ACTE I - SCENE XIII



CHANAL seul, puis ETIENNE, puis COUSTOUILLU.

CHANAL (tout en changeant les diaphragmes de son phonographe.)
Voyons, où en suis-je avec tout ça… ! Tiens, mon cylindre est au bout! Je n'ai donc pas arrêté le mouvement…? Ah! je fais du bon travail…! voyons ?
(Il remonte vivement l'instrument (juste ce qu'il faut) ; puis le met en mouvement après avoir appliqué le diaphragme répétiteur sur le rouleau. Ceci fait, pour mieux entendre, il prend du champ en gagnant sur la droite.)
(* Si par hasard le diaphragme était mal placé, et si le phonographe n'attaquait pas tout de suite ou trop avant dans le discours, l'artiste ne devrait pas se démonter, il ajouterait quelques répliques telles que "allons bon qu'est-ce qu'il a?…" "Eh! bien, quoi? il est rouillé ? " ou bien a je le reconnais bien, il n'est jamais pressé ! attends un peu ! " et il irait froidement arranger l'instrument.)

LE PHONOGRAPHE
Ma chère sœur, ainsi c'est un fait accompli.

CHANAL (qui suit sur son papier.)
Bien.

LE PHONOGRAPHE
De ce jour te voilà mariée.

CHANAL
Oui !

LE PHONOGRAPHE
Ce soir tu connaîtras le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles…

VOIX DE FRANCINE
L'amour, l'amour il n'y a que ça !

CHANAL (relevant une tête ahurie.)
Quoi?

LE PHONOGRAPHE ( V. de M.)
Les poètes l'on dit. (V. de F.)
Quand nous reverrons-nous comme hier?

CHANAL (sursautant.)
Mais c'est la voix de ma femme !

LE PHONOGRAPHE (que CHANAL écoute avec des yeux sortant de la tète.)(V. de M.)
Eh! bien, quand? (V. de F.)
Ce soir? (V. de M.)
On peut. (V. de F.)
A tout hasard, je me suis ménagé une sortie.

CHANAL (flairant enfin l'affreuse vérité.)
Nom de Dieu !

LE PHONOGRAPHE
J'ai prévenu mon mari que je dînais chez Maman…

CHANAL (haletant, la voix rauque.)
Oui!… Oui!

LE PHONOGRAPHE
Et que j'irai avec elle au théâtre! Donc, jusqu'à une heure du matin…

CHANAL (s'épongeant le front avec son mouchoir.)
Oh ! assez ! assez.

LE PHONOGRAPHE (V. de M.)
Parfait! Ah! seulement, pour ce soir, il faudra en passer par le 21 de la rue du Colisée…

CHANAL
21 rue du Colisée! Ah! c'est le ciel qui les trahit!

LE PHONOGRAPHE (V. de F.)
Bah! aujourd'hui, je suis plus aguerrie…

CHANAL
Assez ! assez !

LE PHONOGRAPHE (V. de M.)
Et puis en amour comme en amour.

CHANAL (dans sa rage, envoyant son mouchoir dans le pavillon du phonographe pour le faire taire.)
Mais assez, nom de Dieu.

LE PHONOGRAPHE (étouffé par le mouchoir.)
Je t'adore!

CHANAL (arrêtant le mouvement d'un geste rageur.)
Ah ! l'infâme ! (Se précipitant vers la porte de gauche et appelant.)
Francine!… Francine!… (Descendant entre le piano et le mur.)
Elle ne répondra pas, la criminelle!… la récidiviste…! (Remontant après avoir fait le tour du piano.)
Etienne!… Etienne!… Eh! bien, Etienne!

ETIENNE (accourant)
Monsieur?

CHANAL (sur le pas de la porte du fond, ne tenant plus en place.)
Madame? Où est madame?

ETIENNE (avec calme.)
Madame vient de sortir, Monsieur.

CHANAL (le faisant pirouetter et le poussant dehors.)
Bon, c'est bien, allez-vous-en!(ETIENNE disparaît, littéralement escamoté. CHANAL très agité, arpentant la scène, descend à droite.)
Parbleu, partie ! Elle ne tenait, plus en place ! (Arrivé à droite, gagnant la gauche.)
Elle avait hâte d'aller le retrouver, son amant !… Oh ! si je les tenais tous les deux!… Et lui… lui, quel est-il?… (s'arrêtant à l' extrême-gauche pour réfléchir.)
Voyons, voyons dans ceux qui viennent ici ?… (On sonne extérieurement.)
Oh! non!… non! ce n'est pas possible… ! Et pourtant, si!… Ah! le jésuite!… avec ses timidités de comédie… C'est Coustouillu, parbleu!… Le voilà, le dessous des asperges!… C'est Coustouillu… Ah! h- (A ce moment, ETIENNE paraît introduisant COUSTOUILLU porteur d'un superbe melon.)

COUSTOUILLU (l'air radieux, allant droit à CHANAL, tendant son melon de ses deux mains.)
C'est… c'est moi!

CHANAL (comme un tigre prêt à bondir sur sa proie, mais avec une rage contenue.)
Fous le camp!

COUSTOUILLU (ahuri de cet accueil et avec un sursaut de recul.)
Quoi ?

CHANAL (marchant sur lui, et avec plus de violence dans la voix.)
Fous le camp, je te dis.

COUSTOUILLU (id.)
Mais je t'apporte un melon.

CHANAL (lui arrachant le melon des mains.)
Oui ! Eh bien, voilà ce que j'en fais de ton melon!
(Il le jette au fond. ETIENNE qui ne s'est pas empressé de s'en aller, étonné qu'il est de la scène à laquelle il assiste, est précisément à la porte du fond, de sorte qu'il se trouve juste là pour recevoir le melon en plein estomac.)

ETIENNE
Oh !

CHANAL (sur le même ton rageur.)
Je vous demande pardon, je ne l'ai pas fait exprès.(Marchant sur COUSTOUILLU.)
Va!… Va! 21 rue du Colisée.

COUSTOUILLU (qui ne comprend pas et reculant à mesure que CHANAL marche sur lui.)
21 rue du Colisée?

CHANAL (id.)
Oui, oui, où elle t'attend!

COUSTOUILLU (reculant toujours.)
Qui ça ?

CHANAL (marchant toujours sur lui de façon à le faire passer devant la table, puis remonter derrière.)
Mais ma femme, bon apôtre!… Allez consommer l'adultère!…

COUSTOUILLU
L'adultère ?
(Ils sont arrivés ainsi au fond.)

CHANAL
…Ami félon!… traître! Je te chasse, va-t'en!… (COUSTOUILLU veut risquer une explication que CHANAL lui coupe en éclatant.)
Mais vas-tu foutre le camp, nom de Dieu ! (Il le précipite dehors. A ETIENNE qui ahuri est resté là, dans l'extrême fond gauche, à écouter la scène.)
Etienne! vous voyez cet homme… si jamais il remet les pieds ici, flanquez-le dehors à coups de pied quelque part!… Allez! (Gagnant son cabinet pendant que la toile tombe)
Ah! ça soulage!

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