ACTE I - SCENE PREMIERE



Au lever du rideau, CAMILLE est debout, appuyé contre le coin gauche du chiffonnier, le dos tourné à la baie; il consulte un dossier qu'il a retiré d'un des tirais ouverts devant lui. Un léger temps. La porte fond gauche s'entrouvre lentement et l'on voit se glisser la tête d'ANTOINETTE.
Elle jette un coup d'œil inquisiteur dans la pièce, aperçoit CAMILLE à son occupation, gagne jusqu'à lui sur la pointe des pieds, lui saisit par-derrière la tête à deux mains et lui donne un brusque baiser.

CAMILLE (surpris et reprenant tant bien que mal son équilibre, sur un ton bougon. )
Allons, voyons ! (On doit entendre : "A-on ! O-on !".)

ANTOINETTE
Mais n'aie donc pas peur, quoi ! Les patrons sont sortis.

CAMILLE
Oui, oh !

ANTOINETTE
Allez ! vite, un bec ! (CAMILLE a un geste d'épaules d'enfant maussade)
Allons ! Allons !
(CAMILLE la regarde un instant, comme un homme qui ne sait s'il doit rire ou se fâcher, puis brusquement émoustillé, il lui donne un gros baiser goulu. A ce moment la porte du fond s'ouvre, livrant passage à ETIENNE et à FINACHE.)

ETIENNE (encore dans le vestibule. )
Entrez toujours, monsieur le docteur.

ANTOINETTE et CAMILLE (ensemble. )
Oh !
(Ils se séparent brusquement. CAMILLE a détalé comme un lapin et s'éclipse par la porte de droite. ANTOINETTE a gagné vivement à gauche et reste toute bête sur place.)
(ETIENNE 2 à ANTOINETTE 1, tandis que FINACHE 3 est descendu un peu à droite. )

ETIENNE
Eh ! bien, qu'est-ce que tu fais là, toi ?

ANTOINETTE (interloquée. )
Hein ! Moi ?… c'est, c'est pour les ordres… les ordres pour le dîner.

ETIENNE
Quoi ! les ordres. Tu ne sais pas que Monsieur et Madame sont sortis ? Allez ! à tes fourneaux ! la place d'une cuisinière n'est pas dans l'appartement.

ANTOINETTE
Mais…

ETIENNE
Allez, houste !
(ANTOINETTE sort de gauche en grommelant.)

FINACHE (assis sur la chaise à gauche de la table. )
Oh ! mais, quel mari autoritaire vous faites !

ETIENNE
Il faut ça avec les femmes ! Si vous ne les menez pas, c'est elles qui vous mènent.
Je ne mange pas de ce pain-là.

FINACHE
Bravo !

ETIENNE
Voyez-vous, monsieur le docteur, cette petite femme-là, c'est un caniche pour la fidélité, mais c'est un tigre pour la jalousie. Elle est tout le temps à fouiner dans l'appartement, bien sûr pour m'épier. Elle a dû se monter le job… à cause de la femme de chambre.

FINACHE (avec une pointe d'ironie qui échappe à ETIENNE. )
Ah ? elle s'est monté le job.

ETIENNE
Je vous demande un peu ! Moi, une camériste.

FINACHE
Comment donc ! (Se levant.)
Oui, mais ce n'est pas tout ça, puisque Monsieur n'est pas là…

ETIENNE (avec bonhomie, les deux mains dans la bavette de son tablier. )
Oh ! mais ça ne fait rien ! j'ai le temps. Je tiendrai compagnie à Monsieur.

FINACHE (un peu interloqué. )
Hein ? Ah ! certainement. C'est très aimable… et très tentant, mais je craindrais d'abuser.

ETIENNE (id. )
Du tout, du tout ! Je n'ai rien de pressé.

FINACHE (s'inclinant ironiquement. )
Oh ! alors ! Et vous ne savez pas à quelle heure il va rentrer, monsieur ?

ETIENNE
Oh ! pas avant un bon quart d'heure.

FINACHE
Ah ! diable ! (Prenant sur la table son chapeau et s'en couvrant. Tout en remontant.)
Eh ! bien, écoutez… dans ce cas-là, et quelque agrément que j'aurais à rester avec vous…

ETIENNE
Oh ! monsieur me flatte !

