ACTE IV - SCENE VIII



LES MEMES, ETIENNE, SOPHIE

ETIENNE (dans le hall, accompagnant SOPHIE.)
C'est ici, Madame !
(Elle descend en scène.)

BELGENCE (apercevant SOPHIE.)
Ah !
(Il remonte à sa rencontre.)

MASSENAY (remontant également mais plus rapidement que Belgence, de façon à arriver plus vite que BELGENCE et à occuper le 2 avec l'exaltation.)
Vous! C'est vous!

SOPHIE (descendant.)
Le concierge m'a dit…

MASSENAY (ne lui laissant pas le temps de parler tant il a hâte d'avoir la confirmation des confidences de BELGENCE.)
Oh ! dites-moi ! dites-moi ! est-ce vrai ce que me dit Belgence ? que vous regrettez… ! que si ç'avait été aujourd'hui…!

SOPHIE (ahurie par ce brusque interrogatoire.)
Quoi? Quoi? de quoi me parlez-vous?

MASSENAY
Belgence… Belgence vient de m'affirmer…

BELGENCE
Oui, c'est moi. Je sentais que Massenay avait conservé de l'animosité contre vous… alors, j'ai pensé… je lui ai dit combien souvent vous aviez regretté devant moi votre sévérité d'autrefois.

SOPHIE (mécontente de son indiscrétion.)
Hein?… Mais pourquoi avez-vous dit…?

MASSENAY (impatient.)
Est-ce vrai, voyons?… Est-ce vrai?

SOPHIE (ne voulant pas avouer.)
Mais je ne sais pas!… En tous cas, je ne l'avais pas chargé…!

MASSENAY (se lamentant.)
Oh ! mais alors, pourquoi avez-vous fait ce que vous avez fait? Pourquoi avoir été si inflexible?

BELGENCE (voyant le tour que prend la conversation.)
Hein?

SOPHIE (forte de son bon droit.)
Pourquoi !

MASSENAY
Oui, pourquoi? car enfin, est-ce que je méritais tant de rigueur?… pour une folie d'un moment! pour rien!… et cela sans vous demander si je n'allais pas être très malheureux.

BELGENCE (voulant s'interposer.)
Eh! là, Massenay! Eh! là!

MASSENAY (sans même se retourner vers lui, l'écartant de la main.)
Chut ! assez toi ! (A SOPHIE.)
Car enfin vous saviez que je vous aimais.

BELGENCE (estomaqué.)
Oh!

SOPHIE (avec un rictus amer.)
Oh! vous m'aimiez!

MASSENAY
Oui, je vous aimais ! (Nouveau sourire d'incrédulité de la part de SOPHIE.)
Oui, je t'aimais!

BELGENCE (se révoltant.)
Ah ! mais dis donc ! mais je suis là, moi.

MASSENAY
Mais tais-toi donc, toi!

BELGENCE
Ah! mais… !

SOPHIE (amère.)
Tu m'aimais ! pas assez pour t'empêcher de chercher des diversions ailleurs.

MASSENAY (avec conviction.)
Eh! qu'est-ce que ça prouve?

SOPHIE
Oh ! naturellement, pour vous autres hommes, ça ne prouve jamais rien! Moi, oui! moi je t'aimais!

BELGENCE
Oh!

MASSENAY (avec âpreté.)
Pas si profondément, puisque tu as su t'en guérir.

SOPHIE (avec un geste de protestation.)
Moi?

MASSENAY
Eh! oui, puisque ça ne t'empêche pas d'épouser Belgence.
(Il l'indique avec la main.)

BELGENCE
Ah! mais à la fin.

SOPHIE (passant au 2.)
Belgence! Mais qu'est-ce que ça prouve?… Il le sait bien, Belgence!… J'ai beaucoup d'affection pour lui, mais… je ne l'aime pas.

MASSENAY (débordant de joie.)
C'est vrai? (Avec une superbe conviction)
Mais alors, tu n'as pas le droit de l'épouser !

BELGENCE (passant entre SOPHIE et MASSENAY et s'interposant entre eux.)
Comment, "elle n'a pas le droit"?

MASSENAY (lui tenant tête.)
Non, elle n'a pas le droit!

BELGENCE (exaspéré.)
Oh ! mais dis donc, ça n'est pas pour lui dire ça que je t'ai prié de la faire monter!

MASSENAY (sur un ton sans réplique.)
Ça m'est égal ! (Avec une éloquence persuasive.)
En ce moment-ci, c'est ton bonheur que je défends.

BELGENCE (tombant des nues.)
Tu appelles ça mon bonheur?

MASSENAY (id.)
Oui, ton bonheur!… Et c'est même une chance pour toi que cette explication ait eu lieu aujourd'hui! (Passant au 2 et allant serrer SOPHIE contre sa poitrine.)
Ça nous a permis de voir que nous nous aimons toujours.

BELGENCE (abruti.)
Oh !

SOPHIE (très émue.)
Emile !

MASSENAY (le bras gauche autour de la taille de SOPHIE.)
Oui, nous nous aimons toujours. Et tu sais, quand deux êtres s'aiment, fatalement un jour les rejette dans les bras l'un de l'autre! et pouvons-nous faire cette peine à un ami comme toi?

