ACTE II - SCENE II



HUBERTIN
La scène reste vide un instant. Tout à coup on entend un bruit de clé dans la serrure de la porte d'entrée et celle-ci s'ouvre, livrant passage à HUBERTIN complètement ivre. Il est en habit, son chapeau claque sur la tête, le gilet boutonné de travers, la cravate défaite, son mouchoir mis en foulard autour du cou ; sans fermer la porte dont le battant reste ouvert, après avoir retiré la clé de la serrure extérieure, il s'avance d'un pas incertain, pressant de son bras gauche contre son cœur un paletot (de couleur claire autant que possible)
qu'il tient le col en bas, les manches ballantes le long de ses jambes. Dans sa main droite il a une lanterne électrique de poche, mais comme il la tient à l'envers, au lieu d'éclairer devant lui, il s'éclaire l'estomac. Arrivé ainsi tant bien que mal jusqu'à proximité du lit, il s'arrête, essaie deux fois de suite infructueusement de siffler, s'essuie les lèvres du revers de la main, renouvelle son essai et parvient enfin à sortir un sifflement à peu près net.
II est important, pour donner bien le caractère du rôle, de marquer la distance qui existe entre l'ivresse de l'homme du monde qui est celle d'HUBERTIN et l'ivresse vulgaire. HUBERTIN ne doit pas tituber, mais seulement osciller en marchant; de temps en temps un pied s'accroche dans l'autre mais l'homme reprend tout de suite son équilibre; l'ivresse est surtout dans la tête ; la paupière est lourde, mais le parler est net, jamais traînard, s'embarrasse quelquefois sans tomber jamais dans le pâteux.