FINACHE
Du tout, du tout; mais on n'est pas dans la vie uniquement pour s'amuser. J'ai un malade à voir près d'ici, eh ! bien, ma foi, je vais l'expédier.

ETIENNE (se méprenant, scandalisé. )
Oh !

FINACHE
Hein ? (Comprenant sa pensée.)
Oh ! pas comme vous l'entendez. Non, non, merci ! J'ai des malades, j'y tiens ! c'est mon fonds de commerce. Non, j'expédie ma visite et je reviens dans un quart d'heure.

ETIENNE (s'inclinant. )
J'aurais mauvaise grâce à insister.

FINACHE (affectant l'air contrit. )
Vous me désobligeriez. (FINACHE fait mine de sortir. ETIENNE passe au 2, au-dessus de la table. FINACHE, redescendant.)
Ah ! maintenant, si votre patron rentre avant mon retour (Tirant un dossier de sa poche.)
vous lui remettrez ça. Vous lui direz que j'ai examiné le client qu'il m'a envoyé, qu'il est en parfait état et qu'il peut l'assurer en toute confiance.

ETIENNE (indifférent et distrait. )
Ah !

FINACHE (affirmatif. )
Oui, ça vous est égal.

ETIENNE (avec un geste d'insouciance. )
Oh !

FINACHE
Evidemment ! A moi aussi ! Seulement, qu'est-ce que vous voulez, ça intéresse Monsieur le directeur, pour Paris et la province, de la "Boston Life Company".

ETIENNE (familier. )
Oui ! le patron, quoi ! (FINACHE s'incline en manière d'acquiescement)
Oh … ! entre nous !…

FINACHE
Soit ! "le patron", puisque vous le permettez. Vous lui direz que son hidalgo est de première classe… comment donc déjà ?… Don Carlos Homénidès de Histangua.

ETIENNE
Ah ! chose ! Histangua ! Oui, oui, je connais. Justement sa femme est là… qui attend madame dans le salon.

FINACHE
Ah ?… comme le monde est petit ! J'ai examiné son mari ce matin et sa femme est dans la pièce à côté.

ETIENNE
Ils ont même dîné ici tous les deux avant-hier.

FINACHE
Ainsi, voyez !…

ETIENNE (s'asseyant comme chez lui, sur la chaise à droite de lu table, tandis que FINACHE est debout de l'autre côté. )
Mais dites-moi donc, docteur, puisque je vous tiens…

FINACHE
Ce qui me plaît chez vous, c'est que vous n'êtes pas fier.

ETIENNE (bien naturellement et avec bonhomie. )
Pourquoi le serais-je ? Non, je voulais vous demander, parce qu'on en causait ce matin avec ma dame.

FINACHE (précisant. )
Madame Chandebise.

ETIENNE
Non, pas la patronne, ma dame à moi.

FINACHE
Ah ! votre femme !

ETIENNE
Oui, enfin, madame ! "Votre femme" ça n'est pas respectueux.

FINACHE (s'inclinant, ironiquement. )
Je vous demande pardon…

ETIENNE (suivant son idée. )
Quand on a comme ça…, mais asseyez-vous donc.

FINACHE (obéissant, ironiquement. )
Pardon.
(Il s'assied.)

ETIENNE (bien face à FINACHE et le corps rejeté en arrière dans son fauteuil en équilibre sur les pieds de derrière. )
Quand on a comme ça, de chaque côté du ventre, comme un point continuel ? (Pour bien préciser les points, des deux mains retournées, il se donne des petits coups de chaque côté de l'abdomen.)

FINACHE (assis en face d'ETIENNE. )
Ah ! bien, ça vient souvent des ovaires.

ETIENNE
Oui ? Eh bien ! j'ai ça, moi !

FINACHE (ayant peine à garder son sérieux. )
Ah ? Eh ! bien, mon ami, faut vous les faire enlever.

ETIENNE (se levant et remontant. )
Hein ? Ah ! non, alors ! Je les ai, je les garde.

FINACHE (qui s'est levé également. )
Oh ! mais remarquez, mon garçon, que je ne vous les demande pas.

ETIENNE (passant au 1 par le fond. )
Oh ! vous pourriez !

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