ACTE III - SCENE PREMIERE


28, RUE DE LONGCHAMP ; LE SALON CHEZ LES MASSENAY. Au fond à droite, face au public, porte à deux battants donnant dans le vestibule. La partie gauche du fond forme un grand pan coupé, au milieu duquel est une large baie vitrée à quatre vantaux, ouvrant de plain-pied sur le balcon, lequel a vue sur la rue de Longchamp. A droite premier plan, porte donnant sur la chambre de MASSENAY. Deuxième plan, une cheminée surmontée de sa glace et de sa garniture. Troisième plan, porte donnant sur le service. A gauche, porte deuxième plan. Sur le devant de la scène, à droite, une table de salon, le côté étroit face au public; devant la table, une petite banquette à deux personnes; à droite et à gauche de la table, une chaise. Près de la cheminée et au-dessus un fauteuil. A gauche de la scène, un canapé de biais; à droite du canapé, un fauteuil; derrière le canapé une chaise volante. Au fond entre la porte d'entrée et la baie, un petit canapé cintré; devant ce canapé grand guéridon rond, à pieds circulaires de façon à permettre à quelqu'un de se glisser dessous; tapis sur le guéridon. A droite du guéridon une chaise. Sur la cheminée, côté du public, un téléphone portatif. Sur la grande table, une lampe allumée, un annuaire des téléphones, un encrier avec ce qu'il faut pour écrire.


SOPHIE, MARTHE. Au lever du rideau, la fenêtre du fond est ouverte à deux battants; il fait grand jour dehors. MARTHE est sur le balcon, le corps penché, interrogeant la rue. SOPHIE, appuyée au chambranle de la fenêtre, est en peignoir du matin, les cheveux en désordre. Elle témoigne d'une grande inquiétude, MARTHE a un air désolé de convenance.

SOPHIE (avec une lueur d'espoir.)
Ah! Une voiture!

MARTHE (tenue correcte de femme de chambre; accent picard.)
Ça, c'est vrai, Madame; je dirais le contraire que je mentirais.

SOPHIE
C'est peut-être Monsieur?

MARTHE
Peut-être bien !

SOPHIE (navrée.)
Non, elle passe !

MARTHE
Ça, c'est vrai, Madame, elle passe. Je ne peux pas dire le contraire.

SOPHIE (quittant le balcon et la voix désolée.)
Mon Dieu, mon Dieu!
(Elle descend jusque devant la table.)

MARTHE (descendant et essayant de lui faire entendre raison.)
Madame devrait être raisonnable. Madame ne devrait pas se mettre dans un état pareil.

SOPHIE (remontant entre la cheminée et la table.)
Mais s'il lui est arrivé malheur!

MARTHE (très calme, de l'autre côté et au-dessus de la table.)
Quand bien même, Madame, ça ne le ferait pas revenir.

SOPHIE (arpentant jusqu'au fond.)
Ah! vous êtes bonne! On voit bien que ça n'est pas votre mari !

MARTHE
Mon Dieu, Madame, "pas de nouvelles, bonnes nouvelles" ; comme on dit : c'est peut-être bon signe.

SOPHIE (redescendant nerveuse.)
Quoi ! Vous n'allez pas me dire que je dois me réjouir cependant.

MARTHE
Non, ça c'est vrai, Madame ! je dirais le contraire que je mentirais.

SOPHIE (ne l'écoutant plus, et se parlant à elle-même.)
Mon Dieu, où pourrais-je encore téléphoner ? Ah! son cercle!… Il m'a bien parlé d'un grand cercle dont il faisait partie… Comment donc déjà? Ah! Oui! Le Touring-Club! (Elle va au téléphone, et tout en sonnant nerveusement.)
Tenez ! pendant que je sonne, cherchez donc "Touring-Club", dans l'annuaire.

MARTHE (au-dessus de la table.)
Oui, Madame.
(Elle cherche dans l'annuaire pendant que SOPHIE continue de sonner.)

SOPHIE (s'impatientant.)
Mais, qu'est-ce qu'ils font qu'ils ne répondent pas?

MARTHE (tout en cherchant.)
Ah ! c'est la mauvaise heure, Madame; celle ou les hommes s'en vont et où les femmes arrivent.

SOPHIE (id.)
C'est insupportable!… ils pourraient bien avoir… je ne sais pas, moi? des petits garçons pour cette heure-là.

MARTHE (très calme.)
Ça, c'est vrai, Madame ! je dirais le contraire que je mentirais.

SOPHIE
Eh bien, trouvez-vous?

MARTHE (id.)
Ça n'y est pas, Madame.

SOPHIE (quittant le téléphone peur chercher dans l'annuaire.)
Comment, "ça n'y est pas"!… mais vous cherchez "C. H. "! C'est "Touring-Club", pas "Chouring-Club" !.

MARTHE
Ah? c'est bien possible!

SOPHIE (redescendant vers le téléphone.)
Ah ! vous avez un à-propos sinistre. (S'arrêtant brusquement.)
Ecoutez !… un bruit de roues !… C'est une voiture !

MARTHE (qui a couru au balcon.)
Oui, Madame.

SOPHIE (remontant.)
Monsieur est peut-être dedans ?

MARTHE
Oh ! Je ne crois pas, Madame, que Monsieur soit dedans ; c'est une voiture de chez Richer.
(Elle reste sur le balcon pendant ce qui suit.)

SOPHIE (avec humeur.)
Ah ! (On entend le carillon du téléphone.)
Ah ! enfin ! (Elle court au téléphone, dont elle décroche les récepteurs.)
Allô ! (Au moment de parler à elle-même.)
Mon Dieu, qu'est-ce que je voulais donc ? Je ne sais plus ! (A l'appareil.)
Allô ! Je vous demande pardon, monsieur, j'ai la tête perdue, je ne sais plus du tout ! C'est mon mari qui n'est pas rentré monsieur… (Un temps.)
Oui, monsieur, à cette heure-ci ! C'est inconcevable !… Jamais ça ne lui est arrivé, monsieur ! Quand il rentre passé deux heures, c'est une exception… Vous n'auriez pas de ses nouvelles, par hasard ?… Non, naturellement ; je vous demande ça : c'est l'affolement… Excusez-moi… Si j'ai besoin, je vous resonnerai… Merci, monsieur !… (Elle accroche les récepteurs, puis redescendant devant la table.)
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

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