ACTE I - SCENE XII



LES MEMES, CHANAL.

CHANAL (son bail à la main.)
Dis donc !

MASSENAY
Hein ?

CHANAL
Quelle durée ton bail ?

MASSENAY
Quelle durée ?… (Avec tendresse, regardant FRANCINE.)
Quatre-vingt dix ans !

CHANAL (riant.)
Tu es fou !… Veux-tu trois ans? Veux-tu six ans ?

MASSENAY (même jeu.)
Oh ! ce n'est pas assez…,

CHANAL
Eh ! bien, douze ans ?… renouvelable tous les trois ans à ta volonté seule, ça te va- t-il ?

MASSENAY
Soit, pour commencer…
(Il se lève.)

CHANAL (remontant en emportant son bail.)
Bon ! Cinq minutes !… Continuez à causer !…(Au moment d'entrer dans son cabinet, avec la grosse malice de l'homme qui croit n' avoir rien à craindre?)
Mais faites attention, je vous écoute !
(Il rentre dans son cabinet dont il laisse la porte ouverte ; il s'assied à son bureau, ce qui le pré- sente dos au public. Un temps, pendant lequel MASSENAY s'assure que CHANAL ne peut le voir, puis sur la pointe des pieds va jusqu'à FRANCINE qui s'est levée un peu avant. Emoustillé, il veut lui -prendre la taille.)

FRANCINE (se dérobant et passant au 2, vivement à voix basse.)
Attention ! mon mari !

MASSENAY (à voix basse également.)
Oui !
(Il gagne l'extrême-gauche d'un petit air indifférent; en se retournant ses yeux tombent sur le canapé; aussitôt, le diable le tentant, il fait signe à FRANCINE de venir s'asseoir à côté de lui. Geste de FRANCINE signifiant : "Je ne peux pas! Mon mari! " Geste de MASSENAY : "Mais si, voyons! " Geste de FRANCINE tout en se dirigeant vers le canapé : "Vous n'êtes pas raisonnable! " Geste de MASSENAY : "Qu'est-ce que ça fait ! " Ils s'asseyent côte à côte, se prennent les deux mains, les yeux plongés dans le regard l'un de l'autre. MASSENAY, dans un élan amoureux, l'attire vers lui et l'embrasse longuement et silencieusement sur les lèvres.)

CHANAL (sans se retourner.)
Eh ! bien, mes enfants, c'est tout ce que vous avez à vous dire?

FRANCINE (vivement.)
Si! si!.

CHANAL
Allez! Allez! Vous ne me dérangez pas…

MASSENAY
Justement, nous avions peur…

CHANAL
Mais non ! Mais non ! Je suis à vous tout de suite !
(Geste de FRANCINE : "Vous voyez, là! " Geste de soumission de MASSENAY.)

FRANCINE (bas.)
Allons, parlez!

MASSENAY
Mais quoi?

FRANCINE
N'importe quoi! (Haut pour donner le change à son mari.)
Alors, c'est un beau lycée que le lycée Saint-Louis?

MASSENAY (sur un ton lyrique, en désaccord complet avec les propos qu'il tient.)
Oh! oui, superbe!… Il fut fondé… (Il l'embrasse dans le cou, ce qui coupe son discours.)
par Hubert d'Harcourt, d'où son nom primitif, (Baiser.)
de lycée d'Harcourt, qu'il ne quitta qu'en dix-huit cent… (Baiser.)
vingt-huit, pour prendre celui de lycée Saint-Louis… (Il se hausse un peut tout en parlant pour voir si CHANAL ne le voit pas.)
qui est son nom actuel… ! Dans le grand vestibule d'honneur (Baiser.)
deux portes de bois sculpté, portant le nom de ses fon… (Baiser.)
dateurs, rappellent à la génération actuelle… (Eclat de rire de CHANAL qui arrête brusquement les épanchements des amoureux; MASSENAY n'a que le temps de se précipiter sur le fauteuil à gauche de la scène, à peu de distance du canapé.)

CHANAL
Ah ! çà, qu'est-ce qui te prend d'avoir ce ton élégiaque pour faire l'historique du lycée Saint-Louis?

MASSENAY
Moi…?

CHANAL (descendant en scène.)
Oui toi! Tu ne t'entends pas? Tu dis : (L'imitant.)
Dans le grand vestibule d'honneur, deux portes de bois sculpté… portant, gravé, le nom de ses fon-on-on- dateurs. Tu en as plein la bouche… C'est ridicule.

