ACTE III - SCENE VI



LES MEMES, MASSENAY.
(Tout à coup la porte du fond s entrouvre doucement et l'on voit se glisser un bras au bout du- quel une main tient un bougeoir allumé.)

TOUS (chuchoté.)
La bougie ! la bougie ! la bougie !
(Au bras succède un corps vu de dos et qui se glisse en catimini. C'est MASSENAY qui rentre et qui esquisse déjà le mouvement de se diriger à pas de loup vers sa chambre, quand il est accueilli par un cri général.)

TOUS (d'un seul et même cri de joie.)
Ah !
(Cette exclamation que MASSENAY reçoit de dos, lui produit l'effet d'un coup de pied dans les reins ; il pivote sur lui-même et reste coi sur place abruti et souriant bêtement pour dissimuler son embarras. Mais déjà SOPHIE est dans ses bras, radieuse, et l'entraîne vers le milieu de la scène. BELGENCE qui est remonté également à sa rencontre redescend à sa gauche. C'est une joie générale : BELGENCE exulte ; AUGUSTE dans un besoin d'épanchement, a pris la tête de MARTHE entre ses deux mains et l'embrasse par deux fois sur les cheveux. Seul PLANTELOUP regarde effaré.)

SOPHIE
Emile ! Emile ! toi !…
(PRESQUE SIMULTANEMENT :)

BELGENCE
Mon ami ! Mon ami !

MARTHE ET AUGUSTE
Monsieur ! C'est Monsieur !

PLANTELOUP (qui s'est levé.)
Qu'est-ce que c'est ? qu'est-ce qu'il y a ?

MASSENAY (essayant de prendre l'air dégagé.)
C'est moi ! hé ! hé !… vous… vous êtes déjà levés ?

SOPHIE
Vivant ! tu es vivant !

MASSENAY
Mais oui, tu vois !… Ça… ça va bien ? Il est tard, hein ?

SOPHIE
Oh ! tard ! tard ! Est-il possible de me causer des transes pareilles ? A quelle heure rentres-tu, méchant !

PLANTELOUP (qui a quitté la table s'avançant vers MASSENAY.)
Non, mais pardon, monsieur ! Qu'est-ce que vous venez faire ?

MASSENAY (étonné de cette apostrophe de la part d'un inconnu.)
Monsieur ?

SOPHIE (à PLANTELOUP.)
Mais c'est lui ! c'est mon mari, monsieur ! (A MASSENAY câline.)
Oh ! que je suis heureuse.

BELGENCE (confirmant)(à PLANTELOUP.)
C'est son mari.

PLANTELOUP
Mais ça m'est égal !… ça ne se fait pas ça, monsieur ! Vous êtes disparu, assassiné ; la police est saisie… on n'a pas le droit de revenir comme ça.
(Il remonte furieux jusqu'à la table.)

MASSENAY (ahuri, le regarde remonter puis se tournant vers sa femme.)
Qu'est-ce que c'est que ce monsieur ?

SOPHIE
C'est M. le commissaire de police. Tu comprends : on croyait qu'il t'était arrivé malheur…

BELGENCE
…alors, n'est-ce pas ? on ouvrait une enquête.

MASSENAY (pouffant de rire.)
Non ? Ah ! que c'est drôle ! (A PLANTELOUP qui est redescendu.)
Eh, bien, monsieur, vous voyez ! il n'y a plus qu'à la clore, votre enquête.

PLANTELOUP
Oh ! Mais permettez ! Ça ne peut pas se terminer comme ça ! Nous ne sommes pas des pantins qu'on fait pirouetter à sa guise.

BELGENCE (essayant d'intervenir.)
Non, Planteloup, écoutez !

PLANTELOUP (l'écartant et passant devant lui.)
Fichez-moi la paix ! (A MASSENAY.)
Voilà une affaire des plus sensationnelles !… on n'en a pas si souvent !
(Il remonte très nerveux.)

MASSENAY
Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, monsieur, je regrette ! mais puisque j'ai la chance d'être encore de ce monde…

SOPHIE
Mais enfin qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

PLANTELOUP (redescendant à cette question, mais de façon à rester un peu au-dessus de MASSENAY)
Oui ? nous voudrions bien le savoir !

MASSENAY
Oh ! pardon, monsieur ! si je rends des comptes c'est à ma femme.

