ACTE IV - SCENE VI



FRANCINE, COUSTOUILLU, puis CHANAL, puis MASSENAY, puis ETIENNE, BELGENCE.

FRANCINE (apercevant COUSTOUILLU.)
Coustouillu ! Ah ! c'est le ciel qui l'envoie !

COUSTOUILLU (allant à elle, tout décontenancé à son habitude.)
Oh! oh! Mad… euh!… non… Je… euh! pardon!

FRANCINE (sans faire attention à son trouble, lui mettant, comme un grappin, la main sur l'épaule.)
Venez, vous! j'ai à vous parler.

COUSTOUILLU (de plus en plus troublé.)
Hein? Moi ? euh… je… quoi?…

FRANCINE (bien carrée.)
Vous m'aimez, n'est-ce pas?

COUSTOUILLU (éperdu.)
Hein! moi?… non, non!

FRANCINE
Comment, "non, non"?

COUSTOUILLU (id.)
Hein ? Euh ! oui ! non ! Je ne sais pas !

FRANCINE (passant outre.)
C'est bien! je suis à vous! faites de moi ce qu'il vous plaira.
(En disant cela, elle a pivoté sur elle-même et s'est laissée aller de dos sur la poitrine de COUSTOUILLU.)

COUSTOUILLU (affolé.)
Qu'est ce que vous dites?

FRANCINE (toujours adossée à sa poitrine.)
Allez! Allez! c'est le moment psychologique : profitez-en!

COUSTOUILLU
Est-il possible! Ah! ah!
(Incapable de surmonter son émotion, il s'affaisse sur le tabouret de piano, ce qui fait tomber FRANCINE sur ses genoux.)

FRANCINE (qui s'est donné presque un tour de reins.)
Eh bien ! quoi donc? (Pivotant sur les genoux de COUSTOUILLU et le voyant dans cet état.)
Ah! non, mon ami, non! vous n'allez pas vous trouver mal? ce n'est pas le moment!

COUSTOUILLU
Non… non… Ah! Francine… Francine! est-ce possible !

FRANCINE
Mais oui ! mais oui !

COUSTOUILLU
Ah!
(Il la couvre de baisers goulus.)

FRANCINE
C'est ça! Allez! Allez!

COUSTOUILLU
Oui.
(Nouveaux baisers.)

FRANCINE
Allez, allez, c'est ça!
(A ce moment paraît CHANAL venant du cabinet de travail. Il reste cloué sur le seuil de la porte devant la scène qu'il a sous les yeux. Bouche bée, impuissant à pousser un cri, il lève de grands bras en l'air, pivote sur lui-même et rentre précipitamment dans le cabinet de MASSENAY, tout ceci sans que le couple tout à son affaire se soit aperçu de sa présence. CHANAL n'est pas sitôt sorti que l'on sonne à la cantonade.)

FRANCINE (se dégageant brusquement de l'étreinte de COUSTOUILLU et se levant d'un bond.)
On a sonné! vite, venez!

COUSTOUILLU
Qu'est-ce qu'il y a?

FRANCINE (se dirigeant au-dessus du piano vers la porte de gauche.)
Du monde ! venez par là ! nous avons à causer !

COUSTOUILLU
Oui ! oui, ah ! Francine. (Dans son emballement, il ne regarde pas où il marche et ses pieds vont rencontrer une chaise qu'il renverse.)
Oh !
(Il se baisse pour la ramasser.)

FRANCINE
Mais venez donc, voyons ! vous ramasserez cette chaise plus tard !
(Elle sort de gauche.)

COUSTOUILLU
Oui ! oui ! Ah ! Francine ! Francine !
(Il disparaît à sa suite. Presque simultanément paraît CHANAL ressortant du cabinet et entraînant MASSENAY par la main.)

CHANAL
Viens, toi ! Viens !

MASSENAY
Mais quoi? Quoi?

CHANAL
Quand je te disais tout à l'heure qu'on ne défie pas une femme !

MASSENAY
Oh ! non, mon ami, non, je t'en prie ! Si c'est pour me reparler de ma femme… !

CHANAL (insistant.)
Mais voyons!…

MASSENAY (ne voulant rien entendre.)
Non!… non!

