ACTE IV - SCENE PREMIERE


MÊME DÉCOR QU'AU PREMIER ACTE Quelques modifications seulement dans la disposition des meubles. La petite table-rognon, qui était au fond du théâtre, se trouve au lever du rideau devant et à droite du canapé de gauche. La table de salon, qui était posée perpendiculairement au public, est toujours à la même place mais en biais, le sommet de l'angle vers le public, le côté étroit dans la direction de la cheminée, le côté large dans la direction du piano. A droite de l'angle de la table un fauteuil ; devant le côté large, le siège tabouret ; sous la table le petit tabouret de pied. Le fauteuil qui était au-dessus de la cheminée de même que celui qui était à l'extrême gauche, ne sont plus sur la scène. En revanche un peu au-dessus et à gauche de la table de droite est une large bergère n'appartenant pas au mobilier. Au pied de la bergère, un coussin est tombé. Sur la grande table des journaux illustrés. Sur le piano, dans un vase, des fleurs de saison indiquant qu'on est au mois de mai ou de juin.

CHANAL puis ETIENNE. Au lever du rideau, CHANAL seul dans le salon, est assis sur le fauteuil qui est au coin de la table de droite. Il regarde les images des journaux illustrés qu'on a dû lui donner pour occuper son temps; on sent qu'il est en visite; son chapeau est posé près de lui sur la table. Après un temps qu'il occupe à achever une livraison, il jette cette dernière sur la table, tire sa montre, regarde l'heure, pousse le soupir de résignation de l'homme qui pose depuis longtemps; puis, se levant, va sonner à droite de la cheminée; après quoi, remontant au-dessus de la table, il arpente la scène jusqu'au canapé. Arrivé là, ses yeux tombent sur la petite table-rognon. Il la regarde un instant, regarde la place qu'elle occupait au premier acte, puis, avec l'air d'un homme que le désordre insupporte :

CHANAL
Qu'est-ce qu'elle fait là, celle-là ? c'est pas sa place ! (Il prend la petite table, puis, tout en la portant au fond :)
Ah ! la, la, la ! la !

ETIENNE (arrivant du fond ; il est en veston de travail en coutil mauve.)
C'est Monsieur qui a sonné ?

CHANAL
C'est moi, oui ! (Après un petit temps.)
Vous êtes bien sûr que Madame doit rentrer ?

ETIENNE (au-dessus du piano.)
Oh ! sûr, Monsieur… pour déjeuner. D'ailleurs, Madame m'a bien recommandé pour Monsieur ; elle m'a dit : "Monsieur mon ancien mari doit venir vers une heure, vous le ferez attendre. "

CHANAL (avec une intention ironique.)
". Vous" le ferez attendre ? ou "je" le ferai attendre ?

ETIENNE (sans comprendre l'ironie.)
"Vous" le ferez attendre.

CHANAL (regardant sa montre.)
Deux heures un quart !… Je m'étais pourtant dis : "J'écris que je viendrai à une heure ; en arrivant à une heure et demie, j'ai des chances que…"(S'asseyant sur le tabouret du piano, dos au clavier.)
Eh bien, non ! Il n'y a pas moyen d'être en retard avec madame. Je trouve encore moyen de poser trois quarts d'heure.

ETIENNE (tout en rangeant sur le piano.)
Monsieur sait, même du temps de Monsieur, Madame pour l'heure…!

CHANAL (levant les yeux au ciel comme un homme édifié.)
Oh !

ETIENNE
Ça a exaspéré plus d'une fois Monsieur !
(En prononçant le mot "Monsieur" il a un geste de la tête dans la direction de la porte du hall comme pour désigner quelqu'un qui n'est pas là.)

CHANAL (qui tournant le dos n'a pas vu le geste d'ETIENNE, se méprenant.)
Moi?

ETIENNE (très simplement, et avec le même geste de la tête.)
Non !… Monsieur actuel.

CHANAL (avec une pointe d'humeur en constatant qu'il est question de MASSENAY.)
Ah !

ETIENNE (levant les mains et les yeux au ciel.)
Oh !
(Il traverse la scène au fond, et pendant ce qui suit ramasse le coussin tombé de la bergère.)

CHANAL
Oui, eh bien, je ne suis pas fâché qu'un autre voie un peu ce que c'est ! (A ce moment, ETIENNE s'étant baissé pour ramasser le coussin tombé à terre, laisse par sa position apercevoir le sommet de son crâne à CHANAL.)
Eh ! mais, dites-moi donc, Etienne ; il me semble que vous vous déplumez !

ETIENNE (qui s'est redressé, le coussin dans la main.)
Monsieur est bien bon… (Avec une philosophie douce.)
C'est les cheveux qui tombent!

CHANAL (approuvant ironiquement la justesse du renseignement.)
Oui. (Considérant la bergère qu'ETIENNE a prise par les deux bras et transporte, près et au-dessus de la cheminée.)
Tiens ! Qu'est-ce que c'est que cette bergère ?… qu'est-ce qu'elle fait ici ? Elle est du petit salon !

