ACTE II - SCENE XII


FERRAILLON (arrivant d'en haut quatre à quatre et suivi d'EUGENIE.)
Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi tout ce bruit ?

OLYMPE (hors d'haleine.)
Ah ! Ferraillon ! Un fou ! un fou qui veut tout tuer !

FERRAILLON (avec un sursaut. )
Quoi ?

OLYMPE (se trouvant mal dans les bras d'EUGENIE . )
Ah !… Aha !… Ah ! Aha!…

EUGENIE (appelant à l'aide. )
Monsieur ! Monsieur !

FERRAILLON (se précipitant pour la soutenir de l'autre côté. )
Allons bon ! tenez, menez-la par là ! (Il indique dans le couloir, la chambre visible du public, tout en accompagnant les deux femmes.)
Faites-lui respirer des sels !

EUGENIE (tout en emmenant OLYMPE. )
Oui, Monsieur !
(FERRAILLON introduit OLYMPE et EUGENIE dans la pièce indiquée puis ressort en fermant la porte sur lui. Cependant un bruit de chamaillade, peu à peu, s'est élevé dans la chambre de RUGBY. On entend des "Get out of my sight ! Get out of my sigth" de la part de l'Anglais et des "Mais je ne peux pas ! mais je ne peux pas ! Il y a un énergumène !…" venant de CHANDEBISE)

FERRAILLON (descendant au bruit. )
Mais on fait du potin chez l'Anglais ! Qu'est-ce que c'est encore ?
(Brusquement, la porte s'ouvre et surgissent en corps-à-corps, CHANDEBISE et RUGBY, le premier s'agrippant au battant de la porte, l'autre dans le dos du premier, l'enlaçant par la taille et s'efforçant de lui faire lâcher prise.)

RUGBY (luttant contre CHANDEBISE. )
Will you leave my door ! Will you leave my door !

CHANDEBISE (résistant de toutes ses forces. )
Voulez-vous me laisser ! Voulez-vous me laisser !

FERRAILLON (intervenant. )
Ah ! çà ! qu'est-ce qu'il y a donc ?
(A ce moment, par un effort plus violent, RUGBY a eu raison de CHANDEBISE qu'il envoie d'un même mouvement pirouetter à sa gauche. FERRAILLON se trouve juste là pour le recevoir, le happe au passage et, le faisant à nouveau pirouetter, l'envoie s'asseoir sur la banquette à droite du hall.)

CHANDEBISE (tombant assis sur la banquette pendant que RUGBY rentre en grommelant dans sa chambre. )
Ah ! mais dites donc vous !

FERRAILLON (faisant un saut en arrière à la vue de CHANDEBISE.)
Poche!… Encore
Poche !

CHANDEBISE (se levant et venant se camper devant lui.)
Qu'est-ce que vous dites ?

FERRAILLON (de la main gauche le saisissant par le bras gauche et lui donnant à chaque invective un coup de pied au bon endroit. )
Ah ! saligaud !

CHANDEBISE (sautant en l'air à chaque coup de pied. )
Qu'est-ce que c'est ?

FERRAILLON (id. )
Voyou !

CHANDEBISE (id. )
Ah ! mais !

FERRAILLON (id. )
Cochon !

CHANDEBISE (id., puis se dégageant. )
Ah ! mais dites donc, vous !

FERRAILLON (sur un ton de menace. )
Quoi?

CHANDEBISE (qui, sous l'effet des coups de pied, et du fait qu'il était tenu par le bras, a pivoté autour de FERRAILLON, se trouve ainsi revenu à sa place primitive, prenant du champ. )
Je suis M. Chandebise, directeur de la Boston Life Company.

FERRAILLON (tout à l'extrême gauche, et bien large en montrant CHANDEBISE de la main. —)
Voilà !… Il est saoul ! Il est complètement saoul !

CHANDEBISE (marchant sur lui. )
Monsieur, vous recevrez mes témoins.

FERRAILLON (le saisissant comme précédemment par le bras et le faisant pivoter autour de lui)
(à coups de pied. )
Oui ? Eh ! bien, tiens ! pour tes témoins.

CHANDEBISE (sautant en l'air à chaque coup de pied. )
Oh !

FERRAILLON (id. )
Et tiens ! pour Chandebise.

CHANDEBISE (id. )
Oh !

FERRAILLON (id. )
Et tiens !… tiens ! tiens !
(A chaque "tiens !" CHANDEBISE pousse un "oh !")

CHANDEBISE (ramené comme précédemment à sa place primitive. )
Ah ! mais, à la fin, vous !…
(Il va se camper sous le nez de FERRAILLON.)

