ACTE I - SCENE II LES MEMES, ETIENNE
CHANAL (à ETIENNE, tout en continuant d'arranger son phonographe.)
Madame voudrait déjeuner.
ETIENNE
Bien, monsieur.
(Il sort.)
CHANAL (même jeu.)
Mais enfin, qu'est-ce que tu peux faire dehors? C'est tous les jours la même chose. Tu es sortie depuis neuf heures.
FRANCINE (pincée.)
C'est heureux! Ça m'a permis de rentrer moins tard…
CHANAL
Vraiment, c'est à se demander… !
FRANCINE (allant à lui et, le prenant par le bras gauche, le faisant pivoter.)
Quoi? Quoi? Qu'est-ce que tu vas encore imaginer?… Non, mais dis tout de suite que j'ai un amant.
CHANAL (calme et ironique.)
Ma foi…!
FRANCINE
Oh !… As-tu l'esprit assez perverti pour voir toujours le mal dans tout!…(Redescendant.)
Un amant, j'ai un amant maintenant! (CHANAL hausse les épaules.)
Quoi? (Elle fait le geste de CHANAL.)
Qu'est-ce que ça veut dire, ce geste?
CHANAL (redescendant vers elle et avec bonhomie.)
Mais non, ma pauvre enfant! Je sais très bien que tu n'as pas d'amant.
FRANCINE (étonnée et légèrement vexée.)
Ah?
CHANAL
Un amant, toi? Ah! je suis bien tranquille.
FRANCINE (vexée.)
Et pourquoi ça, je n'aurais pas d'amant?
CHANAL
Parce que!… Parce que tout en toi démontre le contraire. Parce qu'il y a des femmes qui sont faites pour avoir des amants et d'autres qui ne le sont pas.
FRANCINE (révoltée.)
Oh!
CHANAL
Parce que je n'ai pas vécu cinq ans avec toi sans te connaître à fond. Toi, un amant? allons donc! Tu as l'étoffe d'une brave petite femme, d'une bonne mère de famille… (Badin)
à qui il ne manque que des enfants pour l'être tout à fait ; mais ça, ça n'est pas de notre faute. (En ce disant, il l'embrasse joyeusement ; maussade, FRANCINE dégage sa tête.)
Enfin… enfin, tu n'as pas de tempérament… Que diable!… je le sais bien! (Il remonte vers le piano.)
FRANCINE (piquée, s'attachant à ses pas.)
Ah ! c'est comme ça ! Eh bien ! je ne voulais pas te le dire, mais puisque tu m'y forces, (Frappant du poing sur le piano.)
eh bien ! j'ai un amant, là!
CHANAL (qui a fait le tour du piano de façon à être dans la partie cintrée. Calme et moqueur.)
Oui-da?
FRANCINE (en face de lui, devant le clavier.)
Parfaitement !… et que j'aime!… et qui m'aime.
CHANAL (la félicitant ironiquement.)
Mais… c'est bien, ça!
FRANCINE (furieuse de voir qu' elle n'atteint pas son but.)
J'ai un amant, j'ai un amant, j'ai un amant!
CHANAL (la regarde une seconde en souriant, puis.)
Eh bien ! tu lui diras bien des choses de ma part!
FRANCINE (indignée, redescendant.)
Oh !
CHANAL (suivant son mouvement et allant à elle.)
Ah ! ma pauvre enfant, comme tu t'y prends mal pour me faire peur. Un amant, toi! laisse-moi donc tranquille!… Tiens! veux-tu que je te dise? tu te vantes.
FRANCINE
Moi !
CHANAL
- Oui, madame ! C'est très humiliant, mais vous n'êtes qu'une honnête femme!
FRANCINE (crispant les mains.)
Ce qu'il faut s'entendre dire!
CHANAL
Avoue que j'ai raison.
FRANCINE (avec énergie.)
Non.
CHANAL
Si.
FRANCINE (plus énergiquement encore.)
Non.
CHANAL (avec un haussement d'épaules.)
Allons donc! (Brusquement.)
Tiens! Ose donc me le dire en face que tu as un amant!
(Entre le "allons donc" et le "tiens! ose donc…" sonnerie à la porte d'entrée.)
FRANCINE (hésite un instant puis exaspérée de son impuissance, comme prête à griffer.)
Oh ! tu m'agaces !
CHANAL (triomphant.)
Eh! tu vois bien! (Lui donnant une tape amicale sur la joue)
Tiens ! t'es une grosse bête !
(FRANCINE a un geste d'humeur et gagne la droite, CHANAL remonte un peu.)