ACTE III - SCENE XII



MASSENAY, CHANAL, FRANCINE.
(MASSENAY est entre la table et la cheminée, quand la porte du fond s'entrebâille, et l'on voit passer la tête de CHANAL.)

CHANAL
Je te dérange ?

MASSENAY (ne sachant trop quelle attitude adopter avec une certaine réserve.)
Hein ?… Du tout ! du tout !

CHANAL (il entre tout à fait, et parlant à la cantonade.)
Entre, Francine !
(FRANCINE vêtue sévèrement ; au cou une zibeline ornée aux extrémités de petites queues de même fourrure ; les deux mains dans son manchon, l'allure réservée et froide, entre à l'appel de CHANAL.)

MASSENAY (s'inclinant, et très respectueux.)
Madame !…

CHANAL (qui est allé déposer son chapeau sur la table du fond, redescendant.)
Oh!… appelle-la Francine ! (Tête de MASSENAY.)
Si je n'étais pas là, tu l'appellerais Francine ?… Eh bien, ne te gêne donc pas pour moi !

MASSENAY (très interloqué.)
Ecoutez, mon cher !… Je comprends l'ironie de vos paroles… je conçois que vous m'en vouliez, et je suis prêt…

CHANAL (jouant au profond étonnement.)
Moi, t'en vouloir ? Et pourquoi, mon Dieu ? (Comme si la chose lui revenait mais très lointaine.)
Ah ! parce que ma femme et toi, vous avez… ? mais voyons !… en voilà une affaire ! Qu'est-ce que ça prouve ? que ma femme t'a plu. Eh bien, mon vieux ! pourquoi ne t'aurait-elle pas plu ?… Elle m'a bien plu à moi…

MASSENAY (absolument ahuri.)
Je ne te dis pas, mais…

CHANAL (avec une philosophie stupéfiante.)
Laisse donc ! Il faut être philosophe !… surtout devant ce qu'on ne peut pas empêcher. (Tout en parlant, et bien comme chez lui, il est allé prendre le fauteuil qui est à droite du canapé, et l'a planté au beau milieu du théâtre face au public du ton le plus naturel.)
Tiens ! assieds-toi, ma chérie !
(FRANCINE résignée, s'assied sans mot dire.)

MASSENAY (dont les bras en tombent.)
Ecoute, mon cher ! je ne sais pas… mais tu me stupéfies !…
(Il descend sur la fin de sa phrase pour remonter de l'autre côté de la table, au niveau de FRANCINE.)

CHANAL (qui est allé comme pour le fauteuil, chercher la chaise volante qui est derrière le canapé, et la plantant au niveau et tout près du fauteuil où est FRANCINE, mais de profil au public, de façon que lorsqu'il s'assiéra, ses genoux seront presque contre les jambes de sa femme.)
Laisse donc !… Ah ! je ne dis pas que sur le moment, dame…! oui, j'ai vu rouge ! Vous auriez été là, je vous aurais tués tous les deux… Seulement, vous n'y étiez pas ! Vous m'avouerez que c'était difficile à exécuter en votre absence ! Alors, ma foi, ça m'a permis de réfléchir. Je me suis dit : "Mon vieux, tu l'es ! "
(ENSEMBLE :)

FRANCINE
Mon ami !

MASSENAY
Chanal !

CHANAL (avec jovialité.)
Laissez ! il faut savoir appeler les choses par leur nom !…(Reprenant.)
"Ça y est… Ça y est !… tout ce que tu diras ou rien ! Donc le mieux est de faire contre fortune bon cœur. "

MASSENAY (ému de tant d'abnégation.)
Ah !

CHANAL
"Au fond, ces enfants ! ils n'ont pas fait ça pour t'embêter !…"

TOUS DEUX (vivement.)
Oh ! non.

CHANAL
Eh ! je le sais bien, mes pauvres petits. Mais alors si vous ne l'avez pas fait pour m'embêter, c'est donc que vous vous aimez ? (Tous deux lèvent les yeux au ciel.)
Et j'irais moi, me mettre en travers pour vous en empêcher ? Allons donc !

MASSENAY (profondément touché, les yeux humides.)
Oh !… Chanal !