MASSENAY (qui s'est levé et remonte derrière le piano.)
Oui ?… Je ne m'étais pas aperçu…

CHANAL
Tu l'aimes donc bien notre lycée?

MASSENAY (au-dessus du piano redescendant vers CHANAL et sa réponse à l'adresse de FRANCINE)
Mais oui !

CHANAL (lui tendant les deux baux.)
Allons, tiens, voilà les baux; je les ai signés, tu n'a qu'à en faire autant.

MASSENAY (prenant les baux et se dirigeant droit à la table.)
Bien ! Tu as une plume?

CHANAL
Mais non, voyons!… Ah! tu as une façon de faire les affaires, toi! Examine ça à tête reposée; et si nous sommes d'accord, tu n'as qu'à m'en renvoyer un exemplaire avec ta signature.

MASSENAY (mettant les baux dans sa poche.)
Comme tu voudras ! (Prenant son chapeau.)
Allons, je ne veux pas abuser de ton temps davantage.

CHANAL (lui serrant la main.)
Mais tu n'abuses pas ! et tu sais, ravi de t'avoir revu.

MASSENAY
Tout comme moi ! (A FRANCINE qui s'est levée.)
Madame, très honoré de vous avoir été présenté.
(Pendant qu'il parle, comme CHANAL est tourné de son côté, FRANCINE en profite pour lui envoyer un baiser par-dessus la tête de son mari; après quoi : )

FRANCINE (cérémonieuse.)
J'espère, Monsieur, puisque nous devons être voisins, que nous ferons plus ample connaissance.
(Aussitôt que FRANCINE a pris la parole, CHANAL a fait volte-face de son côté, et MASSENAY rend aussitôt sa politesse à FRANCINE en lui envoyant un tas de petits baisers derrière le dos de son mari. Sur la fin de la phrase, CHANAL se retourne juste à temps pour surprendre MASSENAY les doigts sur les lèvres. Celui-ci, sans se démonter, transforme son geste en celui de friser sa moustache.)

MASSENAY (s'inclinant.)
Je l'espère aussi. (Saluant.)
Madame!… (A CHANAL.)
Adieu, toi, à bientôt !
(FRANCINE, espiègle, lui a envoyé, toujours derrière le dos de CHANAL, un dernier baiser, mais celui-ci en le déposant sur le plat de la main et en soufflant dessus dans la direction de MASSENAY. L'air produit par le souffle frappe le cou de CHANAL.)

CHANAL (porte la main à son cou et regarde en l'air derrière lui pour voir d'où vient ce vent; puis.)
A bientôt. (Il remonte, accompagnant MASSENAY. apercevant ETIENNE dans le hall.)
Reconduisez monsieur. (A MASSENAY amicalement.)
Au revoir.
(MASSENAY répond par un petit salut de la tête, et sort, suivi d'ETIENNE.)

FRANCINE (à CHANAL qui redescend en se frottant les mains, aussitôt MASSENAY sorti.)
Très bien, ton ami !

CHANAL (flatté dans son amitié.)
N'est-ce pas?… (Après un petit temps.)
Qu'est-ce que tu penserais d'avoir des relations avec lui?

FRANCINE (ne pouvant réprimer un petit sursaut de surprise.)
Hein?… (Se reprenant et très sainte nitouche.)
Mais… je veux bien, mon ami.

CHANAL
Ça te va? Eh bien alors, il n'y a plus qu'à marcher.

FRANCINE
Il n'y a plus qu'à… comme tu dis, mon ami.

CHANAL
Ah! bien! tu sais, tu me fais plaisir… Si! Si! parce que s'il ne t'avait pas plu… On ne sait jamais avec les femmes… Oui… oui… Je te remercie.

FRANCINE (avec ironie)
Il n'y a vraiment pas de quoi, mon ami.

CHANAL (allant à son phonographe. -)
Là ! Et maintenant, pour l'amour de Dieu! laisse-moi finir mon cylindre.

FRANCINE (remontant.)
Ah ! bien alors, je te dis adieu, parce que je vais sortir; et comme je dîne chez maman et que je ne rentrerai pas avant dîner…

CHANAL
Ah? (Moqueur.)
Madame Benoiton! Allons va! (Il l'embrasse.)
Ne rentre pas trop tard.

FRANCINE
Tout de suite après le théâtre! Maman me remettra chez moi.

CHANAL
Bon, bon ! va.
(FRANCINE sort à gauche.)

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