FERRAILLON (avisant sa jaquette. )
Et puis, qu'est-ce que c'est que ça ? veux-tu bien…
(Il l'attrape par le collet de sa jaquette et se met en devoir de la lui retirer.)

CHANDEBISE (se défendant comme il peut. )
Hein ! mais non !… mais voulez-vous…

FERRAILLON
Allez ! Allez ! quelle est cette plaisanterie ?
(Il lui retire malgré lui sa jaquette.)

CHANDEBISE
Ah ! mais, voyons !

FERRAILLON (lui enlevant son chapeau. )
Veux-tu enlever ça !
(Il va accrocher chapeau et jaquette à la patère libre.)

CHANDEBISE (littéralement terrassé. )
Mon Dieu !… c'est un fou ! FERRAILLON, qui a décroché la casquette et la livrée, revenant à CHANDEBISE.
Allez ! mets ta casquette !
(Il la lui colle sur la tête et la lui enfonce jusqu'aux oreilles d'un coup de poing.)

CHANDEBISE
Non ! non !

FERRAILLON (voulant lui passer le veston de livrée. )
Là ! Et ta veste !

CHANDEBISE (se défendant. )
Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

FERRAILLON (la lui enfilant de force. )
Tu ne veux pas ? c'est à moi que tu dis que tu ne veux pas ! Allez ! et vivement !

CHANDEBISE (effrayé, le cou dans les épaules, se faisant obéissant et soumis. )
Oui !… oui, oui !

FERRAILLON (lui indiquant l'escalier. )
Et maintenant, ouste ! dans ta chambre ! et plus vite que ça !

CHANDEBISE (se précipitant vers l'escalier. )
Oui, oui !… c'est un fou ! il est fou !

FERRAILLON (s'élançant vers l'escalier, comme s'il allait courir après lui. )
Qu'est-ce que tu dis ? Veux-tu que je t'en flanque encore une ?

CHANDEBISE (vivement, tout en montant. )
Non, non !

FERRAILLON (sur la première marche. )
Eh ! bien, alors, fous le camp !

CHANDEBISE (montant, sans le quitter du regard.)
Il est fou ! c'est un fou !

FERRAILLON (escaladant brusquement trois marches en trépignant sur chaque marche. —)
Veux-tu me foutre le camp, nom de Dieu !
(CHANDEBISE effrayé détale au plus vite, au point qu'il en manque de tomber. Il disparaît. Dès qu'il aura disparu aux yeux du public, l'artiste chargé du rôle de CHANDEBISE, tout en descendant l'escalier du praticable, placé derrière le décor, retirera sa veste de livrée et la casquette. Arrivé au bas, il doit trouver une chaise pour s'asseoir et deux habilleurs qui lui présentent le pantalon truqué, chacun tenant un des bouts du ressort grand ouvert. Il passe rapidement ledit pantalon par-dessus le pantalon qu'il a, en même temps on lui enfile ses chaussons par-dessus ses souliers vernis. Un peu plus loin deux autres habilleurs l'attendent avec le gilet truqué grand ouvert dans lequel il n'a qu'à glisser les bras. Aussitôt on lui passe le tablier et le foulard. Un coup de main dans les cheveux pour se décoiffer et il n'a plus qu'à rentrer en scène, sa transformation est faite.)

FERRAILLON (redescendant les marches qu'il vient de gravir, puis, bien large, au public. )
Le voilà, tenez ! le voilà l'effet du vermouth ! Il est encore ivre-mort, parbleu ! Ah ! là, là ! dire que quand on a un bon domestique il faut qu'il soit ivrogne !
(Tout en parlant, il est descendu un peu en scène.)

EUGENIE (sortant en coup de vent de la chambre où est OLYMPE. Chaque fois et tant que la porte de la chambre sera ouverte, on entendra des petits "hi! han!" spasmodiques poussés par OLYMPE à la cantonade.)
Monsieur ! Monsieur !

FERRAILLON (obsédé. )
Qu'est-ce qu'il y a encore ?

EUGENIE
Madame a une attaque de nerfs.

FERRAILLON (passant au 1. )
Ah ! là ! Qu'est-ce qu'elle nous barbe encore, celle-là!… (Se retournant vers EUGENIE.)
Tenez, montez donc vite au 10 et priez le docteur Finache, s'il peut disposer d'un moment, de venir voir ma femme !

EUGENIE
Je cours, Monsieur !
(Elle grimpe en hâte vers les étages supérieurs.)

FERRAILLON
Oh ! là, là ! pas une minute de tranquillité ! quel rasoir ! (Il entre chez sa femme dont on entend, l'espace de temps que la porte est ouverte, les petits cris nerveux.)
Eh ! bien, quoi donc, ma chérie, ça ne va donc pas ?
(La porte se referme.)

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