ACTE III - SCENE XIV


CHANDEBISE (risquant la tête par l'entrebâillement de la porte de gauche. Très angoissé. —)
Il… il est parti ? (Descendant et gagnant l'avant-scène gauche.)
Ah ! j'ai eu une heureuse idée de faire claquer la porte d'entrée, comme ça il a cru que je filais par l'escalier et il s'est élancé à ma poursuite. (Respirant.)
Enfin ! il est parti !
(A ce moment on entend un bruit confus de voix dans l'antichambre.)

VOIX D'ETIENNE
Mais, Monsieur, laissez-moi vous annoncer !

VOIX D'HOMENIDES
Yo l'entrerai, que yo vous dis ! yo l'entrerai !

CHANDEBISE
Qu'est-ce que c'est que ça ?
(Sous une poussée de l'extérieur, la porte du fond s'ouvre brusquement.)

HOMENIDES (une boîte à pistolets sous le bras.)
Ah ! lui !
(ETIENNE, renonçant à s'interposer, se retire.)

CHANDEBISE (cerné dans son coin. )
Homénidès !
(Il fait mine de se sauver.)

HOMENIDES (avançant sur lui et sur un ton sans réplique.)
Restez !

CHANDEBISE (très piteux.)
Mon ami !…

HOMENIDES (le foudroyant du regard.)
Il n'est plous d'ami ! (Il dépose d'un geste sec sa boîte à pistolets sur la chaise qui est à droite de la petite table face au canapé, puis.)
Aha ! Vous le m'avez échappé, cet tantôt !… mais yo vous retroufe !… Et sans lé ceusses qui m'ont arrêté et conduit chez lé… commissionnaire dé police, yo vouss aurais fait connaître ce que c'est qu'oun revolver. Mais… lé commissionnaire, il m'a confisqua mon revolver et il m'a fait que yo promette, porqué yé obtienne ma… lâcheté, que yo ne me servirai plous del revolver !… (Avec un soupir de regret.)
Yo l'ai promis !

CHANDEBISE (rassuré. )
Oui ?… Brave commissionnaire !

HOMENIDES
Et alors… (Ouvrant sa boîte de pistolets.)
Yo l'ai apporté… des pistolettes.

CHANDEBISE (faisant un saut en arrière. )
Hein ?

HOMENIDES (le rassurant du geste.)
Oh ! mais né craignez rien ! yo no veux pas vous souicider. Yo né l'ai pou faire al momento como vous dites en français ? de "la flagrante delito"…

CHANDEBISE (de moins en moins rassuré. )
Oui, oui… j'ai compris.

HOMENIDES
… Maintenant, cela serait… oun meurtre ! Yo no lé veux pas !

CHANDEBISE (se rapprochant, un peu plus rassuré. )
Ah ! je disais aussi !

HOMENIDES
Voici deux pistolettes; oun il est chargé, l'autre elle ne l'est pas.

CHANDEBISE (très intéressé. )
Ah! bien ! j'aime mieux le premier.

HOMENIDES (faisant entendre un rugissement qui fait bondir CHANDEBISE en arrière. —)
Belepp ! (Se calmant aussitôt et allant prendre un morceau de craie dans la boîte.)
Yo prends de la craie, yo fais oun rond sur votre cœur.
(Il lui dessine rapidement un cercle avec la craie, sur le côté gauche de la poitrine.)

CHANDEBISE
Oh ! mais voyons !
(Il cherche à effacer le rond avec la main.)

HOMENIDES (se dessinant également un cercle rapide sur la poitrine.)
Yo me fais lé même !

CHANDEBISE (à part. )
Il a été tailleur !

HOMENIDES (qui a déposé la craie et repris ses pistolets.)
On prend les pistolettes et chacun… lé canon dans lé rond dé l'autre… pan ! pan !… celui qui l'a la balle, il est lé morte.

CHANDEBISE
Ah ! et… l'autre ?

HOMENIDES (bondissant avec un rugissement qui fait tressauter CHANDEBISE.)
Belepp !(Très calme et courtois.)
C'est la douel dé chez nous !

CHANDEBISE (qui goûte peu ce genre de combat. )
Eh ! ben !