CHANAL (décontenancé.)
Oh !
(Pendant ce qui précède, dans le hall dont la porte est restée ouverte, on a vu paraître ETIENNE et BELGENCE; ce dernier est en train de remettre sa carte à ETIENNE, quand il aperçoit MASSENAY.)

BELGENCE
Eh! le voilà!
(Il fait mine de descendre en scène.)

MASSENAY (allant à sa rencontre.)
Belgence!… Ah! mon ami, entre! Entre!
(BELGENCE descend vers lui. ETIENNE avant de sortir emporte le plateau qui est sur le piano.)

CHANAL (revenant à la charge.)
Enfin, Massenay, je t'en conjure…!

MASSENAY (sur un ton sans réplique et tout en le retournant par les épaules dans la direction de son cabinet.)
Oh ! non, mon ami, non ! Tu vois, j'ai un ami à recevoir, ainsi…!

CHANAL (se retournant de son côté.)
Mais sapristi, quand je te répète que ta femme… !

MASSENAY
Oui? Eh! bien, je m'en fiche, de ma femme, je te dis! J'en ai assez! j'en ai par- dessus la tête!

CHANAL (à bout d'arguments.)
Mais justement! Il s'agit de ta tête!

MASSENAY (le retournant et le poussant vers son cabinet.)
Eh bien, tant mieux! ne t'occupe pas de ma tête! et va par là.

CHANAL (navré.)
Oh !
(Il disparaît, agitant de grands bras au-dessus de sa tête.)

MASSENAY (allant à BELGENCE les mains tendues, et tout en parlant, le ramenant ainsi, les mains dans les mains, en marchant à reculons jusque devant la table de droite, de façon à ce que BELGENCE vienne s'asseoir sur le tabouret et MASSENAY sur le fauteuil.)
Ah ! mon bon Belgence! Tu m'apparais comme le rayon de soleil! Mais qu'est-ce que tu es devenu, depuis un an? M'as-tu assez lâché!

BELGENCE (gêné.)
Bien, tu sais, dans la vie…!

MASSENAY (sans s'arrêter à sa réponse, le bourrant de questions.)
Et ma première femme, tu la vois toujours? Qu'est-ce qu'elle devient?

BELGENCE
Eh bien, mais…!

MASSENAY (d'affilée et comme un homme qui a tant de choses à dire qu'il ne sait par quel bout commencer, passant d'une idée à l'autre, sans se donner presque le temps de respirer.)
Ah! quelle boulette j'ai fait de la quitter! car enfin nous étions si heureux! Ah! Quelle différence jadis et aujourd'hui!… et elle aussi, tu sais, elle a fait une boulette ! elle est bien avancée maintenant, seule dans la vie ! Enfin, ne parlons pas de tout ça! Le passé est le passé… tout ce que nous dirons ou rien…! (Sur un tout autre ton.)
Et qu'est-ce qui t'amène?

BELGENCE (un peu gêné.)
Eh! bien, voilà : justement, je venais t'annoncer… j'ai l'intention de me marier.

MASSENAY (effrayé pour lui.)
Oh! mon ami, prends garde!… tu ne sais pas à quel danger tu t'exposes!… si tu tombes mal!… regarde, moi !

BELGENCE (se levant et gagnant la gauche, sur un ton satisfait.)
Oh! Mais je ne tombe pas mal.

MASSENAY (se levant et s'asseyant sur le coin de la table.)
Oui ! Oh! çà, mon pauvre vieux, on croit toujours… avant; et puis quand une fois ça y est!… Connais-tu seulement bien la femme que tu épouses?

BELGENCE
Oh ! oui !

MASSENAY (incrédule.)
Oho!

BELGENCE
Je t'assure!… C'est ta femme!

MASSENAY (bondissant.)
Hein!

BELGENCE
Sophie, ta première femme!

MASSENAY (lui sautant au collet et le secouant comme un prunier.)
Tu veux épouser ma femme, toi?

BELGENCE (à moitié étranglé.)
Mais oui, quoi?

MASSENAY (le repoussant.)
Ah ! cà, tu es fou ! et c'est pour m'apprendre ça que tu viens ici? Mais qu'est-ce qu'il te faut encore? tu ne veux pas que je te serve de garçon d'honneur? désolé, mon cher, j'ai passé l'âge !
(Il redescend à droite.)

BELGENCE
Mais qu'est-ce que tu as? On dirait que ça te vexe?