SOPHIE
Oui va ! va ! Pourquoi rentres-tu à pareille heure et dans un tel accoutrement ?

MASSENAY (regardant sa tenue.)
Ah ? tu… tu as remarqué !

SOPHIE
Comment si j'ai remarqué !

PLANTELOUP
Tout cela est très louche !

MASSENAY (jette un regard chargé de colère sur PLANTELOUP, mais se contient, puis à sa femme.)
Eh ! bien voilà : euh… ! (Changeant de ton et pour gagner du temps.)
Si j'éteignais ma bougie, il commence à faire jour.
(Il éteint sa bougie que SOPHIE passe à AUGUSTE.)

PLANTELOUP (sévère.)
Il y a trois heures qu'il fait jour.

MASSENAY (nouveau regard à PLANTELOUP, puis avec un petit salut de la tète.)
Merci monsieur.

SOPHIE (revenant à son mari.)
Eh ! bien, va, va !

MASSENAY
Eh ! bien voilà !… D'abord j'aime autant te le dire tout de suite : ces vêtements ne sont pas à moi !

PLANTELOUP (ironique.)
Allons donc ?

SOPHIE
Ça !

MASSENAY (à PLANTELOUP.)
Vous ne le croyez pas !

PLANTELOUP (id.)
Si ! Si ! Si !

SOPHIE
Mais alors ! comment ? pourquoi ?

MASSENAY
Ah ! bien voilà ! ça c'est… c'est la faute au chemin de fer.

TOUS
Au chemin de fer ?

AUGUSTE (qui écoute un peu au-dessus des autres)(après tout le monde.)
Au chemin de fer !

MASSENAY (se retournant à demi vers AUGUSTE.)
Oui, mon ami, au chemin de fer ! (A sa femme.)
Je m'étais laissé aller à m'endormir, n'est-ce pas ? sans réfléchir qu'il y avait des gens dans le compartiment ! alors qu'est-ce qui est arrivé ? c'est que quand je me suis réveillé : crac ! plus personne ! envolés les gens ! envolés mes vêtements ! Ça sentait le chloroforme ! et j'étais revêtu, moi, de ce costume que tu me vois !… Il ne me va pas, hein ?

SOPHIE
Ah ! çà voyons ! qu'est-ce que tu racontes ? quoi ? quel chemin de fer ?

MASSENAY
Hein ? "Quel chemin de…" Ah ! c'est vrai au fait, je ne t'ai pas dit ! (A BELGENCE.)
Je ne lui ai pas dit ! (A sa femme.)
Figure-toi !… ça tient du prodige!… j'arrive d'Amiens, tel que tu me vois.

TOUS
D'Amiens !

AUGUSTE (comme précédemment.)
D'Amiens !

MASSENAY (à AUGUSTE.)
Oui, mon ami, d'Amiens ! (A sa femme.)
Parce qu'il faut te dire que j'étais allé conduire à la gare deux amis pour l'express de Calais.

PLANTELOUP
C'est louche !

MASSENAY (furieux.)
Quoi ? quoi "c'est louche" ? Même que j'avais pris un ticket - deux sous ! - donnant accès sur le quai. (A sa femme, subitement radouci.)
Alors n'est-ce pas en attendant le départ, histoire de causer, ils me disent : "Montez donc avec nous dans le compartiment. "C'est ça ! Oui, oui ! Yes, yes ! " parce qu'il y en avait un qui ne parlait pas le français : le cadet… comme étant le plus jeune n'est-ce pas… ?

SOPHIE (impatiente.)
Oui ! Oui !

MASSENAY
Mais voilà t'il pas que tout à coup… C'est extraordinaire ! on ne donne plus de signal maintenant… le train s'est mis en marche, là, en sourdine… et vlan ! il m'a emmené.

SOPHIE
Il t'a emmené !

PLANTELOUP (sceptique.)
Voyez-vous ça !

BELGENCE
On n'a pas idée d'une chose pareille.

MASSENAY
Et encore j'ai eu de la chance : à Amiens, on a dû stopper pour faire de l'eau ; sans ce besoin providentiel de la machine, j'allais jusqu'à Calais !

PLANTELOUP (sur un ton de condoléance ironique.)
Ah ! là-là ! là-là !

SOPHIE
Ah! mon pauvre ami!