HOMENIDES (très aimable, lui présentant par la crosse les deux pistolets réunis dans une même main.)
Allons ! prenez oun pistolette.

CHANDEBISE
Quoi ?

HOMENIDES (insistant et plus impérieux.)
Prenez oun pistolette, yo vous dis !

CHANDEBISE (passant devant lui par un mouvement arrondi. )
Merci ! je ne prends jamais rien entre mes repas !

HOMENIDES (féroce.)
Ah ! prenez !… Ou yo fais le meurtre !

CHANDEBISE (voyant qu'il ne plaisante pas. )
C'est sérieux ? Ah ! mon Dieu !… Au secours !
Au secours !
(Il détale comme un lapin vers la porte du fond par laquelle il sort.)

HOMENIDES (se précipitant à sa suite.)
Chandebisse !… Veux-tu !… veux-tu !…
(Il sort.)

VOIX DE CHANDEBISE (à la cantonade de gauche.)
Au secours ! Au secours !

VOIX D'HOMENIDES (se dirigeant du côté d'où vient la voix de CHANDEBISE.)
Attends oun peu ! Attends oun peu !

VOIX DE CHANDEBISE (à la cantonade de gauche.)
Au secours ! Au secours ! (Affolé, il reparaît porte fond gauche, traverse la scène comme une flèche et se précipite dans la chambre premier plan droit. A peine est-il entré qu'on l'entend pousser un grand cri)
Ah ! (Aussitôt il reparaît affolé)
Ah !… moi !… moi ! Je suis couché, là, dans mon lit ! La maison est hantée ! La maison est hantée !

VOIX D'HOMENIDE
Où est-il, le misérable ?

CHANDEBISE (reconnaissant la voix. )
Oh !
(Il se précipite vers la porte du fond qu'il referme derrière lui.)

HOMENIDES (qui a surgi fond gauche, l'apercevant, s'élance vers la porte par laquelle il vient de se sauver.)
Attends un peu ! Attends un peu !
(Il se casse le nez contre la porte fermée au verrou et qu'il secoue en vain.)
(A ce moment le régisseur de la scène doit se trouver à proximité du fond. Dès que l'interprète du rôle de CHANDEBISE sort de scène en criant "au secours", le régisseur, réglant sa voix sur celle de l'artiste, se substitue à lui pour continuer à crier "au secours", d'abord en se dirigeant extérieurement vers la porte fond droit qu'il tient fermée, tandis qu'HOMENIDES la secoue, puis courant toujours en criant, vers la porte fond gauche qu'il tiendra de même pour résister à HOMENIDES Pendant ce jeu de scène fait pour dépister le public qui croira CHANDEBISE à l'extrême gauche, l'artiste aura vivement enfilé la robe de chambre et mis le foulard de POCHE pour faire son apparition à l'endroit indiqué.)

VOIX DE CHANDEBISE (se dirigeant extérieurement vers la porte du fond droit.)
Au secours ! au secours !

HOMENIDES (se précipitant à la voix vers la porte du fond droit qu'il trouve également fermée au verrou.)
Veux-tu ouvrir ! Veux-tu ouvrir !

VOIX DE CHANDEBISE (traversant extérieurement la scène de droite à gauche.)
Au secours ! Au secours !

HOMENIDES (courant à la porte fond gauche, qu'il trouve également fermée.)
Veux-tu ouvrir, missérable, veux-tu ouvrir !
(Il secoue vainement la porte.)

POCHE (sortant de droite, premier plan, emmitouflé dans sa robe de chambre et encore ensommeillé. )
Ah ! çà ! mais il n'y a pas moyen de dormir !

HOMENIDES (à la vue de POCHE, lâchant immédiatement la porte et s'élançant vers lui les pistolets à la main.)
Ah ! lé voilà ! Ah ! missérable !… veux-tu prendre les pistolettes !…

POCHE (bondissant. )
Mon Dieu ! le peau-rouge !

HOMENIDES (descendant extrême droite.)
Que yo té toue !

POCHE (détalant par l'extrême droite jusque vers le fond. )
Qu'est-ce qu'il dit ?… Ah ! mon
Dieu ! Ah ! mon Dieu !
(Il trouve la porte fond droit fermée.)