HUBERTIN (arrivant à siffler.)
Ffmitt ! (Parlant dans la direction dit lit, croyant être chez lui et s'adresser à sa femme.)
It's me Gaby, dont be afraid ?… (Il fait un effort pour se mettre en branle, descend jusqu'au souffleur, s'arrête, sourit, puis.)
On ne voit rien ici !… (Indiquant sa lanterne dont il s'éclaire l'estomac.)
Je ne sais pas ce qu'elle a ma lanterne, elle éclaire à l'envers !… (Perdant légèrement l'équilibre ce qui lui fait faire deux pas en arrière.)
Ça me fait marcher à reculons. (Il souffle comme un homme gris, essaie de relever ses paupières alourdies, regarde le public, sourit, puis.)
Je suis un peu saoul… pas beaucoup, mais un peu… (Il remonte de deux pas, puis s'arrête.)
Qu'est-ce que je voulais dire ?… rien !… Ah ! si !… (Indiquant la porte dont le battant est resté grand ouvert.)
la porte ! (Se parlant à lui-même et se répondant.)
Hubertin ! Quoi ? T'as pas fermé la porte ! Mais c'est vrai, mon vieux !… C'est pas parce qu'on est saoul qu'il faut pas être prudent ! (Il oscille une ou deux fois du haut du corps sans que ses pieds bougent de place, fait un violent effort pour démarrer, puis remonte à reculons comme poussé en arrière par la projection de sa lanterne sur sa poitrine. Arrivé au fond de la scène il s'arrête un instant, vise de l'œil la porte, fait deux pas en avant, recule d'un pas, refait deux pas, recule à nouveau.)
Nom d'un chien ! qu'elle est loin ! (Prenant brusquement son élan, la tête en avant, ce qui entraîne le reste de son individu, il va d'une traite à la porte, dont il referme le battant par le seul poids de son corps.)
Ouf ! ça y est ! (Parlant à la porte contre laquelle il s'arc-boute de la main gauche pour ne pas tomber, tandis que de la main droite il fouille dans sa poche pour prendre la clé qui va à la serrure.)
Attends ! j'ai pas fini… (Brandissant sa clé.)
Là ! (Il essaie de l'introduire dans la serrure)
Eh ! bien quoi donc ?… Ah ! ma clé a enflé !(Nouvel essai infructueux.)
Non !… c'est la serrure qui fait son étroite !… (Il rit.)
Ah ! ma chère !… (Nouvel essai réussi cette fois.)
Aïe ! donc ! Ah ! ça y est ! (Il donne un double tour de clé, puis tout en remettant la clé dans sa poche, redescendant.)
Là !… comme ça, on est chez soi ! (Fourrant sa lanterne dans la poche de son gilet.)
C'est curieux quand on a sa bombe, il y a des choses qui n'arrivent que dans ces moments-là… C'est vrai !… (Tout en monologuant, il est arrivé à côté du fauteuil près du canapé de droite ; ses regards tombent sur le chapeau et le paletot de MASSENAY ; afin de se rendre compte de ce qu'il aperçoit, il avance le haut du corps au-dessus du fauteuil, en clignant les yeux pour mieux voir, puis brusquement.)
Aoh !… Allô !… (Avec un petit bonjour de la main au personnage imaginaire qu'il croit voir.)
Good night ! (Puis sans plus s'en occuper, au public, reprenant le fil de son histoire)
Ainsi je demeure au cinquième… (Un temps.)
je n'ai monté qu'un étage… (Un temps.)
et je suis chez moi… (Un temps.)
Comment expliquez-vous ça ?… C'est des choses qui n'arrivent jamais à l'état normal… (Court moment de silence comme en ont les pochards ; il pousse un soupir de fatigue, puis.)
Mon Dieu que j'ai mal à la tête… (Un temps.)
J'ai comme un poids !… (Levant son bras droit au-dessus de sa tête de façon à palper le sommet de son chapeau, du bout de ses doigts.)
C'est là !… On dirait, je ne sais pas?… comme un petit casque !… (Il retire son chapeau avec précaution, en l'élevant de bas en haut, puis une fois retiré, laisse glisser son bras le long de son corps. Sur sa tête qu'il n'a pas cessé de tenir bien fixe, on aperçoit planté un porte-allumettes de restaurant. Il reste ainsi sans bouger et sans parler un bon instant se contentant de souffler, la paupière lourde, épuisé par la migraine. Une fois l'effet bien produit, il porte la main comme il a fait une première fois pour le chapeau ; délicatement prend le porte-allumettes en le surplombant du bout des doigts. Ses yeux expriment l'angoisse)
Oh !… c'est énorme ! (S'apercevant que l'objet est mobile)
Tiens !… ça ne tient pas ! (Il porte le porte-allumettes à portée de ses yeux et se tord de rire.)
Crrr !… Un porte-allumettes !… Il m'est poussé un porte-allumettes !… (Brusquement sérieux et sur un ton profond, tout en se recouvrant de son chapeau.)
Eh bien ! voilà des choses qui n'arrivent jamais à l'état normal… (Tout en parlant il va déposer le porte-allumettes sur la petite table du milieu de la scène. Apercevant à nouveau le chapeau de MASSENAY et s'adressant à lui.)
C'est pas vrai ?… (Un temps)
Il y a longtemps que t'es là ? (Un temps, puis confidentiellement au public, en indiquant le chapeau.)
Il dort ! (Passant à une autre idée)
On ne voit pas clair ici ! où sont mes allumettes-bougies ?…(Il étale sur sa poitrine en le passant sous ses aisselles son pardessus qu'il n'a pas déposé depuis son entrée et qu'il tient toujours la tête en bas. Puis à tâtons il cherche à la hauteur où il trouverait les poches si le pardessus était dans le bon sens, ne les trouvant pas: )
Eh ! ben?… (Il regarde et étonné de la forme de son paletot due à ce renversement des choses.)
Ah ! sont-ils bêtes !… Ils n'ont pas mis de bras à mon pardessus ! (Se penchant davantage et apercevant les manches ballantes à ses pieds.)
Ah !… et ils ont mis des jambes… (En ce disant il fait marcher les deux manches avec ses jambes puis brusquement il envoie son manteau derrière le lit en le jetant par-dessus son épaule.)
Mon Dieu, que je suis saoul… (Il enlève son mouchoir de son cou, et s'éponge avec.)
Eh bien ! va te coucher !… Quand tu répéteras tout le temps "Dieu que je suis saoul ! " personne te dit le contraire… (Tout en parlant, machinalement, il a bordé la ceinture de son pantalon avec son mouchoir de façon à s'en faire un tablier.)
T'as raison ! Vais me déshabiller. (Tout en faisant mine de retirer son habit, il arrive devant le petit canapé du pied du lit, aperçoit l'habit de MASSENAY et le prenant en mains)
Ah !… mes vêtements !…
Faut-il que j'en aie une bombe tout de même ? je me suis déshabillé sans m'en apercevoir !… (Reposant les vêtements où ils étaient.)
Eh bien, Hubertin, puisque t'es déshabillé… tu vas pas rester à te promener en bannière pour attraper froid… (En même temps il indique son mouchoir pendu à sa ceinture.)
couche-toi ! T'as raison ! je vais me coucher !… (Tout en grimpant tant bien que mal dans le lit.)
It's me Gaby, dont be afraid ! (Arrivé sur le lit, il se laisse tomber la tête en arrière sans même s'apercevoir qu'il est toujours coiffé de son chapeau. Mais il a mal pris ses mesures en montant, de sorte qu'il n'a pas la tête à la hauteur des oreillers, mais beaucoup plus bas, et que ses pieds dépassent par-dessus le pied du lit. Il replie une ou deux fois les jambes et les détend aussitôt dans l'espoir d'arranger les choses, mais chaque fois elles viennent butter de la cheville contre le rebord du devant du lit. Alors bien naïvement.)
Tiens ! j'ai grandi !
(Petit temps pendant lequel il commence à s'assoupir.)

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