BELGENCE (voulant protester.)
Mais…

MASSENAY (lui coupant la parole.)
Tais-toi!… Evidemment, tu va être très malheureux !

BELGENCE (navré.)
Oui…

MASSENAY (appuyant.)
Mais oui! mais oui! (Changeant de ton.)
Mais nous te devons ça!(Sur un ton sentencieux.)
Mieux vaut te savoir malheureux une bonne fois tout de suite, que de t'exposer à le devenir plus tard.

BELGENCE
Non, pardon, mon cher…

MASSENAY (lui coupant la parole.)
Oh! parbleu! s'il ne s'agissait que de me sacrifier pour toi, ce serait un plaisir. Mais nous n'avons pas le droit de ne penser qu'à nous! Nous devons penser, elle à moi! moi à elle ! Nous n'avons pas le droit d'être égoïstes.

BELGENCE (n'en croyant pas ses oreilles.)
Oh !

MASSENAY
N'est-ce pas, ma Sophie?

SOPHIE (pendant que BELGENCE les considère abruti et navré.)
Ah ! Emile, pourquoi n'es-tu pas libre!

MASSENAY (tendrement, à SOPHIE.)
Oh! Mais je me ferai libre! Je t'aime, tu m'aimes, nous nous aimons : je divorce et nous nous remarions.

SOPHIE (se jetant dans ses bras.)
Ah ! mon Emile !

BELGENCE (ne se contenant plus, gagnant la gauche.)
Ah ! non ! non! non!

SOPHIE (pincée.)
Vous dites?

BELGENCE
Je dis non… non, j'aime mieux m'en aller.
(Il remonte jusqu'au-dessus du tabouret de piano comme s'il allait s'en aller.)

SOPHIE (passant d'un bras de MASSENAY dans l'autre et avec un ton de parfaite insouciance.)
Oh ! mais allez-vous en, mon ami !

BELGENCE
Oui.
(Au lieu de s'en aller il s'assied sur le tabouret de piano.)

MASSENAY
Personne ne t'a demandé de venir.

BELGENCE (très piteux, sur le bord de son tabouret.)
Ah ! si j'avais su…!

SOPHIE (faisant retomber sur lui tous les torts.)
Ah! bien merci… Je ne vous soupçonnais pas ce caractère.

BELGENCE (ahuri de cette sortie.)
Comment?

SOPHIE (toujours dans les bras de MASSENAY.)
Autoritaire, jaloux…? Ah! bien!… non mais regardez Emile, est-ce qu'il est jaloux, lui?

MASSENAY
Moi?… ah! ben…!

SOPHIE
Un mari jaloux ! ah ! non, merci !

BELGENCE (tendant les bras comme pour reprendre SOPHIE.)
Mais enfin, tu me prends ma femme !

MASSENAY (faisant passer vivement SOPHIE de son bras droit dans son bras gauche de façon à occuper le 2.)
Ah! non, tu es superbe! Mais c'est toi qui me prends ma femme… et non pas moi qui te prends la tienne. J'étais son mari avant toi !

SOPHIE (avec une mauvaise foi superbe.)
Absolument.

MASSENAY (avec dédain en montrant BELGENCE.)
Quand je pense que tout à l'heure je me dévouais pour son bonheur! maintenant qu'il s'agit du nôtre, monsieur pense à lui!

SOPHIE (avec une moue dédaigneuse passant au 2.)
Oh ! moi qui vous croyais tant de qualités!

BELGENCE (qui commence à ne plus savoir de quel côté sont les torts, levé les épaules d'un air malheureux, puis, bien piteux.)
Je vous demande pardon.

SOPHIE (bon prince.)
Oh! je ne vous en veux pas : c'est votre caractère!… Seulement je suis heureuse d'avoir appris à vous connaître… (Changeant de ton.)
Allons, au revoir, Emile!

MASSENAY
Au revoir, Sophie!… A bientôt?

SOPHIE
Oui. (Elle remonte puis se retournant, d'un ton hautain à BELGENCE.)
Vous me reconduisez?

BELGENCE (se levant et sur un ton penaud.)
Ah?… je peux tout de même…?

SOPHIE
Mais oui, vous êtes toujours… notre ami.
(Elle appuie intentionnellement sur "notre".)

BELGENCE
Ah? bon…

MASSENAY (comme s'il ne s'était rien passé lui tendant jovialement la main.)
Allons, au revoir, toi.

BELGENCE (lui refusant la main.)
Ah!… non!

MASSENAY
Non?… Eh! mon vieux… à ton aise.
(Il gagne un peu à droite.)

BELGENCE (qui est allé chercher son chapeau, redescendant, à MASSENAY et comme un enfant qui va pleurer.)
Ah! non, tu sais… ! tu aurais mieux fait de me dire cela tout de suite !
(Il sort précipitamment.)

MASSENAY (haussant les épaules.)
Ingrat! (Courant au cabinet où est CHANAL et appelant)
Chanal! Chanal !
(Il redescend aussitôt.)

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