MASSENAY
Tu devines mon état…! Je me disais tout le temps : "Mon Dieu ! et ma pauvre petite femme qui… ! " Naturellement il a fallu revenir ; alors précisément, c'est pendant ce retour que mes vêtements…

PLANTELOUP (ironique.)
Oui, oui.

MASSENAY
Je dormais, il y avait des gens…

PLANTELOUP (ironique.)
…Ça sentait le chloroforme.

MASSENAY
Ça sentait le… oui! Comment savez-vous?

PLANTELOUP (id.)
C'est vous qui venez de le dire.

MASSENAY
Ah?… Ah!… eh! bien vous voyez? ça concorde bien.

SOPHIE
C'est épouvantable !

BELGENCE
Epouvantable !

PLANTELOUP (railleur.)
Epouvantable.

MASSENAY (exaspéré après PLANTELOUP.)
Mais oui, épouvantable! Quoi?… Il ne croit à rien cet homme-là.

PLANTELOUP
Evidemment! évidemment! c'est très palpitant ! Et peut-on vous demander, monsieur…?

MASSENAY
Monsieur?

PLANTELOUP (tout en parlant, allant chercher sur la table les effets de MASSENAY, et redescendant avec.)
…par quel mystère, étant donné que l'on vous dépouillait de vos vêtements entre Paris et Calais, on a pu retrouver lesdits vêtements sur le trottoir de la rue du Colisée?

MASSENAY (à part.)
Diavolo!

SOPHIE (frappée par la justesse de l'observation.)
Mais oui, au fait?

BELGENCE
Mais oui !

MASSENAY (très troublé.)
Ah ! on… on a… ?

PLANTELOUP
On a! oui monsieur.

MASSENAY (id.)
Sur… sur le…?

PLANTELOUP
Sur "le", parfaitement!

MASSENAY
Tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! tiens !

PLANTELOUP
Ça vous la coupe ça ?

MASSENAY (avec emportement.)
Quoi ? quoi "Ça me la coupe" ?

PLANTELOUP
Soit, monsieur!… veuillez donc m'expliquer…?

MASSENAY
Mais voilà! voilà! si vous croyez que ça me gêne?… ah! bien!… J'étais dans le train n'est-ce pas?… il marchait… et alors le,… il marchait même vite… quand tout à coup n'est- ce pas, le… (Furieux.)
ah! et puis dites donc! vous m'embêtez, vous à la fin !

PLANTELOUP (avec un ricanement de triomphe.)
Aha !

MASSENAY
Mais absolument, quoi !

BELGENCE (passant vivement devant PLANTELOUP pour s'interposer entre lui et MASSENAY, et calmer ce dernier.)
Voyons Emile, pas de colère !

MASSENAY (débordant par-dessus l'épaule de BELGENCE qui le retient de son mieux.)
C'est vrai ça ! il est là à m'asticoter.

PLANTELOUP (avançant sur MASSENAY.)
Monsieur !

BELGENCE et SOPHIE (calmant MASSENAY.)
Emile! Emile!

MASSENAY
Est-ce que je sais moi, comment mes vêtements sont allés échouer rue du Colisée? puisque je n'étais pas avec eux!

PLANTELOUP (sur un ton gouailleur.)
Evidemment!

MASSENAY
D'abord qui est-ce qui les a trouvés mes vêtements?

PLANTELOUP (indiquant LAPIGE.)
C'est cet homme!

SOPHIE et BELGENCE
Oui !

MASSENAY
Ah! c'est vous? eh! bien alors vous pouvez dire : est-ce que j'étais avec eux?

LAPIGE
Euh… ouah-ouah! ouah-ouah!

MASSENAY
Quoi ?

LAPIGE
Ouah-ouah! ouah-ouah!

MASSENAY
Qu'est-ce que vous avez à faire le chien? Je vous demande si j'étais avec eux?

LAPIGE
Rrrre! ouah ! non…

MASSENAY
Là "Non" ! vous l'entendez! Eh! bien, du moment qu'on n'est plus ensemble, on n'est pas responsable les uns des autres ! Et puis enfin, est-ce que ça me regarde tout ça? qu'est-ce que vous voulez que je vous dise? Je ne suis pas de la police, moi! c'est votre affaire à vous.

PLANTELOUP
Comment donc! vous ne croyez pas si bien dire! Voilà une affaire que nous allons instruire sans tarder.

