ACTE IV - SCENE II



LES MEMES, FRANCINE.

FRANCINE (la main tendue descendant dans la direction de CHANAL.)
Oh ! mon cher, je vous demande pardon. (Décrivant une courbe dans sa marche pour parler à ETIENNE et sans transition?)
Etienne, je meurs! apportez-moi n'importe quoi sur un plateau, je mangerai ici.

ETIENNE
Oui, Madame.
(Tandis que FRANCINE redescend vers CHANAL, il remonte et sort.)

FRANCINE (à CHANAL qui lui-même a fait une partie du chemin vers elle, lui mettant la main sur l'épaule.)
Mon pauvre ami, je te… (Elle sourit avec un geste d'excuse, puis se reprenant.)
je vous fais toutes mes excuses! Il y a longtemps que vous êtes là?

CHANAL (sur un ton d'aimable philosophie.)
Trois quarts d'heure.

FRANCINE (bien nature, tout en quittant CHANAL pour aller enlever son chapeau devant la glace de la cheminée.)
Ah! tant mieux! Je craignais de vous avoir fait attendre. (CHANAL a un geste des bras et une expression de physionomie comme pour dire ; "c'est exquis! " FRANCINE tout en se regardant dans la glace.)
C'est que vous avez mal choisi votre jour. Votre lettre m'est arrivée ce matin, et juste, j'avais deux essayages!… et un enterrement… que je n'ai pas pu remettre.

CHANAL (malicieusement, tout en s'asseyant sur le tabouret de gauche de la table.)
L'enterrement surtout.

FRANCINE (abondant dans la plaisanterie.)
Comme vous dites ! (Ayant fini d'arranger ses cheveux, elle s'assied sur le fauteuil à droite de la table, lequel est tourné de façon à faire presque face à CHANAL,.)
Les Duchaumel, vous savez.

CHANAL (toujours plaisantin.)
Tous ?

FRANCINE (riant.)
Oh ! non pas tous ! vous êtes gourmand, vous !… non, la vieille!… c'est déjà suffisant ! Dix-huit millions qui tombent !

CHANAL (avec un geste de la tète de droite à gauche en manière de protestation et un sifflement de la langue contre les dents, mais tout cela de bonne humeur.)
Ssse !… Cochons, va ! Et c'était beau ?

FRANCINE
Ah! mon cher, à faire rêver!… Trop même! Ça avait quelque chose d'indécent… dans la joie ; ce n'était plus un enterrement, c'était un gala ! une orgie de fleurs, de musique, de lumière !… il y avait même des feux de bengale à l'église!… verts, oui! dans des torchères. Vous voyez ça ?

CHANAL (blagueur.)
Pas de chandelles romaines ?

FRANCINE (rieuse.)
Non.

CHANAL
Eh ! eh ! cependant… bénies par le pape !

FRANCINE
Oh ! ma foi !

CHANAL (riant.)
Enfin, quoi ? Il ne manquait que le bouquet.

FRANCINE
Absolument. (S'enfonçant bien dans son fauteuil, le corps rejeté en arrière, les coudes au corps, les avants bras sur les manchettes du siège, les mains crispées sur les poignées et avec un mouvement douillet des épaules contre le dossier… regardant CHANAL avec un tendre sentiment de bonne affection.)
Ah ! mon ami, ça me fait plaisir de vous voir.

CHANAL (sensible.)
Moi aussi.

FRANCINE
On a beau dire, voyez-vous : quand on a été mari et femme…! eh ! bien… ça crée des liens.

CHANAL
Comment, si ça en crée ?… mais indissolubles !… la loi a beau les rompre, la nature est là qui crie : "C'est pas vrai ! "

FRANCINE (rêveuse, avec un hochement de tête.)
Oui.

CHANAL
Mais, au fond, il n'y a que le premier mari qui compte.

FRANCINE (souriant.)
Oh ! Taisez-vous ! Si mon mari vous entendait !