HOMENIDES (à ses trousses.)
Yo te tiens ! tu ne m'échapperas pas !

POCHE (s'élançant successivement vers les deux autres portes du fond qu'il trouve également fermées. )
Ah ! là, là !… Ah ! là, là !… (Arrivant ainsi à la fenêtre, laissée ouverte précédemment par CHANDEBISE et ne trouvant pas d'autre issue.)
Ah ! (Il saute dans le vide.)

HOMENIDES (arrivé à la fenêtre au moment où l'autre la franchit et ne pouvant réprimer un mouvement de frayeur.)
Ah ! le malheureux ! Il va se touer ! (Regardant.)
Non !… il n'a rien !
Ah !… yo lé touerai ! (Ces deux exclamations doivent s'opposer immédiatement et pour ainsi dire sans transition. Après quoi, il gagne à droite.)
Oh ! oui ! yo lé touerai ! (Ecartant son col avec le doigt comme un homme qui a le sang à la gorge.)
Ah ! y'ai soif. (Il aperçoit sur la table de droite le verre laissé à moitié plein par CHANDEBISE.)
Ah ! (Il se précipite vers lui et le porte avidement à ses lèvres. Il n'a pas plutôt la gorgée dans sa bouche que, ne sachant où la rejeter après avoir reposé le verre en hâte sur la table, il se précipite vers la fenêtre et crache dehors tout ce qu'il avait dans la bouche. Avec dégoût.)
Ah ! pouah ! (Comme s'il en appelait au ciel)
Mais qu'il boit donc des saletés dans cette maisson !… huah ! (Humant l'air. A ce moment il se trouve juste au-dessus de l'écritoire, laissé ouvert par FINACHE.)
Quel il sent, ici ?… le parfoum de la lettre !… le parfoum de ma femme !… (Prenant une des feuilles de papier qui est précisément celle laissée par LUCIENNE au premier acte.)
Ah ! lé papier !… lé papier qu'il est lé même !… Ah ! et l'escritoure… l'escritoure dé ma femme !… (Lisant.)
"Mossieur, yo vouss ai vou l'autre soir al Palais-Royal." Pero ! c'est lé double dé la lettre al marido… que yo l'ai dans ma poche… (Tout en parlant il a tiré l'autre lettre de sa poche et compare.)
Porqué ? porqué ici ? dans la papeterie dé Madame Chandebisse ?… Oh ! yo veux savoir ! yo saurai !… (Se précipitant vers la porte fond gauche et avec force coups de poings.)
Ouvrez ! ouvrez !

TOURNEL (paraissant à la porte. )
Eh ! ben, quoi donc ?

HOMENIDES (lui sautant au collet et après l'avoir fait pivoter autour de lui.)
Ah ! lé Tournel ! vouss allez me dire…

TOURNEL
Sapristi ! le cow-boy !

HOMENIDES
Cette lettre…

TOURNEL
Mais lâchez-moi, voyons !…

RAYMONDE (paraissant fond gauche et descendant au n° 1. )
Qu'est-ce qu'il y a donc ?

HOMENIDES (lâchant TOURNEL avec une poussée qui lui fait perdre l'équilibre et allant droit)
(à RAYMONDE. )
Non, vouss ! Cette lettre que yo l'ai trouvée dans vos papiers.

RAYMONDE (reconnaissant la lettre et avec un petit sursaut. )
Hein ! Vous fouillez dans mes papiers, maintenant ?

HOMENIDES
Eh ! il n'est pas là la question !… (Avec une rage contenue.)
Porqué?… porqué l'escritoure dé ma femme ?…

RAYMONDE (entre chair et cuir. )
Aha !

HOMENIDES
Il est donc chez vous qu'elle confectionne les lettres dé l'amour ?

RAYMONDE
Chez moi, oui ! et là-dessus vous vous mettez la tête à l'envers; alors, que tout cela devrait être fait pour vous prouver la parfaite innocence de votre femme !

HOMENIDES
Hein ?… Como ?

RAYMONDE
Comment "Como" ! mais parce qu'il est à supposer que s'il y avait la moindre intrigue entre votre femme et mon mari, ça ne serait vraiment pas dans ma papeterie…

TOURNEL (achevant la pensée de RAYMONDE. )
…Qu'on viendrait faire ces choses-là.

