ACTE III - SCENE IV


ETIENNE (entrant effaré. )
Madame ! Madame !

RAYMONDE
Eh ! bien ! qui est-ce ?

ETIENNE
Ah ! Madame !

RAYMONDE
Quoi ?

ETIENNE
C'est Monsieur !

TOURNEL et LUCIENNE
Ah !

RAYMONDE
Eh ! ben ?

ETIENNE (4)
Eh ! ben ! je ne sais pas ce qu'a Monsieur… Je lui ai ouvert…, il est entré… comme ça : (Il imite la démarche de POCHE.)
et il m'a dit : "Est-ce que c'est ici que demeure
Monsieur Chandebise?"

TOUS
Hein ?

ETIENNE
Oui, Madame !… J'ai cru tout d'abord, moi, qu'il voulait rire… Alors, pour être à la hauteur, j'ai fait : "Héhé ! héhé ! pour sûr que c'est ici que demeure Monsieur Chandebise, héhé !… héhé!" Mais il ne rigolait pas ! Il n'a pas bronché et il m'a dit : "Voulez-vous le prévenir que je viens au sujet de la livrée…"

TOUS
Non !…

ETIENNE
Oui, Mesdames ! Oui, Monsieur !…

RAYMONDE
Ah ! non, non ! Ça ne va pas recommencer, cette comédie-là !… (A ETIENNE avec énergie.)
Où est Monsieur ?

ETIENNE
Dans l'antichambre !… il attend.

TOURNEL et LUCIENNE
Hein !

RAYMONDE (bondissant de surprise. )
Comment, il attend ?

TOURNEL et LUCIENNE
Dans l'antichambre ?

RAYMONDE
Oh ! par exemple !
(Elle remonte suivie des autres personnages, jusqu'à la porte qu'elle pousse et qui s'ouvre à deux battants. TOURNEL et RAYMONDE sont à gauche de la parte, ETIENNE et LUCIENNE à droite. On aperçoit au fond du vestibule, POCHE, le chapeau sur la tête, assis à l'extrême bord de son siège et attendant bien sagement. A la vue des personnages, son visage, de sérieux qu'il était, se fait souriant.)

TOUS (reculant de surprise.)
Oh !…

RAYMONDE
Eh bien ! qu'est-ce que tu fais là ?

POCHE (se soulevant à demi, l'air abruti. )
Si ou plaît ?

RAYMONDE
Est-ce que c'est ta place, voyons, dans l'antichambre, comme un fournisseur ?…

POCHE (soulevant à peine son chapeau. )
Madame ?

TOUS
"Madame !"

RAYMONDE
"Madame !…" Allons, entre !…
(Elle descend légèrement.)

POCHE (s'avançant jusqu'au seuil de la porte. )
C'est que j'attends Monsieur Chandebise.

TOURNEL et LUCIENNE
Quoi ?

RAYMONDE
Qu'est-ce que tu dis ?

ETIENNE
Hein ! Madame !… Madame entend ?

POCHE (lui envoyant en manière de bonne farce un coup de son chapeau dans l'estomac. )
Eh !… mais je vous reconnais vous ! C'est vous qui étiez tantôt au Minet Galant ?

ETIENNE
Oui, Monsieur, oui.

POCHE
C'est vous le cocu !

ETIENNE (vexé. )
Oh ! Oh !… Monsieur !

RAYMONDE
Qu'est-ce qu'il dit ?

POCHE (à la voix de RAYMONDE, se tournant vers elle. )
Eh ! mais… Madame aussi !… C'est la Madame de l'hôtel… avec qui qu'on s'est embrassé… (S'avançant vers elle.)
Bonjour, Madame.

RAYMONDE (effrayée, tirant TOURNEL à elle, pour le mettre entre elle et POCHE. )
Ah ! mon Dieu !… Tournel ! Tournel, qu'est-ce qu'il a ?