CHANAL (rapprochant sa chaise de FRANCINE, et sur le ton dont on parlerait affaires.)
Alors, voici ce que j'ai décidé !… (Changeant de ton.)
Tiens ! assieds-toi donc ! (MASSENAY avec une obéissance empressée prend la chaise qui est près de lui, et la descend au niveau et près du fauteuil de FRANCINE, de façon à faire face à CHANAL. Une fois MASSENAY assis, CHANAL reprenant son discours.)
Je fais constater le flagrant délit…

MASSENAY (avec une expression de désappointement. -)
Ah ? tu…?

CHANAL
Ah ! oui mon gros ! ça, c'est entendu ! parce qu'enfin j'ai ma situation à régulariser…

MASSENAY (se rendant.)
C'est trop juste.

CHANAL (le rassurant.)
Mais tout ça, sans bruit, sans trompette !… pas d'éclat !… un petit flagrant délit de rien du tout… tout ce qu'il y a de plus modeste.

MASSENAY (opine de la tête, puis.)
Le flagrant délit des pauvres ! (Il rapproche sa chaise de FRANCINE et par la suite ils discutent tous les deux comme s'ils étaient simplement séparés par une table, oubliant jusqu'à la présence de FRANCINE qui depuis le commencement a conservé un mutisme et une immobilité de statue, les yeux dans le vague.)

CHANAL (tout en jouant machinalement avec une des queues du boa de fourrure de sa femme.)
C'est ça ! de façon à ce que ça passe tout à fait inaperçu… On retiendra le nom de Francine, parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement… mais le tien ne sera pas prononcé ; on poursuivra contre inconnu : Madame Chanal contre trois étoiles.

MASSENAY (jouant machinalement comme CHANAL avec une des queues de l'autre extrémité du boa de FRANCINE.)
Oh ! mon ami, tu es d'une délicatesse.

CHANAL
Mais, voyons ! Ce n'est pas parce que j'ai éprouvé un déboire conjugal que je vais obéir à de vils sentiments de représailles… Ah ! bien !… ce serait d'une jolie nature ! (Se levant, et tout en tenant le dossier de sa chaise comme un homme qui se dispose à rapporter celle-ci où il l'a prise.)
Non, il ne s'agit plus de moi maintenant! il s'agit de toi ! il s'agit de ton bonheur ! (Remontant avec la chaise pour la rapporter à sa place.)
Il s'agit de celui de ta femme.

MASSENAY (profondément ému, se levant.)
Il pense même à ma femme.
(Il reporte sa chaise où il l'a prise, FRANCINE reste seule assise sur son fauteuil.)

CHANAL (redescendant, et debout près de sa femme.)
J'irais briser l'avenir de deux êtres qui ont tout pour être heureux ?… Jamais !

MASSENAY (redescendant de l'autre côté de FRANCINE.)
Ecoute, tu es sublime ! (A FRANCINE en se courbant légèrement pour lui parler.)
Il est sublime !

FRANCINE (comme sortant d'un rêve.)
Sublime !

CHANAL (avec bonhomie.)
Mais non, il faut être comme ça !… (La main sur le dossier du fauteuil de sa femme.)
J'estime que le mariage est comme une partie de baccara ! Tant que vous avez la veine, vous gardez la main… Après une série plus ou moins heureuse, arrive un monsieur plus veinard qui prend les cartes contre vous ; il gagne le coup ?… La main passe !… Eh bien, c'est ainsi que j'entends qu'il en soit : J'ai perdu le coup ; il y a une suite : A toi les cartes ! LA MAIN PASSE !

MASSENAY (qui a écouté toute cette profession de foi en ponctuant chaque phrase d'une approbation de la tête)(après un petit temps, frappé tout à coup par le dernier mot de CHANAL)
La main ?… Quelle main ?

CHANAL (du ton le plus naturel.)
Eh bien, celle de ma femme, parbleu ! (Tout en parlant, il a sorti la main de FRANCINE de son manchon, et la lui présentant en la tenant par le poignet.)
Elle est à toi… Je te la donne !
(Sur chacune de ces deux phrases il agite la main de sa femme, qui ballotte chaque fois inerte et molle.)

MASSENAY (bondissant en arrière.)
Hein ?