HOMENIDES (soupe au lait.)
Mais alors qué, qué ?

RAYMONDE
Eh ! "qué, qué !…". Tenez, voici votre femme, demandez-lui vous-même.
(Elle descend à gauche, au-dessus du canapé.)

HOMENIDES (courant à LUCIENNE.)
Ah ! Madame, vous allez me dire…

LUCIENNE (esquissant un mouvement de retraite. )
Mon mari !

HOMENIDES (l'arrêtant par le poignet et la faisant descendre tout en parlant.)
Non, yo vous soupplie, restez !… d'oun mote, vous lé pouvez me tranquillisser !… Cette lettre !… Cette lettre !…

LUCIENNE (ahurie, en reconnaissant sa lettre entre les mains de son mari. )
Hein, comment ?

HOMENIDES
… Que yo l'ai trouvée !… porqué ? porqué ?

LUCIENNE (regardant RAYMONDE. )
Mais… ce n'est pas mon secret !

RAYMONDE
Va, Lucienne ! donne-lui la clef de ce rébus pour le repos de ses méninges.

HOMENIDES (suppliant.)
Oh ! si !

LUCIENNE (à RAYMONDE. )
Alors, tu veux ?…

RAYMONDE (avec indifférence. )
Va ! va !

LUCIENNE
Soit. (A son mari.)
Oh ! quel Othello vous faites ! Alors, vous n'avez pas compris ? (A RAYMONDE en indiquant son mari.)
Ah ! que tonto ! (A HOMENIDES.)
Raimunda creia tener motivo de dudar de la fidelidad de su marido.

HOMENIDES (brusque.)
Como ?

LUCIENNE
Entonces para probarlo decidio darle una cita galante… al la cual ella tambien asistiria.

HOMENIDES (bouillant d'impatience.)
Pero, la carta ! la carta !

LUCIENNE (se montant. )
Eh ! la carta ! la carta ! espera, hombre ! (Redevenant calme aussitôt et mettant bien les points sur les i.)
Si ella hubiese escrito la carta a su marido, este hubiera reconocido su escritura.

HOMENIDES (une lueur d'espoir dans les yeux devant la vérité qu'il voit poindre.)
Despuès !
Despuès !

LUCIENNE
Entonces ella me ha encargado de escribir en su lugar.

HOMENIDES (n'en pouvant croire ses oreilles.)
No ! Es verda ? (A RAYMONDE.)
Es verda ?

RAYMONDE (ahurie par cette question dans une langue qu'elle ignore. )
Quoi ?

HOMENIDES
Es verda lo que ella dice ?

RAYMONDE
Tout ce qu'il y a de plus verda ! (A part.)
Qu'est-ce que je risque ?

HOMENIDES
Ah ! senora ! senora ! quando pienso que me metido tantas ideas en la cabesa !

RAYMONDE (avec des révérences comiques. )
Oh ! mais il n'y a pas de quoi ! vraiment, il n'y a pas de quoi !

HOMENIDES (à LUCIENNE.)
Ah ! que estupido ! estupido soy ! (A TOURNEL en se frappant en manière de contrition un coup de poing dans la poitrine à chaque "bruto".)
Ah ! no soy mas que un bruto ! un bruto ! un bruto ! (Prononcer "oun brouto".)

TOURNEL (le singeant en se frappant comme lui de grands coups dans la poitrine. )
Mais c'est ce qu'on se tue à vous dire !…

HOMENIDES (qui déjà ne l'écoute plus, à LUCIENNE avec élan.)
Ah ! querida ! perdoname mis estupideces.

LUCIENNE
Te perdono, pero no vuelvas a hacerlo.

HOMENIDES (gagnant avec elle le canapé.)
Ah ! querida mia ! Ah ! yo te quiero !
(Ils s'asseyent, la main dans la main.)

RAYMONDE (à TOURNEL, en les montrant. )
Comme on s'entend vite en espagnol!
(A ce moment la porte du fond droit s'ouvre, livrant passage à FINACHE, CAMILLE et CHANDEBISE Cette entrée doit être très rapide.)

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024