ACTE III - SCENE IX



LES MEMES, SOPHIE puis MARTHE.

SOPHIE (passant la tète par la porte de gauche.)
Eh! bien? il est parti?

MASSENAY
Allons bon! ma femme!…

HUBERTIN (se levant et esquissant un salut.)
Ah! madame, croyez bien que…

SOPHIE (l'apercevant.)
Lui !

MASSENAY (d'une tape sur l'épaule le faisant rasseoir.)
Assez! taisez-vous !

HUBERTIN (assis.)
Hein?

SOPHIE
Mon Dieu! et tu es là tout seul avec lui? il ne t'a pas fait de mal ?

MASSENAY
Non, non ! il est très raisonnable, va, va! ne reste pas là !

SOPHIE
Jamais de la vie, je ne veux pas te laisser seul…

HUBERTIN (se levant brusquement et très homme du monde à SOPHIE.)
Oh! mais à quoi est- ce que je pense? je suis là avec mon chapeau et mon pardessus… !

MASSENAY
Allons, bon!

HUBERTIN
Dans un salon, c'est parfaitement incorrect.
(Il enlève son chapeau et commence à retirer son pardessus.)

MASSENAY (s'élançant pour l'empêcher de se dévêtir.)
Mais non, mais non ! Voulez-vous garder ça !

HUBERTIN
Du tout! Du tout! les convenances avant tout!
(Il s'est dépouillé de son pardessus et apparaît en caleçon et en chemise.)

SOPHIE (le voyant dévêtu.)
Ah !

MASSENAY
Mon Dieu ! Mon Dieu !

SOPHIE
Il n'a pas de vêtements !

MASSENAY
Oui, oui, tu sais : il a l'ivresse impudique.

HUBERTIN (jetant son pardessus et son chapeau à AUGUSTE.)
Valet de pied ! mon chapeau, mon paletot au vestiaire !

AUGUSTE (recevant les vêtements.)
Hein ?

MASSENAY
Va, va ! tu ne peux pas rester ici. (Allant à HUBERTIN.)
Vous n'avez pas honte ? devant ma femme !

HUBERTIN (à pleine voix.)
Où ça, ta femme ?

MASSENAY (indiquant SOPHIE.)
Mais, là ! madame !

HUBERTIN
Ah ! non, mon vieux ! ta femme, tu me l'as déjà présentée cette nuit!

SOPHIE
Quoi ?

HUBERTIN
Ou alors, t'es bigame !

MASSENAY (à part.)
Ouh ! l'animal !

SOPHIE
Comment ? qu'est-ce qu'il raconte ? quoi, "tu lui as présenté ta femme cette nuit" ?

MASSENAY
Mais non ! mais non ! tu ne vas pas croire maintenant à toutes les stupidités qui germent dans le cerveau de ce pochard ! est-ce qu'il sait ce qu'il dit ? (A HUBERTIN)
Allez ! allez ! ivrogne, soulard, rebut de l'humanité ! vous ne rougissez pas de votre turpitude !

HUBERTIN (se laissant tomber sur la chaise qu'il occupait précédemment.)
Oh ! tu parles comme ma femme !

MASSENAY
Eh ! bien, elle a raison votre femme, si elle vous parle ainsi.

HUBERTIN
Oui, oui, c'est ça ! fais-moi honte ! tu ne m'en diras jamais autant que je le mérite ! (Pleurant.)
Je ne suis pas digne de décrotter la boue de tes souliers.

MASSENAY
Absolument.

HUBERTIN (id.)
Car je ne suis pas seulement un ignoble pochard ! je suis un grand criminel ! un assassin.

MASSENAY et AUGUSTE (reculant instinctivement.)
Hein ?

SOPHIE (reculant de même.)
Ciel !

HUBERTIN
J'ai tué un homme.

SOPHIE
Ah ! mon Dieu !

AUGUSTE
Vous !

MASSENAY
Un homme !

HUBERTIN
Et pas de la petite bière ! Un député ! un nommé Coustouillu.

SOPHIE
Il a tué Coustouillu !

MASSENAY
Mais non ! Mais non !

HUBERTIN
Mais si ! mais si ! et toi aussi je t'ai tué !

MASSENAY
Moi ?

HUBERTIN (pleurant.)
Oui, oui! tu ne peux pas le dire pour ne pas me faire de la peine, mais je le sais bien que tu es mort ! Ah ! mon pauvre vieux !
(Sur ces derniers mots il s'est levé et s'affale sur la poitrine de MASSENAY.)