TOURNEL
Allons, allons, mon ami.

POCHE (indiquant TOURNEL. )
Ah ! et puis, son gigolo !… Ah ! bien ! celle-là !… Ça va bien ?
(Il veut l'embrasser.)

TOURNEL (l'écartant. )
Allons ! voyons ! Victor-Emmanuel !… Victor-Emmanuel !
(Il descend, ainsi que RAYMONDE, vers la gauche.)

POCHE (descendant milieu de la scène. )
Non ! Poche ! Poche !

LUCIENNE (qui est descendue contre la table de droite. )
Là ! Poche !… Poche !… Voilà !

POCHE (reconnaissant LUCIENNE et, tout en parlant, allant à elle. )
Ah !… Et Madame… avec qui on a détalé à cause du peau-rouge. Oh ! Madame, croyez-vous ? Zut ! Hein ! Quelle venette !

LUCIENNE (un peu effarée. )
Euh ! Oui… oui…
(Se sentant acculée, elle se glisse tout en parlant le long de la table et, ffrutt ! s'esquive pour rejoindre les autres.)

POCHE (se tordant. )
Hi ! hi !… Mais alors tout le monde demeure ensemble ! Hi ! hi ! c'est rigolo !

TOUS (serrés les uns contre les autres le considérant navrés. Très en sourdine.)
Oh!

POCHE (arrêté dans son rire par l'attitude générale. )
Eh ! bien, qu'est-ce que vous avez ?

TOUS (vivement)
Rien !… rien !… rien !…

POCHE (à part. )
Ils sont très gentils, mais ils sont un peu loufoques dans cette famille.
(Il gagne la droite.)

RAYMONDE
Mais qu'est-ce qu'il a ? Mais qu'est-ce qu'il a ?

LUCIENNE (bas, à RAYMONDE. )
Oh ! le malheureux ! Je t'assure, tu devrais le montrer à un médecin.

ETIENNE (qui, pendant tout ce temps, est resté au fond de la scène, descendant et à mi-voix. —)
Madame ne veut pas que je téléphone à M. le docteur ?

RAYMONDE
Oh ! faites ce que vous voudrez !

ETIENNE
Oui, Madame.
(Il remonte.)

POCHE (remontant vers ETIENNE. )
Vous partez ?

ETIENNE
Oui, Monsieur, oui.

POCHE
Ah ! bien. N'oubliez pas de dire à Monsieur Chandebise…

LUCIENNE (à RAYMONDE. )
Tu l'entends !

ETIENNE (à POCHE. )
Oui, Monsieur, oui.
(Il sort en refermant la porte sur lui.)

TOURNEL
Pourquoi fait-il l'idiot comme ça ?

RAYMONDE
Ce n'est pas possible que ça ne soit pas un coup monté.

POCHE (redescendant vers les autres pour leur donner des explications. )
C'est parce que j'avais ma livrée accrochée, n'est-ce pas…

LUCIENNE et TOURNEL (pour ne pas le contrarier.)
Oui, oui !…

RAYMONDE (passant devant TOURNEL pour marcher sur POCHE et avec autorité. )
Allons ! en voilà assez !

POCHE (interloqué, testant la bouche ouverte. )
Ah !

RAYMONDE (sur un ton saccadé et ferme. )
Si tu es malade, dis-le, on te soignera!… Si, au contraire, c'est une attitude que tu prends, je te déclare qu'elle est stupide.

POCHE (id. )
Ah !

RAYMONDE
On t'a expliqué comment les choses se sont passées… On t'a prouvé par A plus B qu'il n'y avait jamais rien eu entre M. Tournel et moi ! Madame Homénidès est là pour te confirmer la vérité.

LUCIENNE
Absolument.

RAYMONDE
Eh ! bien, ça doit suffire !… Maintenant si tu persistes à croire… Eh! bien, fais comme tu voudras… Après tout, M. Tournel est là pour te répondre.
(Tout en parlant, elle a saisi par sa manche TOURNEL qui ne s'y attend pas, en train qu'il est de parler à LUCIENNE et l'envoie brusquement contre POCHE.)

