ACTE I - SCENE VIII


CHANDEBISE (entrant du fond droit. )
Camille !

FINACHE (allant à lui. )
Il est à vous tout de suite; il a eu affaire par là. (Lui tendant la main.)
Ça va bien ?

CHANDEBISE
Ah ! bonjour, Finache. Ah, bien ! tenez, vous, je suis content de vous voir, j'avais justement à vous parler,

FINACHE
Ah !… Je suis déjà venu tout à l'heure. Etienne vous a dit ?

CHANDEBISE
Oui, oui… pour le certificat de Histangua… Il paraît même qu'il est de première !

FINACHE
De première !…, Le voici, du reste.
(Il tire de sa poche un dossier qu'il lui remet.)

CHANDEBISE (prenant le dossier. )
Merci.

FINACHE (s'asseyant à gauche de la table. )
Et qu'est-ce que vous avez à me dire ?

CHANDEBISE (s'asseyant en face de lui, à droite de la table. )
Eh ! bien, voilà ! Je voulais vous consulter pour moi sur une question assez délicate. Figurez-vous qu'il m'arrive une chose un peu extraordinaire.

FINACHE
Et quoi donc ?

CHANDEBISE
Voyons ! Comment vous expliquerai-je cela? Vous savez que j'ai une femme délicieuse.

FINACHE
Ça, nous sommes d'accord.

CHANDEBISE
Bon ! Vous savez, d'autre part, que personne n'est moins coureur que votre serviteur ?

FINACHE
Ah ?

CHANDEBISE (l'air un peu vexé. )
Quoi, ah ! Vous dites : Ah ?… Si !

FINACHE
Mais je ne sais pas, mon ami.

CHANDEBISE
Eh ! bien, je vous le dis. Je ne vous étonnerai donc pas en vous confiant que ma femme résumait tout pour moi : l'épouse et l'amante… Ce qui revient à dire que j'ai toujours été pour elle, je puis m'en vanter entre nous, un mari à la hauteur.

FINACHE
Ah ?

CHANDEBISE
Quoi, ah ! Vous dites : ah !… Si !

FINACHE
Mais je ne sais pas, mon ami.

CHANDEBISE
Eh ! bien, je vous le dis ! A la hauteur et même plus.

FINACHE
Eh ! bien, mais c'est très bien, ça !.,. Seulement, je ne vois pas où ce préambule…

CHANDEBISE (se levant, puis s'asseyant sur le coin de la table, côté droit au fond. )
Eh ! bien, voilà justement !… Avez-vous vu jouer aux Nouveautés : "Vous n'avez rien à déclarer?"

FINACHE
Hein ?

CHANDEBISE
Je vous demande si vous avez vu jouer "Vous n'avez rien à déclarer?"

FINACHE
Mon Dieu !…

CHANDEBISE
Quoi ! Vous l'avez vu ou vous ne l'avez pas vu.

FINACHE (égrillard. )
Je vais vous dire : entre les deux !… Je n'étais pas seul dans ma baignoire, alors…

CHANDEBISE (riant. )
Ah ! bon, oui ! Il y a des lacunes.

FINACHE (riant. )
Voilà.

CHANDEBISE
N'importe ! Vous en avez toujours vu assez pour être au courant du sujet : un bon petit jeune homme fait son voyage de noces avec madame. Il est en train de lui inculquer les premiers principes de la grammaire matrimoniale, quand, au meilleur de la leçon, surgit un douanier dont l'intempestif : "Vous n'avez rien à déclarer?" vient brutalement couper à monsieur le fil de ses idées.

FINACHE
Ah ! oui, en effet, je me rappelle… vaguement.

CHANDEBISE
Vaguement ?… Eh ! bien, mon vieux ! On voit bien que le douanier n'a pas passé par votre baignoire.
(Il se lève et gagne le n° 1 au milieu de la scène.)

FINACHE (riant et avec malice. )
Il n'y a pas passé.

CHANDEBISE (allant, tout en parlant, prendre la chaise à gauche de la scène et, après l'avoir retournée, se mettant à cheval dessus. )
Bref ! pour le pauvre petit jeune homme, dès lors, cela devient comme une obsession ! Chaque fois qu'il lui prend velléité de réaborder avec madame la question laissée une première fois dans le vague… il voit le douanier, il entend le : "Vous n'avez rien à déclarer?", et couic ! plus personne.

FINACHE
C'est embêtant !

CHANDEBISE (avec conviction. )
Ah ! oui ! (Se levant.)
Eh ! bien, mon cher, c'est exactement ce qui m'arrive avec ma femme.

FINACHE
Hein !

CHANDEBISE
Parfaitement ! Un beau jour… ou plutôt une sale nuit… (Il va remettre sa chaise à la place primitive)
il y a de ça un mois, j'étais très amoureux, à mon habitude; je m'en
(étais exprimé à madame Chandebise qui en avait accueilli aussitôt l'expression. Quand, tout à coup, je ne sais ce qui a pu se passer…)

FINACHE (malicieusement. )
Le douanier est entré ?

