ACTE II - SCENE VI


TOURNEL (arrivant du fond. )
Pardon ! la chambre de monsieur Chandebise ?

FERRAILLON
C'est ici, Monsieur ! Mais… si je ne me trompe, vous n'êtes pas M.
Chandebise ?

TOURNEL
Non, mais ça ne fait rien. Je le représente.

FERRAILLON (acquiesçant de la tête. )
Ah ! D'ailleurs la dépêche dit d'introduire quand on demandera la chambre à son nom, alors !… La dame est là, Monsieur.

TOURNEL
Ah !… et… elle est bien ?

FERRAILLON (le regarde étonné, puis. )
Monsieur désire avoir mon avis ? Il me semble que, du moment qu'elle plaît à Monsieur…

TOURNEL
C'est que… je ne la connais pas.

FERRAILLON
Ah ?

TOURNEL
Alors, avant de m'engager, si ça devait être une vieille toupie. .

FERRAILLON
Non ! Non ! rassurez-vous ! Elle ne doit pas avoir le caractère en sucre, mais elle est jolie.

TOURNEL (avec un geste désinvolte. )
Oh ! ben !… Comme ce n'est pas pour le caractère qu'on y va !

FERRAILLON (avec un rire approbateur. )
Non ! (Passant devant lui)
Alors, Monsieur, voici la chambre.
(Il entre dans la chambre suivi de TOURNEL. Voyant la fenêtre ouverte, il la ferme pendant ce qui suit. TOURNEL, lui, dépose son chapeau sur la petite table qui est contre le col de cygne.)

POCHE (sortant de chez RUGBY et parlant à la cantonade. )
Tout de suite, Monsieur ! (A part.)
Il me demande un nobodécol. J'sais pas ce que c'est ! (Un temps)
Je vas lui servir un vermouth.
(Il remonte jusqu'à l'escalier, prend son crochet et descend dans les dessous.)

FERRAILLON (qui a fermé la fenêtre)
Personne ici ? Je vais voir par là.
(Il frappe à la porte du cabinet de toilette.)

VOIX DE RAYMONDE
Qu'est que c'est ?

FERRAILLON (la joue contre la porte. )
Le monsieur de Madame est là.

VOIX DE RAYMONDE
Voilà.

FERRAILLON (gagnant le 1 en décrivant un demi-cercle respectueux pour passer devant TOURNEL)
Madame est là, Monsieur.

TOURNEL
Ah ! bon, très bien.

FERRAILLON (sur le pas de la porte, au moment de se retirer. )
Grand bien vous fasse, Monsieur.

TOURNEL (fermant la porte sur FERRAILLON qui, par la suite, remonte vers l'escalier et gagne les étages supérieurs. )
Merci. (Jetant un coup d'œil autour de lui.)
Tiens ! c'est gentil, ici ! coquet, bien meublé. (Son regard tombe sur les boutons électriques.)
Ah ! c'est les sonnettes, ça !… Eh ! bien, quand on s'ennuie, au moins on peut faire un carton. (Il fait la mimique de tirer au pistolet dans la direction du bouton de droite du lit.)
Mais c'est pas tout ça ! Voyons,… comment se présenter d'une façon originale ? Ah ! comme ça… ce sera drôle !
(Il va s'asseoir sur le lit et en tire les rideaux de façon à être complètement dissimulé.)

RAYMONDE (faisant irruption hors du cabinet de toilette. Elle a toujours son chapeau sur la tête. )
Ah ! te voil… (Ne voyant personne.)
Eh ! bien,… où est-il ?

TOURNEL (derrière les rideaux. )
Coucou !

RAYMONDE (à part. )
"Coucou". Attends un peu !

TOURNEL (même jeu. )
Coucou !
(RAYMONDE est remontée jusqu'au lit; de sa main droite elle écarte vivement le rideau de droite et, du revers de sa main gauche, applique un violent soufflet sur la joue de TOURNEL.)

RAYMONDE
Tiens !…

TOURNEL (au reçu de la gifle. )
Oh !
(Il saute hors du lit.)

RAYMONDE (bondissant en arrière. )
C'est pas lui !…

TOURNEL
Raymonde! Vous ?… C'est vous !…

RAYMONDE (ahurie.)
Monsieur Tournel !

TOURNEL
Ah ! bien !… si je m'attendais !… (Tout en frottant la joue droite.)
Ah ! l'agréable surprise !

RAYMONDE
Ah çà !… qu'est-ce que vous faites ici ?

TOURNEL (avec panache. )
Qu'importe ce que j'y fais !… (Vite, comme pressé de donner son explication pour passer à autre chose.)
Une… une intrigue d'amour, là !… C'était une femme… une femme qui m'aimait !… Elle m'avait vu au théâtre, alors le… le coup de foudre !… elle m'a
(écrit et, par bonté d'âme, moi…)

RAYMONDE
Mais pas du tout !… mais pas du tout !…

TOURNEL (se méprenant à la protestation de RAYMONDE, avec fougue. )
Mais cette femme, cette femme… je m'en moque ! je ne la connais pas, je ne l'aime pas ! tandis que vous !… Oh ! mon rêve… mon rêve se réalise ! Vous êtes là, devant moi, toute à moi !… Vous voyez bien que le ciel se met de la partie !
(Tout en parlant, il essaie de la prendre entre ses bras.)

RAYMONDE (se dégageant et passant au 1. )
Mais laissez-moi !…

TOURNEL
Non ! Non !