MASSENAY (avec un ricanement tout en regagnant vers lui.)
Moi?… Moi, vexé!

BELGENCE
Mais oui!… Tu ne peux cependant pas exiger de Sophie qu'elle se voue
(éternellement au célibat?)

MASSENAY (l'écartant de lui d'une poussée du plat de la main à chaque "allez" ! puis, gagnant la gauche jusqu'au tabouret de piano.)
Mais allez! allez! Mariez-vous. Je m'en fiche, moi! Qu'est-ce que ça me fait? Vous êtes libres!

BELGENCE
Bien oui, je sais bien!… seulement, c'est Sophie… elle a tenu absolument à ce que je vienne te demander ton consentement.

MASSENAY
Comment, mon consentement?

BELGENCE
Oui.

MASSENAY (traversant la scène au-dessus de BELGENCE pour redescendre à droite de la table tout cela, en parlant,)
Ah ! çà, est-ce qu'elle perd la tête? Est-ce que je suis son père? Est-ce que je suis sa mère? Est-ce que ça me regarde?

BELGENCE (qui a suivi le mouvement de MASSENAY.)
C'est ce que je lui ai dit; mais c'est sa condition sine qua non.

MASSENAY
Sa condition… !

BELGENCE
Bien oui, n'est-ce pas? comme nous sommes liés tous les deux, elle ne veut pas avoir l'air de t'enlever tes amis.

MASSENAY (avec ironie quoique touché au fond.)
Non, c'est extraordinaire !

BELGENCE (se rapprochant de lui et sur un ton persuasif.)
Voyons, ça t'est égal…! du moment qu'elle n'est plus à toi… que ce soit moi ou un autre?…

MASSENAY (obsédé et pour en finir.)
Soit, c'est entendu, là ! Je t'enverrai un papier! je te donnerai un certificat.

BELGENCE (ravi et tout en allant prendre son chapeau qu'il avait déposé sur le piano.)
Ah! c'est ça!… Je vais aller lui dire ça tout de suite; elle m'attend, en bas, dans une voiture.

MASSENAY (impulsivement.)
Ah?… (Sur un ton qu'il s'efforce de rendre plus indifférent, en voyant que BELGENCE s'est retourné à son "ah")
Ah! elle est…?

BELGENCE (sans malice.)
Oui ! pour ne pas perdre de temps n'est-ce pas…? Oh! si au lieu d'écrire… ça ne t'ennuyait pas de descendre deux étages… !

MASSENAY (se rebiffant.)
Moi? Ah! non, par exemple! pourquoi donc? est-ce qu'elle est montée, elle?

BELGENCE
Oh!… elle n'aurait pas osé…

MASSENAY
Pourquoi donc?

BELGENCE
Mais… à cause de ta femme.

MASSENAY (sur un ton ricaneur.)
Francine? Ah! ben !… non, mais est-ce qu'elle se gêne, elle, pour m'amener ses maris?… (Indiquant de la main le cabinet de travail.)
J'en ai un ici, tiens, en ce moment.

BELGENCE
Ah? Alors, ça n'aurait pas…?

MASSENAY
Mais, voyons ! quand vous venez en fiancés !

BELGENCE
Oh! si j'avais su…

MASSENAY (sur un ton qu'il s'efforce de rendre indifférent.)
Ecoute, si ça peut t'obliger : veux-tu que je lui fasse demander de ta part…?

BELGENCE
Oh! ce serait gentil!

MASSENAY
Mais voyons! c'est facile!
(Il va sonner à la cheminée, puis, remonte au-dessus de la table pour aller rejoindre BELGENCE.)

BELGENCE
C'est tout à fait gentil! (Le faisant descendre et sur un ton confidentiel.)
Et puis, dis donc, écoute : quand elle sera là, si, sans avoir l'air de rien, tu pouvais un peu me faire valoir… citer mes qualités… j'en ai, tu sais!

MASSENAY
Ah? lesquelles?

BELGENCE
Oh! t'es rosse!… Tu comprends c'est des choses que je ne peux pas faire moi- même ; tandis que venant de toi, ça aurait tout de suite un poids… !

MASSENAY (avec jovialité.)
Bon, bon, je ferai valoir la marchandise.
(Il remonte dans la direction du cabinet de travail.)

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