TOURNEL (dans le mouvement. )
Moi ?

POCHE (qui l'a reçu dans l'estomac, l'envoyant rebondir à sa gauche. )
Oh !

RAYMONDE
Absolument ! que tu nous croies ou ne nous croies pas, adopte au moins l'attitude que comporte la situation et cesse de te donner en spectacle en faisant l'idiot.

POCHE
Moi ?

RAYMONDE
C'est vrai, ça ! Tantôt tu te rends à l'évidence, tu nous serres dans tes bras, tu nous embrasses !… Dix minutes après, tu sautes à la gorge de Monsieur Tournel.

POCHE (se retournant vers TOURNEL. )
Je vous ai sauté à la gorge ?

TOURNEL
Oui.

RAYMONDE
Enfin, quoi ! à quoi ça rime ? Nous crois-tu, oui ou non ?

POCHE
Mais, tiens !

RAYMONDE
Eh ! bien, alors, embrasse-nous une bonne fois et que ce soit fini.

POCHE
Moi ? Mais plutôt dix fois qu'une.

TOUS
A la bonne heure !
(POCHE s'est essuyé la bouche du revers de la main et se met en devoir d'embrasser RAYMONDE)

RAYMONDE (au moment où POCHE effleure déjà sa joue, le repoussant. )
Oh !

TOURNEL (qui le reçoit sur le pied, pousse un cri de douleur. )
Oh !

TOUS
Quoi ?

RAYMONDE (sur un ton indigné. )
Mais tu as bu ?

POCHE
Hein ?

RAYMONDE
Tu sens l'alcool.

POCHE
Moi ?

RAYMONDE (le saisissant par le menton et lui tournant brusquement la tête en plein dans le nez de TOURNEL qui s'est approché sans défiance. )
Mais tenez, sentez, mon cher, sentez !

TOURNEL (reculant, à moitié asphyxié. )
Oh !

RAYMONDE
Là !

TOURNEL
Fffue !… un vrai bidon !

RAYMONDE (sur un ton de reproche indigné. )
Tu bois ! Tu bois, maintenant ?

TOUS
Oh !…

POCHE
Quoi ? Quoi… Je bois ! En v'là un mot, pour trois ou quatre malheureux demi-setiers qu'on s'a distribués, histoire de se remettre les sangs !… Vous en auriez fait autant.

RAYMONDE (remontant. )
Voilà ! Il est gris ! Il est complètement gris !

TOUS (scandalisés.)
Oh !

POCHE (allant à la remorque de RAYMONDE. )
Moi ? Ah ! mais dites donc !… Mais pas du tout !… Et vous savez, ma petite dame !…

RAYMONDE (l'écartant du geste. )
Allez ! allez, monsieur, allez cuver votre alcool ailleurs.

POCHE
Quoi ?

TOURNEL
Oh ! Toi ! Toi ! Victor-Emmanuel !

POCHE (dans le nez de TOURNEL. )
Poche d'abord ! Poche !
(Il appuie sur le P de chaque "POCHE" de façon à envoyer une bouffée de son haleine dans le visage de TOURNEL.)

TOURNEL (incommodé par son haleine d'alcoolique, le repoussant des deux mains. )
Eh !
Poche ! Poche, si tu veux !…

LUCIENNE (qui ne veut pas recevoir POCHE que la poussée envoie de son côté, se dérobant par un crochet et gagnant vivement la droite. )
Oh !

POCHE (reprenant son équilibre. )
Eh ! oui, je veux !… Eh ! oui, je veux ! (A part.)
C'est vrai,
(ça ! Maronnant. Si ça continue, j'vas me foute en colère, moi !…)

RAYMONDE
Ah ! c'est honteux !

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