CHANAL
Eh ! bien quoi ? évidemment ! puisque tu l'épouses !
(Même jeu avec la main de sa femme.)

MASSENAY
Moi ! Moi ! Epouser ta femme ! Tu es fou ? Tu plaisantes ?

CHANAL (de l'air le plus naïf.)
Pourquoi ça ?

MASSENAY
Mais est-ce que je peux, voyons ? Mais je suis marié, moi !
(Il repousse la main de FRANCINE que CHANAL laisse retomber.)

CHANAL (feignant le plus grand étonnement ; ouvrant une grande bouche, de grands yeux.)
Tu es marié !

MASSENAY
Mais dame !

CHANAL
Ah ! diable ! (Un temps se mord les lèvres, en hochant la tête, comme un homme qui ne s'attendait pas à cette révélation, puis.)
C'est embêtant ça !

MASSENAY (abondant dans son sens.)
Ah !
(Il remonte en arpentant, puis s'arrête.)

CHANAL (un temps ; semble réfléchir en hochant toujours la tète, puis à FRANCINE, lui donnant une petite tape sur l'épaule, comme pour la consulter.)
C'est embêtant !
(FRANCINE lève un vague regard vers lui, mais ne répond pas, et se replonge aussitôt dans son rêve.)

MASSENAY (redescendant.)
Dame ! sans ça…!

CHANAL (les yeux dans le vague, jouant l'homme déconcerté.)
Ah ! tu es marié !

MASSENAY
Mais oui, mon pauvre vieux !

CHANAL (id.)
Oui, oui, oui ! (Changeant de ton.)
Eh ! bien, je ne te dis pas, mais qu'est-ce que tu veux que ça me fasse?

MASSENAY (sursautant.)
Hein ?

CHANAL
Ça ne me regarde pas ! (L'abdomen appuyé contre le dossier du fauteuil de sa femme, de façon dans la discussion à déborder au-dessus de la tête de FRANCINE.)
T'étais bien marié déjà, quand avec ma femme tu…? oui…? Eh bien, mon vieux, tant pis pour toi ; il fallait y réfléchir avant.

MASSENAY (de l'autre côté du fauteuil et au même niveau que CHANAL, discutant presque nez à nez avec ce dernier, au-dessus de FRANCINE. Croisant les bras dans un geste d'indignation.)
Ah ! bien, elle est forte celle-là ! Je ne peux pourtant pas devenir bigame !

CHANAL (même jeu.)
Eh ! bien… divorce !

MASSENAY (levant de grands bras au ciel ne sachant à quel saint se vouer.)
Mais c'est fou ! mais tu es fou ! Mais il est fou ! (En appelant en désespoir de cause, à FRANCINE.)
Enfin, voyons ?…

FRANCINE (du ton le plus détaché.)
Oh ! moi, vous savez… !

CHANAL (sur un ton sans réplique.)
Je ne connais qu'une chose : quand un homme a été la cause du divorce d'une femme mariée, il lui doit de l'épouser.
(Il gagne un peu à gauche.)

MASSENAY (s'emballant et allant jusqu'à lui en passant devant FRANCINE immuable sur son fauteuil.)
Mais quand je le voudrais, nom d'un chien ! mais il y a ma femme ! Qu'est-ce que tu veux que j'aille lui dire ?

CHANAL (du tac au tac.)
Tu n'as qu'à lui dire ce qui s'est passé !… je t'assure que ça simplifiera tout.

MASSENAY (vivement.)
Ah ! non !

CHANAL
Si ça te gêne, veux-tu que je m'en charge ?

MASSENAY (avec véhémence.)
Non !… non, merci !

CHANAL (sur un ton péremptoire.)
Enfin, mon ami, il n'y a pas ! Choisis : Ou tu épouses!… ou alors, tant pis pour toi je t'ai pincé : les tribunaux !… Dans les deux cas, nous arrivons au même résultat ; seulement, au lieu de pouvoir te dire : "Je me suis conduit en galant homme ! " tu as sur la conscience d'avoir agi comme un pignouf.

MASSENAY (hors de ses gonds.)
Mais enfin, c'est du chantage !
(Il gagne le n° 1 en passant devant CHANAL.)

CHANAL
C'est tout ce que tu voudras… mais il faut choisir.

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