ACTE I - SCENE XI



FRANCINE, MASSENAY.
(Un temps pendant lequel les deux personnages regardent la sortie de COUSTOUILLU, puis se regardent réciproquement et éclatent d'un rire joyeux.)

MASSENAY
Et voilà ! C'est pas plus malin que cela.

FRANCINE (avec une admiration d'enfant, allant se loger dans ses bras.)
Oh ! comme tu as de l'esprit.

MASSENAY
L'amour rend ingénieux.

FRANCINE (se pelotonnant contre lui.)
Je t'aime.

MASSENAY (l'embrassant.)
Ma chérie !

FRANCINE
Si tu savais comme je suis heureuse depuis vingt-quatre heures !… (Avec une souriante confusion.)
depuis que c'est fait. J'ai envie de crier mon bonheur à tout le monde,(Sourire avantageux et reconnaissant de MASSENAY.)
aux passants… aux domestiques… à mon mari…

MASSENAY (qui après chacune de ces désignations les yeux mi-clos pour mieux savourer son bonheur, la bouche souriante a approuvé d'autant de hochements de tête, approuve encore une fois machinalement, puis brusquement se ravisant.)
Ah ! non.

FRANCINE
Ne crains rien, c'est des envies qu'on a, mais qu'on ne se passe pas !…(Sentimentale.)
et pourtant, il y a des moments où ça me brûle de lui raconter ! c'est si lourd à garder un secret ! Et puis je me dis que ça le rendrait furieux, qu'il me ferait une scène et qu'en me faisant une scène, il serait bien forcé de parler de toi… Et c'est si bon d'entendre prononcer le nom de celui qu'on aime…

MASSENAY (plus à la réalité.)
Oui, je ne dis pas, mais c'est égal !…

FRANCINE (se levant et avec un soupir.)
Oh ! je sais, je n'ai pas le droit : (Tout en remontant jusqu'à mi-scène dans la direction du cabinet de son mari, et les regards dirigés de son côté.)
il ne faut pas penser qu'à soi dans la vie, mon mari aurait de la peine, et il ne le mérite pas ; car enfin, le pauvre garçon, ce n'est pas sa faute tout ça ! il n'y est pour rien !

MASSENAY (qui est remonté pendant ce qui précède en passant derrière le piano et se trouve au-dessus à ce moment.)
Mais non, il n'y est pour rien.

FRANCINE (avec regret, gagnant le piano.)
Ah ! quel dommage qu'on ne puisse pas avoir un amant sans tromper son mari.

MASSENAY (redescendant.)
Bien oui, mais ça !…

FRANCINE (un genou sur le tabouret de piano.)
Ça gâte la moitié du plaisir.

MASSENAY (allant à elle.)
Alors, tu as des regrets ?

FRANCINE (se retournant vivement face à lui.)
Des regrets, moi ? Oh ! regarde dans mes yeux si j'ai des regrets !…

MASSENAY (avec élan se rapprochant d'elle.)
Chérie !
(Il jette un regard du côté de la porte du cabinet de CHANAL pour s'assurer qu'ils ne sont pas observés.)

FRANCINE
Et dire pourtant que je ne voulais pas ! que je faisais des manières… Au fond, tu sais, je n'en pensais pas un mot… (Jouant machinalement avec un des bibelots qui sont sur le piano, pour se donner une contenance.)
Mais, n'est-ce pas, on a reçu des principes, on ne peut pas comme ça, dès qu'on vous le demande… Il faut un temps moral… (Lâchant le bibelot et bien face à MASSENAY.)
Heureusement tu as été tenace…

MASSENAY (d'un air conquérant.)
Aha !

FRANCINE
Ah ! quand tu veux quelque chose, toi !…

MASSENAY (id.)
Tiens !

FRANCINE
Oh ! C'est moi qui aurais été vexée si tu avais lâché !…

MASSENAY (qui était en train de jeter un nouveau coup d'œil sur la porte du cabinet de CHANAL, vivement.)
Oh ! mais j'aurais pas lâché !

FRANCINE (suppliante.)
Oh ! non, n'est-ce pas ?… (Changeant de ton.)
D'abord si tu avais lâché, tant pis pour ma pudeur de femme !… Je t'aurais couru après.

MASSENAY
Voyez-vous ça !… Si j'avais su !…

FRANCINE (les yeux baissés, jouant machinalement avec le phonographe.)
Au moins… tu ne me méprises pas ?

MASSENAY
Moi ! moi, te mépriser !

FRANCINE (id.)
Songe que c'est la première fois !…

MASSENAY (ravi.)
Oh ! oui, oui c'est ça… Promets-moi… Promets-moi que jamais tu n'as trompé ton mari…

FRANCINE (avec une conviction profondément sincère.)
Jamais !…

MASSENAY (après avoir jeté un nouveau coup d'œil sur le cabinet de CHANAL.)
Promets- moi que tu ne le tromperas jamais !

FRANCINE (avec énergie.)
Je te le promets !… Ah ! je t'aime.

MASSENAY
Ah ! tu me rendras fou !

FRANCINE (traversée par un frisson sensuel.)
Ah !
(Secouée par ce mouvement nerveux, sans s'en rendre compte, elle a donné un choc au phonographe que machinalement elle était en train de manipuler ; et l'instrument se met en mouvement sans que ni l'un ni l'autre s'en aperçoive. Le dialogue suivant s'échange bien à proximité du pavillon.)

FRANCINE (exaltée.)
L'amour, l'amour, il n'y a que ça !

MASSENAY
Les poètes l'ont dit.

FRANCINE (brusquement.)
Quand nous reverrons-nous, comme hier ?

MASSENAY
Eh ! bien, quand ?

FRANCINE
Ce soir ?

MASSENAY (approuvant.)
On peut.

FRANCINE
A tout hasard je me suis ménagé une sortie… J'ai prévenu mon mari que je dînais chez maman et que j'irais avec elle au théâtre. Donc, jusqu'à une heure du matin…

MASSENAY
Parfait ! Ah ! seulement, pour ce soir, il faudra en passer par le 21 de la rue du Colisée…

FRANCINE
Bah ! Aujourd'hui que je suis plus aguerrie…

MASSENAY
Et puis en amour, comme en amour !

FRANCINE
Je t'adore ! (On entend tousser CHANAL dont la silhouette apparaît derrière le vitrage de son cabinet.)
Oh !
(Ils s'écartent vivement l'un de l'autre. FRANCINE s'assied sur le tabouret de piano, MASSENAY à gauche de la table.)

MASSENAY (affectant de converser tranquillement.)
… Il est certain qu'aux Galeries Lafayette… le sort des demoiselles de magasin…

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