ETIENNE (haussant des épaules résignées)
C'est Madame qui l'a mise là !
(Il descend entre la table et la cheminée.)

CHANAL
C'est drôle cette manie de ne jamais laisser les choses à leur place !

ETIENNE (heureux de trouver quelqu'un qui pense comme lui.)
Ah ! Monsieur, ce qu'on dit ça de fois, nous autres, à l'office ! (Avec amertume.)
Mais c'est des choses qu'on est forcé de se dire à soi-même.

CHANAL (suivant le fil de son idée.)
Enfin voilà une bergère qui appartient au petit salon… !(Se levant et traversant la scène.)
Ah ! et puis, au fond, je ne sais pas de quoi je me mêle ; ça ne me regarde pas !… Je ne suis pas chez moi ici ! (Il s'est assis sur le tabouret à gauche de la table, le bras gauche appuyé sur celle-ci. Vayant ETIENNE tout près de lui, pris d'un besoin de lui tirer les vers du nez.)
Et… dites-moi !
(Il lui fait de la tête le signe d'approcher.)

ETIENNE (avançant la tête.)
Monsieur ?

CHANAL (l'air inquisiteur et très en sourdine.)
A part ça ; ça… ça va ici ?

ETIENNE (pas mécontent.)
Mais… comme ça, Monsieur!

CHANAL
Ah ?

ETIENNE (après un petit temps.)
J'ai ma femme qui m'a donné un garçon.

CHANAL (interloqué par cette confidence inattendue.)
Ah ?… aha ? enchanté… Non, je parlais de madame.

ETIENNE
Ah ? (Avec indifférence.)
Pas mal, Monsieur !

CHANAL
Aha ?… tant mieux.
(Voyant qu'il n'est guère plus avancé qu'auparavant, il renonce à son interrogatoire et pour occuper le temps, prend un journal illustré dont il parcourt les images après avoir fixé son lorgnon sur l'extrême bout de son nez.)

ETIENNE (après un temps.)
Je peux dire qu'elle a eu une grossesse très dure.

CHANAL (ahuri, relevant la tête et regardant ETIENNE par-dessus son lorgnon.)
Qui ?

ETIENNE
Ma femme.

CHANAL
Ah ! votre… ! bon, bon ! oui, oui !

ETIENNE
Un enfant qui est venu avant terme… à cinq mois !
(Sur ces derniers mots, il se retourne vers la cheminée, sur laquelle il prend un journal qu'il replie pour le ranger.)

CHANAL (sur un ton de condoléance.)
Vraiment ? Oh ! mon pauvre Etienne ! Tant de souffrances pour rien !

ETIENNE (se retournant, étonné.)
Comment, pour rien ! mais il est superbe, Monsieur !… Il pesait onze livres en venant au monde.

CHANAL (ahuri.)
A… à cinq mois ?

ETIENNE (très fier de lui.)
Oui, môssieur ! C'est un cas très rare ! Le médecin a même dit que c'était très heureux qu'il soit né à cette époque ! sans ça, il aurait été trop gros : On n'aurait pas pu l'avoir.

CHANAL (riant.)
Allons, voyons ! à cinq mois ? vous devez vous tromper.

ETIENNE
Oh ! Monsieur, impossible !… les dates sont là : Ma femme a été pendant dix mois dans le Midi et elle n'est revenue qu'il y a six mois ; ainsi…

CHANAL (se rendant.)
Ah !… Ah !… En effet !

ETIENNE (appuyant d'un argument nouveau.)
Elle était chez ses maîtres, à Montpellier, alors !…

CHANAL (affectant la plus grande conviction et tout en retirant son binocle pour le ranger dans sa poche.)
Oui, oui, c'est évident ! si elle était… Qu'est-ce qu'ils font, ses maîtres?

ETIENNE
II est officier de la remonte.

CHANAL
Aha ?… oui, oui, oui !

ETIENNE (avec satisfaction.)
Il me ressemble beaucoup.

CHANAL
L'officier !…

ETIENNE
Non !… le petit.

CHANAL
Ah ! le petit !… Eh ! bien, mais… c'est bien ça ! c'est une attention ! car enfin… rien ne l'y forçait.
(A ces derniers mots il s'est levé et gagne l'extrême gauche.)

ETIENNE
Evidemment ! (Très reconnaissant.)
Monsieur est bien bon de s'intéresser à moi.

CHANAL (avec bonhomie, les mains dans les poches de son pantalon.)
Oh ! bien, vous savez… en attendant madame !

ETIENNE
Ah ! justement, voici Madame.
(A ce moment, au fond, paraît FRANCINE; elle va jusqu'à la table qui est dans le hall; regarde dans le courrier s'il n'y a rien pour elle, puis n'ayant rien trouvé, redescend aussitôt qu'ETIENNE a parlé.)

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