CHANDEBISE (par distraction. )
Oui ! (Vivement.)
Hein ? Euh ! Non !… Oh! mais c'est tout comme : un malaise, un trouble, je ne sais pas, je me suis senti devenir… (Voix d'ange et tout en se rapetissant sur les jambes à mesure.)
… Enfant, enfant, tout petit enfant !

FINACHE
Diable ! C'est raide !

CHANDEBISE (tourne les yeux de son côté, puis avec une moue significative.)
Si on peut dire.(Changeant de ton.)
Mon Dieu, tout d'abord, je ne m'en émus pas autrement, fort de tout un passé glorieux, n'est-ce pas ? Je me dis : après tout, revers aujourd'hui, revanche demain !

FINACHE
C'est la guerre !

CHANDEBISE
Oui, mais voilà-t-il pas que le lendemain, j'ai la malencontreuse idée de me dire: "Attention, mon vieux ! Si tu allais faire comme hier !…" Faut-il être bête pour se fourrer des choses pareilles en tête, juste à un moment où on a besoin de toute sa confiance en soi !…
Naturellement, ça ne manque pas ! l'anxiété me prend et vlan ! comme la veille, la tape !

FINACHE
Mon pauvre Chandebise !

CHANDEBISE
Ah ! oui, mon pauvre Chandebise ! car désormais, c'est fini ! Ça devient l'idée fixe ! Je ne me pose même plus la question ! Je n'ose même plus me dire : "Ce soir, est-ce que je…?" Non, je me dis : "Ce soir, je ne…!" Et vlan ! ça ne rate pas.

FINACHE (blagueur. )
Oui, tandis que vous…

CHANDEBISE
Comment ? Allons, Finache, voyons ! ce n'est pas le moment de plaisanter.

FINACHE (se levant)
Ah ! bien, quoi ? Vous n'attendez pas que je prenne votre cas au tragique ! Mais il est de tous les jours, votre cas ? Vous êtes simplement victime d'un phénomène d'autosuggestion. Eh ! bien, c'est à vous d'en avoir raison. Un peu de force de caractère, que diable ! Vouloir, c'est pouvoir !

CHANDEBISE
Euh ! Euh !

FINACHE
Au lieu de vous dire : "Est-ce que je ?…", ce qui vous fiche à bas, il faut vous dire (Bien affirmatif.)
"Je !", et voilà ! Jamais douter de soi dans la vie. Ah ! Et puis… et puis surtout, ne pas y mettre d'amour propre. Mais oui, mais oui, tout ça, c'est de l'amour propre ! Eh ! bien, l'amour propre et l'amour, ça ne va pas ensemble… Si même il y en a un qu'on appelle propre, c'est pour le distinguer de l'autre… qui ne l'est pas ! Tout ce que vous venez de me raconter, c'est à votre femme que vous auriez dû le dire, pas à moi… et cela bien nettement, bien tranquillement, au lieu d'essayer de faire le malin avec elle. Il serait arrivé qu'elle aurait ri, vous en auriez ri ensemble, chacun y aurait mis du sien et l'émotion, l'inquiétude désormais au rancart, ça aurait marché comme sur des roulettes.

CHANDEBISE (pensif. )
Vous avez peut-être raison !

FINACHE
En dehors de ça, du sport, de l'exercice. Il faudra que je vous ausculte tout à l'heure !… Vous travaillez trop !… trop de bureau ! (Lui appliquant son genou dans les reins et le faisant ployer en appuyant les deux mains sur ses épaules.)
Regardez, vous avez une tendance à vous voûter. (Passant au 1.)
C'est pour ça que je vous ai ordonné des bretelles américaines ; je suis sûr que vous ne les avez pas mises.

CHANDEBISE (relevant son gilet pour montrer ses bretelles. )
Ah ! si ! si ! Et pour être forcé de les conserver, j'ai même donné toutes mes bretelles ordinaires. C'est mon cousin Camille qui en a hérité. Mais vraiment, celles-là, c'est bien laid !

FINACHE
Bah ! vous êtes seul à les voir.

CHANDEBISE
Mais non ! Tout à l'heure, ma femme a failli mettre le nez dessus.

FINACHE
La belle affaire !

CHANDEBISE (gagnant la droite. )
Merci ! Il ne manque plus que d'ajouter ce ridicule à l'autre.

FINACHE (le suivant. )
Ah ! Tenez, vous mettez de la vanité où il ne devrait pas y en avoir !(Changeant de ton.)
Allez ! enlevez votre veston, que je vous ausculte.
(Au moment où CHANDEBISE s'apprête à retirer son veston, la porte du fond s'ouvre et paraît LUCIENNE introduite par ETIENNE.)

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