MASSENAY (le repoussant.)
Allons ! Allons ! (A part.)
Ah ! non la période larmoyante ! non !

HUBERTIN (qui est allé s'effondrer sur la chaise, les deux bras allongés sur la table.)
Si, si… j'étais dans le lit, quand il m'a giflé! alors pan ! (Ce disant, comme il a trouvé sous sa main droite le revolver de MASSENAY oublié par PLANTELOUP, tout naturellement, en parlant, il tire un coup de revolver.)
Et puis pan !… et pan !… et pan !… et pan !
(Autant de coups de revolver que de "pan ! " Affolement général, tout le monde court en sautant comme des cabris.)

SOPHIE
Ah ! la, la ! Ah ! la, la !

MASSENAY (courant se réfugier derrière le canapé.)
Prenez garde ! sauvez-vous !

AUGUSTE
Au secours ! Au secours !
(Il s'éclipse sous la table du fond.)

MARTHE (accourant affolée du fond.)
Qui est-ce qui tire ? qui est-ce qui…?

HUBERTIN
Et pan !
(Nouveau coup de revolver.)

MARTHE et SOPHIE
Ah ! la la ! Ah ! la la !
(Sauve qui peut des deux femmes ; SOPHIE par la gauche, MARTHE par où elle est venue.)

HUBERTIN (sanglotant.)
Ah ! je suis la honte de l'humanité !
(Il laisse tomber lourdement sa tête dans son bras gauche replié sur la table pendant que son bras droit pend lamentablement le long de son corps ; il continue à sangloter en silence ; le revolver que tient sa main droite finit par tomber à terre. Au bout d'un instant, on aperçoit à l'angle du dossier et du bras droit du canapé, la tête de MASSENAY lequel, toujours agenouillé derrière le meuble, se décide à risquer un oeil.)

MASSENAY (d'une voix étranglée.)
Fini ?… il a fini de tirer ?

AUGUSTE (sortant timidement une tête effarée de dessous la table du fond.)
Ah ! monsieur, qu'est-ce que c'est que cet homme-là?
(Tout en parlant il a gagné en scène 2 en marchant sur les genoux, MASSENAY 1 en a fait autant de son coté.)

MASSENAY (effondré et toujours à genoux.)
Ah ! je n'en sais rien ! il sera cause de ma mort.

AUGUSTE (également à genoux.)
Mais il ne peut pas rester là ! C'est un danger pour la société ! il faut le chasser !

MASSENAY
Evidemment ! mais comment ?

AUGUSTE (apercevant le revolver par terre, à proximité d'HUBERTIN,)(à mi-voix.)
Oh ! le revolver ! il l'a lâché !

MASSENAY
Quelle idée ! passez-le-moi ! (AUGUSTE gagne en rampant jusqu'au revolver et s'en empare ; il le passe à MASSENAY pendant qu'HUBERTIN continue à sangloter.)
Et maintenant ça ne va pas traîner ! (Se levant et allant secouer HUBERTIN.)
Allons ! Allons !… assez sangloté comme ça !

HUBERTIN (soulevant à peine sa tête pour la laisser retomber aussitôt dans son bras.)
Laisse-moi ! je veux pleurer ici jusqu'à ma mort.

MASSENAY
Vous irez pleurer jusqu'à votre mort où vous voudrez, mais hors de chez moi ! Allez, filez ! ou gare à vous !

HUBERTIN
C'est ça, insulte-moi ! brutalise-moi ! je l'ai mérité !

MASSENAY (agitant son revolver d'un air menaçant.)
Prenez garde ! c'est moi qui ai le revolver maintenant ! Filez ! ou je tire !

HUBERTIN (tendant sa poitrine.)
Tire, va ! tire ! je suis prêt à mourir.

MASSENAY (même jeu.)
Je ne ris pas, vous savez ! prenez garde !

HUBERTIN
Va, va ! tu peux tirer ! D'abord, je ne crains pas les balles ! Quand je suis saoul, je suis blindé !

MASSENAY (à bout de ressource.)
Oh ! c'est trop fort… ! Mais sapristi ! Je ne peux pourtant pas le tuer !

HUBERTIN
Eh ! bien !… tire, voyons !

MASSENAY (ne voulant pas s'avouer vaincu.)
Mais parfaitement.

HUBERTIN
Eh ! bien, va ! qu'est-ce que tu attends ?

