ACTE II - SCENE PREMIERE


FERRAILLON (débouchant du couloir de gauche. )
Eugénie !… Eugénie !… (Arrivant à la porte de la chambre de droite.)
Eugénie !

EUGENIE (sans s'émouvoir, tout en plumeautant. )
Monsieur ?

FERRAILLON (du pas de la porte. )
Qu'est-ce que vous faites ?

EUGENIE
J'finis la chambre, Monsieur !

FERRAILLON (entrant dans la pièce. )
Alors, vous appelez ça une chambre faite, vous ?

EUGENIE
Mais, monsieur…

FERRAILLON
Vous appelez ça une chambre faite ! Et ce lit, hein ! c'est un lit fait ? On dirait, ma parole, qu'il y a déjà des gens qui ont couché dedans.

EUGENIE (entre chair et cuir. )
Dame, plutôt !

FERRAILLON
Oh ! quoi ! quoi ! de l'esprit, maintenant ! Pas de ça, Lisette ! Non, mais dites tout de suite que vous prenez ma maison pour un hôtel borgne.

EUGENIE (ironique. )
Oh !

FERRAILLON
Non, mademoiselle ! vous saurez que c'est une maison de luxe ! un hôtel… comme il faut !… où il ne vient que des gens mariés.
(Il redescend un peu à gauche.)

EUGENIE
Oui, mais pas ensemble.

FERRAILLON (revenant vivement sur elle. )
Est-ce que ça vous regarde ? Ils ne le sont que davantage, puisqu'ils le sont chacun de leur côté. Mademoiselle se permet de juger ma clientèle, maintenant ! Allons, refaites-moi ce lit-là et un peu vite.
(Il rejette les couvertures puis gagne le hall.)

EUGENIE (à part. )
Ah ! non, ce qu'il me court !

OLYMPE (qui a paru au fond, arrivant d'en bas et portant une pile de draps. C'est le type de l'ancienne très jolie femme, envahie par la graisse, mais qui n'a pas abdiqué. 57 ans, mais ne les paraissant pas, trop serrée dans son corset, très peinte et très bijoutée. )
A qui en as-tu donc, Ferraillon ?
(Elle va poser ses draps sur la console de gauche.)

FERRAILLON
C'est cette fille qui n'en fiche pas une secousse ! Ah ! là ! là ! je regrette de ne pas l'avoir eue un peu sous moi au régiment ! qu'il aurait fallu qu'elle marche !

OLYMPE (sévèrement. )
Oh ! Ferraillon !

FERRAILLON
Hein ?… Oh ! qu'elle marche… qu'elle marche droit Ah ! bien, si tu crois que je pense à la gaudriole ! Merci ! j'en vois trop, ça me dégoûte.

OLYMPE
Ah ! j'espère !…

FERRAILLON (apercevant BAPTISTIN qui arrive d'en bas et paraît avec un air de chien battu.)
Allant à lui, le prenant au collet et le faisant passer au 2.
Ah ! te voilà, toi ! D'où arrives-tu encore ? De chez le mastroquet, bien sûr !

BAPTISTIN
Moi ?

FERRAILLON
Il est cinq heures ! pourquoi n'es-tu pas dans ton lit… comme tu le devrais ?
Enfin, veux-tu travailler, oui ou non ?

BAPTISTIN (timide. )
Oui.

FERRAILLON
Eh ! bien, alors, va te coucher. (BAPTISTIN remonte et s'arrête à la voix de FERRAILLON)
C'est vrai, ça ! Voilà un être qui n'est bon à rien, qui a la chance d'avoir des rhumatismes… indiscutables, pour lesquels je lui fais des rentes !… Pourquoi ? je me le demande !… parce que j'ai trop de cœur et que je n'ai pas voulu laisser un oncle à moi dans la mistoufle; et monsieur n'a qu'une idée, se soustraire à ses devoirs pour courir chez les bistrots !

BAPTISTIN
Ecoute…

FERRAILLON
Rien du tout ! (Passant au 2.)
Ah ! les bistrots, voilà des boîtes qu'on devrait fermer au nom de la moralité publique. (A BAPTISTIN.)
Et si on avait eu besoin du vieux monsieur malade en ton absence, hein !… qui est-ce qui l'aurait fait à ta place, le vieux monsieur malade ? pas moi, bien sûr ! Ça aurait été du propre en cas de flagrant délit !