CHANAL (regarde instinctivement du côté du hall, puis.)
S'il m'entendait je ne le dirais pas.(Se levant et sur un ton de plaidoirie, appuyant ses arguments par la suite de tapes de la main sur la table, il arrivera ainsi à remonter jusqu'au dessus de celle-ci.)
Mais la preuve qu'il reste toujours quelque chose, c'est que je suis ici ! Est-ce que c'est ma place ? Est-ce que je devrais y être ? moi, l'ex-époux de la femme remariée!… Car enfin, qu'est-ce que je viens faire ? Vous demander votre signature pour ces titres que nous n'avons pu négocier au moment de notre divorce, et que nous avons laissés indivis jusqu'à aujourd'hui… Evidemment c'est un bon prétexte, mais ça n'est qu'un prétexte! et ce n'est pas moi qui aurais dû… c'est mon avoué. Eh bien, oui, je sais bien ! Mais je n'ai pas pu résister. Il y a trois jours que je suis à Paris, je me suis dit : Il faut que j'en profite pour aller les voir.

FRANCINE
Mon bon Alcide.

CHANAL
C'est parfaitement incorrect, contraire à tous les usages, mais bah ! du moment que ni la femme, ni le premier mari, ni le second ne le trouvent mauvais… au diable ceux qui s'en choqueront ! Quant à moi, (Il est redescendu jusque derrière le fauteuil de sa femme ; prenant affectueusement les épaules de celle-ci entre ses deux mains.)
si ça me fait plaisir de revoir celle qui fut ma femme ! ah ! mais !… de la revoir en bon camarade !
(Tout en parlant, de sa main droite passée par-dessus l'épaule gauche de sa femme, il lui serre la main qui est sur la poignée du fauteuil puis passe au 1.)

FRANCINE (avec élan,)
Ah ! mon petit vieux, tu es toujours gentil, toi !

CHANAL (avec un sérieux comique, la rappelant à l'ordre.)
Eh ! là… Eh ! là… eh ! ben ?
(Il s'assied sur le tabouret.)

FRANCINE (se levant et passant au 1.)
Ah ! qu'est-ce que tu veux ? l'habitude !…

CHANAL (se levant également et gagnant vers elle.)
Soit ! mais alors il faudrait peut-être demander à Massenay si…

FRANCINE
Oh ! bien, tant pis pour lui s'il n'est pas content !… Est-ce qu'il t'a demandé la permission à toi, autrefois, pour… ? hein ?

CHANAL (convaincu par l'argument.)
Ah ! oui, ça !

FRANCINE (l'index tendu, décrivant de la main une courbe dans l'espace, cela jusque sous le nez de CHANAL.)
Et c'était bien plus grave !

CHANAL (sur le même ton que FRANCINE.)
Si ça l'était !

FRANCINE
Eh bien, alors ?
(Elle va s'asseoir sur le tabouret du piano.)

CHANAL
Mais tu as mille fois raison ! Tutoyons-nous donc !

FRANCINE (assise, le menton dans la main droite, le coude droit sur la caisse du piano.)
Ah ! mon pauvre chéri, je regrette bien qu'il ne t'ait pas demandé la permission alors !… parce que tu aurais dit non, évidemment !

CHANAL (a un geste affirmatif de la tète puis avec un sérieux comique.)
Evidemment !

FRANCINE (avec un soupir.)
Et je serais encore ta femme à l'heure qu'il est !

CHANAL (même soupir.)
Mais oui.

FRANCINE (se levant et la main sur l'épaule de CHANAL.)
Ah ! Je n'ai pas su t'apprécier, vois-tu… (Appuyant chaque partie de son argument d'autant de tapes sur l'épaule de CHANAL.)
Si les maris pouvaient laisser leurs femmes avoir un ou deux amants pour leur permettre de comparer, il y aurait beaucoup plus de femmes fidèles!… (Quittant CHANAL, elle va jusqu'au canapé puis se retournant.)
beaucoup plus !
(Elle s'assied côté gauche du canapé.)