MASSENAY (furieux de son impuissance.)
Ah ! et puis dites donc ! je tirerai si ça me plaît ! je n'ai pas d'ordres à recevoir de vous !…

HUBERTIN
Alors fais donc pas tout ce chichi !… Valet de pied ! J'ai soif !… apportez-moi un brandy soda.

MASSENAY (sur le ton d'un homme décidé à en finir et retroussant ses manches comme prêt à se colleter.)
Allons ! Allons ! en voilà assez ! puisque la diplomatie ne sert à rien, il faut employer les grands moyens! (Brusquement, à AUGUSTE le faisant passer au 2.)
Allez! prenez- moi cet homme-là et jetez-le dehors !

AUGUSTE (qui près de MASSENAY assistait à la scène en spectateur. Changeant de figure.)
Moi, Monsieur !

MASSENAY
Oui, vous !

AUGUSTE (effaré.)
Mais je ne pourrai jamais ! il est trop lourd !

MASSENAY
Mais si ! allez ! à nous deux !… Moi je vais le prendre par les genoux ; vous par les aisselles !

AUGUSTE
Je veux bien essayer… mais j'ai bien peur…!

MASSENAY
Si, si ; vous allez voir !…

AUGUSTE
Bien, Monsieur !
(Ils font comme il est dit, MASSENAY, dos au public, prend HUBERTIN par les genoux, AUGUSTE au-dessus, le soulève par les aisselles.)

HUBERTIN (étonné.)
Eh ! ben !… Eh ! ben, quoi donc ?

MASSENAY (à HUBERTIN.)
Ne vous occupez pas, vous ! (A AUGUSTE.)
Vous voyez, ça va tout seul ; il ne pèse rien !

AUGUSTE (pliant sous le -poids.)
Peut-être sous les genoux.! Mais sous les aisselles ! ouf ! il doit peser ses cent kilos.

HUBERTIN (levant la tête vers AUGUSTE.)
Cent huit !

AUGUSTE
Qu'est-ce que je disais ! (Brusquement, avec angoisse.)
Monsieur ! Monsieur ! je lâche ! je ne peux plus !

MASSENAY
Mais si ! Mais si ! Un peu de courage.

AUGUSTE
Je ne peux plus ! je ne peux plus.
(Il dépose HUBERTIN par terre, à côté de la chaise à gauche de la table.)

MASSENAY (dépité.)
Ah ! ça allait si bien.

HUBERTIN (par terre, amusé.)
C'est fini, les montagnes russes ?

MASSENAY (furieux.)
Zut !

SOPHIE (passant anxieusement la tête par la porte de gauche.)
Eh bien ?

MASSENAY
Eh bien, voilà ! nous sommes en train de le sortir.

SOPHIE
Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Ce n'est pas encore terminé ?…

MASSENAY
Si tu crois que c'est commode.

SOPHIE
Pas d'accident, au moins ? pas de blessés ?

MASSENAY
Non ! non ! (A AUGUSTE.)
Qu'est-ce que vous voulez, Auguste ? il n'y a qu'un moyen : il faut envoyer chercher des déménageurs.

AUGUSTE
Oui Monsieur, je ne vois que ça !

HUBERTIN (toujours par terre.)
Eh ! bien, garçon ! mon brandy-soda.

AUGUSTE
Oh ! quelle idée ! Monsieur veut-il me permettre ?

MASSENAY
Quoi ?… faites !

AUGUSTE
Oui, Monsieur ! (Faisant le tour de la table de façon à descendre à droite et très correctement.)
Le brandy-soda de Monsieur est servi !

HUBERTIN (se levant, comme mû par un ressort.)
Mon brandy-soda !

MASSENAY (avec admiration, considérant HUBERTIN.)
Oh !… dire qu'à nous deux nous n'avons pas pu le remuer, et qu'à lui tout seul… !

HUBERTIN
Où ça ? où ça, mon brandy-soda ?

AUGUSTE (lui ouvrant le battant de la porte de droite premier plan et s'effaçant pour lui livrer passage.)
Par ici Monsieur !

HUBERTIN (en sortant.)
All right ! un brandy-soda, un !

AUGUSTE
Boum ! servi !

MASSENAY et SOPHIE (avec admiration.)
Ah !

AUGUSTE
Et voilà ! c'est pas plus malin que ça !

MASSENAY
Bravo ! Et maintenant, habillez-le prestement et faites-le filer par l'escalier de service.

AUGUSTE
Oui Monsieur.
(Il sort, en emportant le chapeau et le paletot d'HUBERTIN.)

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