ACTE I - SCENE VII


CAMILLE (dans l'embrasure de la porte du fond droit, sur un ton jovial. )
Monsieur Tournel !
Mon cousin vous demande.

TOURNEL (avec humeur. )
Quoi ?

CAMILLE (s'efforçant de mieux articuler, sans y parvenir. )
Mon cousin vous demande.

TOURNEL (id. )
Je ne comprends, pas ce que vous dites. Quand vous vous déciderez à parler clairement !…

CAMILLE
Attendez !
(Il tire de la poche de son veston un bloc de fiches, de sa poche à mouchoir un crayon et, tout en écrivant, scande chaque syllabe.)

CAMILLE
Mon cou- sin- vous de- mande.
(Ayant terminé, il détache la fiche et la passe à TOURNEL.)

TOURNEL (lisant. )
"Mon cousin vous demande." Ah ! Eh ! bien, quoi ! on le dit.
(Tout en maugréant, il ramasse ses papiers et, remontant avec, mais en laissant la serviette, sort fond droit.)

CAMILLE (une fois TOURNEL sorti. )
Pignouf ! (Descendant tout en parlant jusqu'à l'avant- scène.)
Non mais, en voilà encore un phénomène ! Je me dérange pour venir le chercher et il m'engueule !
(A ce moment, la porte du fond s'ouvre, ETIENNE introduit FINACHE et le dialogue suivant s'é- change.)

ETIENNE
Oui, Monsieur, il est là.

FINACHE
Ah ! bon !

ETIENNE (sortant. )
Je vais le prévenir.
(Tandis que CAMILLE, qui ne les a pas entendus entrer, continue ses doléances.)

CAMILLE
Enfin, c'est trop fort ! Je lui dis très obligeamment : "Tournel, mon cousin vous demande". Il me le fait répéter, je le lui ai écrit et il a le toupet de me répondre : "Eh ! bien, vous ne pouviez pas le dire?" Ah ! bien, plus souvent que je me dérangerai encore pour un porc-épic pareil !

FINACHE (qui le contemple depuis un instant. )
Eh ! bien, quoi donc, l'ami Camille, on récite des monologues maintenant ?

CAMILLE (sursautant. )
Hein ? Ah ! c'est vous, docteur. Non, j'étais en train de bougonner après quelqu'un qui m'attrapait parce que…

FINACHE (qui ne comprend pas. )
Oui, bon, ne vous donnez pas la peine… (Changeant de ton.)
Et à part ça, jeune sacripant, quoi de neuf ?… On fait la noce ?

CAMILLE (se rapprochant vivement de FINACHE et sur un ton de voix plus bas. )
Oh ! oh ! chut ! Taisez-vous !

FINACHE
Ah ! oui, c'est vrai ! Ici, vous passez pour l'austère Camille. Vous tenez à votre réputation.

CAMILLE (sur les charbons. )
Je vous en prie !…

FINACHE
Malheureusement, pour son médecin, il y a toujours une heure dans la vie… où on est obligé de dépouiller le petit saint !… Aussi, pour moi qui sais, ça m'amuse bien quand je les vois tous s'imaginer que vous…

CAMILLE (riant jaune. )
Oui, oui…

FINACHE
Dites-moi, vous avez profité de mon conseil ?

CAMILLE
Quel ?

FINACHE
Pour l'hôtel du Minet Galant ?

CAMILLE (dans les transes. )
Oh ! taisez-vous !

FINACHE
Mais quoi ! nous sommes entre nous !… Vous y avez été?

CAMILLE (hésite une seconde, jette un coup d'œil à droite et à gauche, puis à voix basse. —)
Oui.

FINACHE
Qu'est-ce que vous en dites ?

CAMILLE (avec des yeux d'extase au ciel. )
Oh !

FINACHE
Hein ! n'est-ce pas ? Quand je vous le disais. Mais moi quand je veux faire la noce, je ne connais que cet hôtel-là. Allons, je vois que vous êtes sur les charbons. Tenez, allez prévenir votre cousin.

CAMILLE (enchanté de cette diversion. )
C'est ça !… c'est ça !…

FINACHE
Ah ! à propos, pendant que j'y pense, que je vous donne votre machin…

CAMILLE (redescendant. )
Quel machin ?

FINACHE (tirant un écrin de sa poche. )
Ce que je vous ai promis… qui vous permettra de parler comme tout le monde.

CAMILLE
Ah ! oui. Vous l'avez ?

FINACHE
Oui !… N'est-ce pas ?… Qu'est-ce qui entrave cette faculté chez vous?… Un vice congénital, la voûte du palais qui n'a pas eu le temps de se former. Alors les sons, au lieu de trouver cette cloison naturelle qui les fait rebondir au dehors, vont se perdre dans le masque.

CAMILLE
C'est ça !

FINACHE
Eh bien ! c'est cette cloison que je vous apporte. Et regarder comme c'est joli, bien présenté !

CAMILLE
Voyons !

FINACHE (ouvrant l'écrin. )
Un palais d'argent, mon cher, comme dans les contes de fées.

CAMILLE (joignant les mains avec admiration. )
Oh !

FINACHE
Et dans un écrin, madame !… Avoir son palais dans un écrin, ce n'est pas à la portée de tout le monde.

CAMILLE
Oh !… Et je pourrai parler !

FINACHE
Quoi ?

CAMILLE
Et je pourrai… Attendez. (Il veut mettre tout de suite le palais dans sa bouche.)

FINACHE (l'arrêtant par le poignet. )
Non, pas comme ça. Faites-le d'abord tremper dans de l'eau avec de l'acide borique. On ne sait pas dans quelles mains ça a passé.

CAMILLE
Vous avez raison ! Non, mais je disais : (Articulant de son mieux.)
Et je pourrai parler ?

FINACHE (qui a saisi. )
Si vous pourrez parler !… Comment donc ! C'est-à-dire que si même vous avez du talent, vous pourrez entrer à la Comédie-Française.

CAMILLE (radieux. )
Ah !!! Je vais tout de suite le mettre dans l'eau.
(Il remonte.)

VOIX DE CHANDEBISE
Camille !

FINACHE
Tenez, on vous appelle.

CAMILLE
Oh ! bien, vous direz que je viens tout à l'heure.
(Il disparaît par le fond.)

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