BAPTISTIN
Mais je savais que…

FERRAILLON
C'est bon ! la ferme ! allez ! dans ta chambre et ouste ! là, au pieu!… qu'est-ce que c'est que ça donc ? (BAPTISTIN, soumis, rentre la tête basse dans la pièce de droite du fond.)
La voilà bien, la famille !… Tout lui est dû et ça ne doit rien à personne.

RUGBY (surgissant hors de la chambre de gauche et bien dans le dos de FERRAILLON. —)
Nobody called ?

FERRAILLON (sursautant et pivotant sur lui-même.)
Comment ?

RUGBY (soupe au lait.)
Nobody called, I said !
(FERRAILLON et OLYMPE se regardent, ahuris.)

RUGBY (voyant qu'on ne l'a pas compris, plus doucement à OLYMPE. )
If you please, anybody called for me ?

OLYMPE
Non, nobodé, nobodé, Monsieur !

RUGBY (bougon. )
Huah !… thanks !
(Il rentre chez lui furieux. FERRAILLON et OLYMPE se regardent un instant, abrutis.)

FERRAILLON (après un temps. )
Qu'est-ce qu'il a dit ?

OLYMPE
Je crois qu'il a demandé si personne n'était venu.

FERRAILLON
C'est extraordinaire, cette manie qu'il a de vous parler en anglais. Est-ce que je ne lui parle pas en français, moi ?

OLYMPE
Il ne sait pas notre langue.

FERRAILLON
Ce n'est pas une raison pour que je comprenne la sienne. (L'imitant.)
"
Nobodécoll". Ah ! il peut se vanter d'avoir le sourire, celui-là.

OLYMPE
Le pauvre homme ! C'est la troisième fois qu'il vient et chaque fois la dame qu'il attendait lui a posé un lapin.

FERRAILLON
On en poserait à moins ! S'il est ainsi avec les femmes : "Nobodécoll !" Je comprends que ça les fasse filer !

OLYMPE (approuvant. )
Ça ! (Se disposant à reprendre sa pile de draps.)
Allons, je vais monter mes draps à la lingerie.

FERRAILLON
Mais ne te donne donc pas la peine ! (Appelant)
Eugénie !

EUGENIE (qui, pendant les scènes qui précèdent et après avoir refait le lit, a disparu dans le cabinet de toilette et vient de rentrer dans la chambre quelques répliques au-dessus. )
Monsieur ?

FERRAILLON
Vous avez fini la chambre ?

EUGENIE (son plumeau sous le bras et un broc à la main. )
Tout de même, Monsieur.

FERRAILLON (au-dessus de la porte. )
Oui. Oh ! je sais bien ! Une chambre, c'est toujours fini quand on veut.

EUGENIE (se dirigeant vers le couloir de gauche. )
Comme c'est toujours pour la redéfaire une fois qu'elle est faite !…

FERRAILLON
Bon. Je vous dispense de vos réflexions profondes et saugrenues. Voilà une pile de draps, vous allez la porter à la lingerie.

EUGENIE
Moi ?

FERRAILLON
Naturellement ! pas moi.

EUGENIE (déposant son broc et son plumeau dans le couloir avec un soupir de résignation. —)
Bien. (A part)
Quel métier de bourrique !
(Elle remonte comme pour gagner l'escalier. A la voix d'OLYMPE, elle s'arrête.)

OLYMPE
Ah !… pendant que j'y pense ! (Indiquant la pièce droite, premier plan.)
Vous ne disposerez pas de cette chambre, elle est retenue.

FERRAILLON (allumant une cigarette. )
Ah ! par qui ?

OLYMPE
Par M. Chandebise. (A EUGENIE)
Vous vous rappellerez ?

EUGENIE
Oui, Madame, le monsieur qui parle comme ça.
(Elle prononce : "Parle comme ça" à la façon de CAMILLE.)

OLYMPE
Précisément.

FERRAILLON (qui s'est assis sur la banquette qui est contre le col de cygne. )
Ah ! il vient aujourd'hui ?

OLYMPE
Oui ! Tiens, voici la dépêche qu'il envoie. (Voyant EUGENIE qui se rapproche et écoute.)
Ça va bien, Eugénie !

EUGENIE (se méprenant. )
Moi, Madame ? Très bien, merci.

OLYMPE
Non, je vous dis : ça va bien, je n'ai plus besoin de vous.

EUGENIE
Ah ! oui ! Madame. (A part en s'en allant.)
Ça m'étonnait aussi !
(Elle remonte dans la direction de l'escalier du fond.)

OLYMPE
Non, prenez donc par l'escalier du couloir. Ça revient au même et vous ne risquez pas de croiser les clients avec votre pile de draps.

EUGENIE
Oui, Madame.
(Elle sort par le couloir de gauche.)