MASSENAY
Eh ! bien, c'est ça, , si ça vous intéresse ! (Passant devant BELGENCE pour aller à PLANTELOUP.)
Pour moi, du moment qu'on a retrouvé mes vêtements intacts…
(Il attrape ses vêtements que PLANTELOUP tient toujours sous le bras.)

PLANTELOUP (qui déjà remontait vers son secrétaire, présentant le dos par conséquent à MASSENAY retourné brusquement par la traction opérée sur les effets)(défendant ceux-ci.)
Oh ! pardon, veuillez laisser ça !

MASSENAY
Comment ! mais c'est à moi !

PLANTELOUP
Du tout! du tout! désormais, c'est une pièce à conviction! Cela appartient à la justice.

MASSENAY (furieux, tirant sur ses vêtements.)
Ah ! mais dites donc vous à la fin… !

PLANTELOUP (tirant de son côté.)
Voulez-vous!… Voulez-vous… !
(ENSEMBLE :)

SOPHIE (retenant MASSENAY par les épaules.)
Emile ! Emile !

BELGENCE (qui est entre PLANTELOUP et MASSENAY au-dessus d'eux, cherchant à les séparer.)
Mon ami! Mon ami!… Planteloup, voyons !

MASSENAY (qui a lâché frise et pendant que PLANTELOUP. serrant sa capture entre ses bras, va rechercher le restant de ses affaires sur la table : serviette et chapeau.)
Mais enfin c'est trop fort! Non seulement il se mêle de ce qui ne le regarde pas, mais encore il me chauffe mes effets.

PLANTELOUP (faisant deux pas sur lui.)
Qu'est-ce que c'est?

BELGENCE (qui est descendu entre PLANTELOUP et MASSENAY, calmant ce dernier.)
Ami! Ami!

MASSENAY (le faisant pirouetter.)
Fiche-moi la paix toi !

PLANTELOUP
Veuillez ne pas oublier que je représente la loi ici.

BELGENCE (allant à PLANTELOUP.)
Planteloup ! mon ami.

PLANTELOUP (à BELGENCE le faisant pirouetter.)
Allez vous promener.
(Il remonte.)

MASSENAY
Non, mais quel est l'animal qui m'a amené ce commissaire-là ?

PLANTELOUP (se retournant.)
Hein?

BELGENCE (penaud.)
C'est moi, mon ami.

MASSENAY
Eh! bien je te félicite! tu peux le rapporter où tu l'as pris.

PLANTELOUP
Vous dites?

MASSENAY (sec.)
Je parle à monsieur!
(Il indique BELGENCE.)

PLANTELOUP
Oui, eh ! bien moi je vous parle et je vous dis que votre conduite dans tout cela est très équivoque.

SOPHIE
Mon Dieu ! Mon Dieu ! je vous en prie, Belgence, arrangez cela.

BELGENCE (allant à lui.)
Planteloup! Mon ami.

PLANTELOUP
Du tout! du tout! il n'y a plus d'ami maintenant ; il y a un magistrat qui instrumente ! (A LAPIGE.)
Suivez-moi, le maçon ! (LAPIGE quitte sa place et redescend de façon à être placé pour suivre PLANTELOUP quand il s'en ira.)
Et pour commencer, vous voudrez bien vous tenir à notre disposition.
(Il remonte comme pour sortir, LAPIGE emboîte le pas derrière lui, ainsi que BELGENCE et le secrétaire, lequel avant de partir a remis sa chaise à gauche de la table.)

BELGENCE (à la droite de PLANTELOUP quand celui-ci est dos au public, l'accompagnant.)
Voyons Planteloup.

PLANTELOUP
Non! non!… inutile! (Se retournant, ne sachant pas LAPIGE derrière lui.)
Venez, vous! (Il se cogne dans LAPIGE qui n'a pas prévu sa volte, et lui marche sur le pied.)
Oh !

LAPIGE (hurlant comme un chien qui a la patte écrasée.)
Ahuhu ! ahuhu ! ahuhu ! ahuhu !

PLANTELOUP
Oh! pardon je vous ai marché sur la patte… sur… le pied… je ne l'ai pas fait exprès.

LAPIGE
Ahuhu ! ahuhu !

MASSENAY (agacé des hurlements de LAPIGE.)
Ah ! et puis zut, là, l'aboyeur !… donnez-lui une boulette !
(Sortie en brouhaha de PLANTELOUP, BELGENCE, LAPIGE et du secrétaire.)

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