CHANAL (sceptique.)
Bien oui ! ce serait la sagesse, mais tant que le monde sera monde…!(Allant s'asseoir près d'elle, sur le bras droit du canapé.)
Ah! çà, voyons, mais ça ne va donc pas ici?

FRANCINE (levant les yeux au ciel.)
C'est pas drôle tous les jours.

CHANAL
Quoi ? Massenay…?

FRANCINE
Insupportable ! Tout le temps des scènes !… (Sur un ton d'amère ironie, la voix un peu en fausseté)
Lui qui était si large d'idées quand c'était toi qui étais en jeu, ah ! bien… il faut le voir, maintenant qu'il y est pour son compte : ombrageux, jaloux, voyant le mal dans tout !… et sans raison naturellement, comme toujours !… Car enfin, je lui suis fidèle, (CHANAL qui écoute avec beaucoup de sérieux approuve de la tête.)
je ne le trompe pas… (Même jeu pour CHANAL. FRANCINE croyant lire un doute qui n'existe pas dans les yeux de CHANAL.)
Je te le dirais, n'est-ce, pas ? je ne me gênerais pas avec toi.

CHANAL (s'incline en souriant, puis.)
Merci.

FRANCINE (excédée.)
Eh bien, je t'avoue qu'il y a des moments, quand il m'a bien poussée à bout, où il me prend des envies de me jeter dans les bras du premier homme que je rencontrerais !(Se levant et passant.)
qu'au moins il soit jaloux pour quelque chose !

CHANAL (qui s'est levé à son tour, la morigénant.)
Voyons, voyons, Francine !

FRANCINE (qui est au coin du piano et dos au public, posant sa main gauche sur l'épaule de CHANAL)
Et il est bête avec ça ! ici, il ne reçoit plus un ami, parce que c'est des hommes !(Nerveuse elle remonte, déplace sans motif un objet sur le piano, puis gagne jusqu'à la cheminée, tout cela, tout en parlant.)
Comme si ça avait jamais empêché quelque chose quand une femme a ça dans la tête !… tout au plus Coustouillu, parce qu'il n'est pas dangereux.

CHANAL (allant se rasseoir sur le tabouret près de la table.)
Ah ! vraiment, Coustouillu… ?

FRANCINE
Oui ; après s'être battus ensemble, ils se sont réconciliés à l'occasion de mon mariage ; et comme Coustouillu bafouille plus que jamais, il est tranquille ; (Tout en s'arrangeant machinalement les cheveux devant la glace.)
mais vraiment, comme distraction… ! (Se retournant à demi, vers CHANAL.)
Au fait, comment se fait-il que tu n'aies pas vu Emile ? il était donc déjà sorti ?

CHANAL (d'un air parfaitement détaché.)
Je ne sais pas ! Etienne m'a dit qu'il n'était pas là.(Revenant au sujet qui l'intéresse davantage, tandis que FRANCINE, pour occuper ses nerfs, range machinalement sur la cheminée.)
Ah ! alors, ça ne va pas !

FRANCINE (frappée par le ion de satisfaction de CHANAL, se retourne vers lui, le regarde, puis.)
Tu dis ça comme si ça te faisait plaisir.

CHANAL (vivement.)
Non, non !

FRANCINE (peu convaincue.)
Oh !

CHANAL
Et puis au fond, pourquoi mentir ?… Evidemment, je suis chagriné pour toi !… et à côté de ça, je serais tout de même très vexé, si tu venais me dire : Ah ! mon ami ! comme je suis plus heureuse que de ton temps.

FRANCINE (souriant.)
Egoïste !

CHANAL (avec un bon sourire.)
Qu'est-ce que tu veux ? on est un homme !
(ETIENNE paraît portant un plateau avec toute une collation.)

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