ACTE I - SCENE III



LES MEMES, ETIENNE, puis HUBERTIN.

ETIENNE (il entre tenant un petit plateau, sur lequel est une carte de visite.)
Monsieur, c'est un monsieur qui demande monsieur.

CHANAL (prenant la carte.)
Hubertin! Qu'est-ce qu'il me veut?… Faites entrer.
(ETIENNE sort pour reparaître presque aussitôt suivi d'HUBERTIN.)

FRANCINE
Qui est-ce ?

CHANAL
Un collègue du cercle.

ETIENNE (annonçant.)
M. Hubertin !
(Il introduit, puis sort.)

HUBERTIN
Bonjour, mon cher.

CHANAL
Bonjour, cher ami. (A FRANCINE qu'HUBERTIN salue.)
M. Hubertin, un camarade du Sporting… (A HUBERTIN)
Madame Chanal.

HUBERTIN (passant au 2 pendant que CHANAL redescend)
Madame, enchanté…

FRANCINE (entre la cheminée et la table.)
C'est moi, croyez bien…

HUBERTIN
- Si je ne me trompe, madame, il me semble que ce n'est pas la première fois…

FRANCINE
Vraiment monsieur?

HUBERTIN
Oui, plus je vous regarde et plus je… Est-ce que vous ne connaissez pas quelqu'un dans ma maison ?

FRANCINE (souriante.)
Mon Dieu, monsieur, c'est que j'ignore où vous demeurez.

HUBERTIN
21, rue du Colisée.

FRANCINE (vivement.)
Non !… non, non !… Vous faites erreur, monsieur.

HUBERTIN
Ah ?

CHANAL (bien naïvement.)
Oui, oui, vous faites erreur, nous ne connaissons personne.

HUBERTIN
Ah ? ah ?… Pardon ! Erreur n'est pas compte.

FRANCINE
… n'est pas compte ; oui, oui.
(Elle remonte, puis, traversant la scène par le fond, va par la suite s'asseoir sur le petit canapé contre le piano.)

CHANAL
Et qu'est-ce qui me vaut votre visite ?
(Il lui fait signe de s'asseoir.)

HUBERTIN (sans s'asseoir.)
Mille grâces, je ne veux pas abuser de vos instants. (Changeant de ton.)
Vous ne devinez pas ? Les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures, et je suis votre débiteur.

CHANAL
Oh ! il ne fallait pas vous déranger pour ça ! Ce sont là des règles qui sont faites pour les professionnels, mais elles ne sauraient avoir force de loi, entre gens qui se connaissent.

HUBERTIN (se fouillant pour prendre son portefeuille.)
Du tout, du tout ! Les bons comptes font les bons amis.

CHANAL (avec un peu de gêne qu'il s'efforce de dissimuler avec un sourire de bonhomie.)
Et puis, vous l'avouerai-je ? j'ai quelques scrupules à considérer la partie que nous avons faite ensemble comme bien régulière. (Confidentiellement et presque à l'oreille.)
Il me paraît que nous n'avons pas joué tout à fait à chances égales…

HUBERTIN (à pleine voix.)
Pourquoi donc ça ?

CHANAL (lui faisant signe de parler plus bas à cause de sa femme.)
Chut ! chut ! (Avec beaucoup de gène.)
Je ne sais pas, mais il me semble que…

HUBERTIN (bien jovialement et à pleine voix.)
Ah ! je vous comprends !… parce que j'étais pochard, hein ?

CHANAL (confus.)
Oh ! je n'ai pas dit…

HUBERTIN (très calme.)
Laissez donc ! J'ai le courage de mes actes… (A FRANCINE, de la place où il est, et très satisfait.)
Oui, madame, j'ai pris l'habitude, tous les jours, à partir de cinq heures… d'avoir ma petite bombe.

FRANCINE (souriant mais avec un ton discret de reproche.)
Ah ?…

HUBERTIN (en manière de justification.)
Ce n'est pas du vice chez moi : c'est de l'américanisme !

FRANCINE (s'inclinant devant cette justification.)
Ah ! alors !

HUBERTIN
Oui, j'ai longtemps fait des affaires en Amérique. Or, là-bas, qui dit "affaires", dit "bars" ; tout se traite au whisky ! Qu'est-ce que vous voulez ?… il a bien fallu que je me mette au diapason !… pour mes affaires !… Seulement, voilà où nous sommes en état d'infériorité, nous autres Français : L'Américain, lui : dix whisky… douze whisky… ça ne lui fait rien !… il jouit d'un privilège ! Moi, malheureusement, j'ai la tête française, c'est de naissance ! J'ai pu, peu à peu, naturaliser mon estomac ; mais (Se donnant une tape sur le front.)
ma sacrée caboche qui était patriote, n'a jamais rien voulu savoir !… de sorte qu'aujourd'hui, il y a antagonisme entre ces deux parties de mon individu. Mon estomac, qui est devenu américain, une fois cinq heures, réclame ses whisky ; ma tête, elle, se rebiffe : d'où conflit ! Et finalement, comme c'est ma tête qui est la plus faible, c'est toujours elle… CHANAL, achevant pour lui. … qui faiblit.

HUBERTIN (approuvant.)
Voilà… Mais comme vous voyez, madame, mon cas est tout à fait spécial : on ne peut pas dire que je me pocharde, non, je… je m'américanise!

FRANCINE
Oui, oui.

CHANAL (avec une conviction où perce l'ironie.)
Oh ! c'est tout à fait autre chose.

HUBERTIN (avec un soupir.)
Tout de même, ça ennuie bien ma femme !

FRANCINE (souriant.)
Mon Dieu, monsieur, je n'aurais pas osé… mais du moment que vous le dites : je vous avouerai que… je la comprends un peu.

HUBERTIN (se méprenant au sens de ces paroles.)
Bien oui, n'est-ce pas ? Voilà une femme qui vous avale dix, douze whisky à la queue leu leu, ça ne lui fait rien.! c'est une Américaine, pas vrai ?… elle jouit du privilège… De quoi ai-je l'air à côté d'elle ?… alors n'est-ce pas ? Ça la vexe de voir que moi, ça me fiche par terre… Ah ! c'est toujours embêtant de se trouver dans un état d'infériorité vis-à-vis de sa femme,

FRANCINE CHANAL
Evidemment, évidemment.

HUBERTIN (brusquement changeant de ton et tendant un billet de mille francs à CHANAL.)
Alors, nous disons que je vous dois trente-cinq louis ? voici mille francs. Et, pour en revenir à la question de jeu, que votre délicatesse ne se mette pas en émoi ! Je vous assure que quand je suis dans l'état… que vous savez, je suis tout aussi lucide qu'à l'état normal. Je le suis même davantage : je vois double !

CHANAL
Diable ! c'est quelquefois mauvais pour compter les points.

HUBERTIN
Du tout ! Je le sais, pas vrai ? Alors, rien de plus simple : je divise par deux.

CHANAL
Ah ! En effet ! en effet !…

HUBERTIN (gagnant la droite.)
Mais dame !
(Sonnerie extérieure.)

CHANAL
Nous disons mille francs. Je vais vous chercher votre monnaie.
(Il remonte dans la direction de son cabinet de travail.)

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