé !

MARCEL
Mais si ! j'allais, j'allais ! et puis vous me coupez ! Attendez ! attendez ! je retrouve le fil ! Oui !

LE PRINCE
Quel fil?

MARCEL
Chut… (Comptant.)
Cinq, oui, neuf, sept, zéro, zéro… Voilà ! Je trouve vingt-cinq mille francs.

LE PRINCE
Vingt-cinq mille francs? Par jour !

MARCEL(contemplant par terre son opération imaginaire. )
Il doit… il doit y avoir une erreur !

LE PRINCE
Sûr !

MARCEL
Mon Dieu ! quand je pense qu'il y a des gens qui gagnent cent sous par jour ! cent cinquante francs par mois ! et qui… (Brusquement, avec un cri de victoire.)
Ah !… Je l'ai (Au prince.)
Je l'ai, monseigneur ! "Cent cinquante francs par mois, cent sous par jour" ! Quel éclair ! Ca fait cinq francs ! Cinq francs par jour !

LE PRINCE
Cinq francs par jour !

MARCEL
Tout rond ! (A part.)
Oh ! comme on arrive mieux à un résultat quand on ne procède pas par le calcul.

LE PRINCE
Cinq francs par jour, vous louez ça !

MARCEL
Oui ! LE

LE PRINCE
Evidemment, pour cinq francs par jour on ne peut pas avoir le palais des doges !

MARCEL(haut, avec complaisance. )
Non. Et puis, qu'est-ce que j'en ferais?

LE PRINCE
Cinq francs par jour, c'est très bien !… (Tout en gagnant la gauche.)
… Vous direz ça au général, n'est-ce pas?

MARCEL
Au général?… Quoi?

LE PRINCE(s'échauffant. )
Que ça fait cinq francs par jour.

MARCEL
En quoi ça peut-il l'intéresser?

LE PRINCE(soupe au lait, la voix dans la tête. )
Il s'occupe de ces choses-là.

MARCEL(à part. )
Il faut vraiment qu'il ait du temps à perdre !

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