OLYMPE (à FERRAILLON. )
Voilà ce qu'elle dit, la dépêche : "Réserver pour tantôt 5 heures même chambre que dernière fois. Chandebise." Or celle qu'il avait la dernière fois, c'est celle-ci.
(Elle indique la chambre de droite.)

FERRAILLON (se levant. )
Ah ! parfait !… Alors, on va y jeter le coup d'œil du maître. (Il entre dans la chambre, suivi de sa femme)
Ah ! bien, c'est mieux.

OLYMPE
Et le cabinet de toilette; y a-t-il tout ce qu'il faut ? Très important, le cabinet de toilette !
(Elle entre dans le cabinet de toilette.)

FERRAILLON
Maintenant, pressons un peu sur ce bouton pour voir si mon imbécile d'oncle est à son poste.
(Il presse sur le bouton qui est à gauche du lit ; la cloison tourne sur son pivot, emmenant le lit qui est en scène et auquel fait place le lit de la chambre contiguë et dans lequel est BAPTISTIN.)

BAPTISTIN (couché sur le dos, entonnant un refrain coutumier, )
Oh ! mes rhumatismes ! mes pauvres rhumatismes !
(Il est en chemise de nuit, une marmotte sur la tête.)

FERRAILLON (l'arrêtant. )
Oui ! bon, ne te fatigue pas ! Ce n'est que moi.

BAPTISTIN (se mettant sur son séant. )
Ah ! c'est toi ? Eh bien, tu vois, toi qui m'attrapes toujours; j'y suis, à mon bureau.

FERRAILLON
Eh ! bien, mon vieux ? Je te paie pour ça ! Allez, au tiroir. (Il réappuie sur le bouton, nouveau tour sur pivot de la cloison ramenant le premier lit.)
Tout va bien. (OLYMPE sort du cabinet de toilette et emboîte le pas à son mari qui gagne le haut. FERRAILLON, tout en marchant.)
Où est Poche ?

OLYMPE (suivant son mari. )
A la cave, qui range le bois.

FERRAILLON (extrême gauche. )
A la cave ?… Tu es folle ! Enfin, voyons, je t'ai dit qu'il n'avait qu'un défaut, celui de se saouler et tu l'envoies à la cave.

OLYMPE
Mais le vin est cadenassé dans les casiers ; il n'y a pas de danger.

FERRAILLON
Ah ! c'est que je le connais, le bougre ! Il a beau m'avoir juré qu'il était corrigé de son vice, je sais ce qu'en vaut l'aune. Je l'ai connu, moi, au régiment ; il a été trois ans mon brosseur.! Je les ai connus ses repentirs ils allaient du lundi au samedi !… et le dimanche, vlan ! la cuite hebdomadaire.

OLYMPE (avec philosophie. )
Eh ! bien, il était dans le mouvement.

FERRAILLON
Oui, c'était un précurseur. En attendant, moi, je ne le collais pas au bloc !… mais je lui flanquais une de ces tripotées, ah !… qu'il en était corrigé jusqu'au samedi. Il n'y a que le dimanche que c'était à recommencer. Ce qui n'empêche que c'était une perle au service !
Honnête, travailleur… et dévoué ! Ah ! je pouvais le bousculer, celui-là, le malmener !… C'était une joie ! c'est-à-dire que quand je lui flanquais mon pied quelque part, ah ! le roi n'était pas son cousin !

OLYMPE (chatte, la tête contre l'épaule de FERRAILLON et les yeux au ciel. —)
.
Tu bats si bien !

FERRAILLON (modeste. )
Oui, oh !… je battais ! Maintenant… on se fatigue, tu sais… C'est
(égal, voilà un serviteur comme je les aime !… Ce n'est pas comme les domestiques d'aujourd'hui,)
(à qui on ne peut parler qu'avec la bouche en cul de poule… Aussi, quand il y a quinze jours, je l'ai retrouvé sans place, je n'ai pas hésité à le prendre à notre service.)

OLYMPE (gagnant la droite du hall. )
Tu as joliment bien fait !
(A ce moment, dans l'escalier, venant des dessous, paraît POCHE, un crochet de bois sur le dos. Il est en tenue de travail : pantalon et gilet de livrée, tablier à bavette et chaussons de feutre, cheveux mal peignés comme un homme qui vient de faire son ouvrage. A le regarder, c'est le sosie absolu de CHANDEBISE, seulement en vulgaire, en lourdaud; c'est le même homme, mais d'une couche sociale inférieure. Il tient à la main une dépêche.)

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024