RAYMONDE
Ce n'est pas à vous qu'on a écrit… c'est à mon mari.

TOURNEL
Mais non, mais non !… C'est invraisemblable !… il est laid, lui. Seulement, nous
(étions ensemble, n'est-ce pas ?… alors la personne a confondu et…)

RAYMONDE (s'efforçant de lui couper la parole. )
Mais pas du tout ! mais pas du tout !(Comme un argument sans réplique)
La lettre à mon mari, c'est de moi.

TOURNEL (avec un sursaut d'étonnement. )
De vous ?

RAYMONDE (bien catégorique. )
Absolument !

TOURNEL
Vous écrivez des lettres d'amour à votre mari ?

RAYMONDE
Je voulais voir s'il me trompait… s'il viendrait au rendez-vous.

TOURNEL (poussant un cri de triomphe. )
Ah !… Eh ! bien, vous voyez ! vous qui ne vouliez plus être à moi, parce que vous pensiez que votre mari vous était infidèle ! vous voyez qu'il n'est pas venu et c'est moi qu'il a délégué à sa place comme plus conforme à la vraisemblance !

RAYMONDE (frappée par l'argument. )
C'est vrai !

TOURNEL
Et savez-vous ce qu'il a dit en recevant cette lettre, votre lettre ? Il a dit : "Mais qu'est-ce qu'elle me veut, cette dame ?… elle ne sait donc pas que je ne trompe pas ma femme !…"

RAYMONDE
Il a dit ça ?…

TOURNEL
Oui !

RAYMONDE
Ah ! que je suis heureuse ! que je suis heureuse ! (Elle se jette au cou de TOURNEL et l'embrasse sur les deux joues.)

TOURNEL (radieux. )
Ah ! Raymonde ! ma Raymonde ! (Bien près d'elle, du bras droit enserrant sa taille, tandis que du bras gauche, pendant ce qui suit, il appuie chacune de ses phrases de gestes oratoires.)
Eh ! bien, hein !… vous vous repentez maintenant d'avoir douté de lui ! (Il l'embrasse goulûment)
Hong ! Hong ! vous reconnaissez à présent… (Id)
Hong ! Hong ! que vous n'avez plus le droit de l'incriminer ! (Id)
Hong ! Hong ! que vous n'avez plus le droit de ne pas le tromper ! (Baisers répétés.)
Hong ! Hong ! Hong ! le pauvre cher homme !

RAYMONDE (l'étreignant à son tour. )
Oui ! oui !… vous avez raison. (Elle l'embrasse à son exemple.)
J'ai eu tort ! C'est mal à moi de l'avoir soupçonné. (Nouveaux baisers)
Mon brave Chandebise, c'est mal ! Je vous en demande pardon.
(Baisers.)

TOURNEL (lyrique. )
Non ! non ! pas de pardon… soyez à moi, ça suffit.

RAYMONDE (lyrique. )
Oui, oui, c'est le châtiment !

TOURNEL (transporté. )
Oh ! Raymonde, je vous aime, je t'aime !… je t'aime, je vous aime !…
Raymonde, ma Raymonde !

RAYMONDE
Ah ! non, quand je pense… que je croyais que c'était mon mari qui faisait "coucou !"

TOURNEL (avec envolée. )
Eh ! bien, ça revient au même ! nous le ferons pour lui.

RAYMONDE
Quoi ?

TOURNEL
Coucou ! (Avec exaltation, la serrant contre sa poitrine.)
Raymonde ! ma Raymonde !

RAYMONDE (se débattant. )
Tournel !… Tournel ! Qu'est-ce qui vous prend ?… Laissez-moi me remettre de mon émotion…
(Elle s'est dégagée et a passé n° 2.)

TOURNEL (revenant à la charge. )
Non ! Non ! profitons-en, au contraire ! profitez de votre trouble tant qu'il est chaud !

RAYMONDE (se débattant entre ses bras. )
Tournel ! Tournel ! voyons !

TOURNEL (sans l'écouter. )
Dans ces moment-là, les sensations sont bien plus intenses !(L'entraînant malgré elle vers le lit.)
Allons ! venez !… venez, viens !… viens, venez !

RAYMONDE (affolée. )
Quoi ? Quoi ?… Qu'est-ce que vous faites ? Où m'entraînez-vous ?

TOURNEL (un pied déjà sur la marche du lit, entraînant toujours RAYMONDE )
Mais là !… là où le bonheur nous attend !

RAYMONDE
Hein ! Là ? Vous êtes fou !… (Elle lui donne une poussée qui l'envoie s'asseoir sur le lit et passe à gauche)
Pour qui me prenez-vous ?…

TOURNEL (ahuri. )
Comment ? Mais ne m'avez-vous pas laissé entendre que vous consentiez ?…

RAYMONDE (vivement et avec hauteur. )
A être votre amante… oui ! (Gagnant la droite, avec dignité.)
Mais coucher avec vous ! Ah ! Me prenez-vous pour une prostituée ?

TOURNEL (tout à fait sur le rebord du lit et bien piteux. )
Mais alors… quoi ?…

RAYMONDE (superbe de dignité. )
Mais… le flirt, les émotions qu'il comporte : se parler les yeux dans les yeux, ,la main dans la main. Je vous donne la meilleure partie de moi-même !…

TOURNEL (lève la tête vers RAYMONDE, puis : )
Laquelle ?

RAYMONDE
Ma tête… mon cœur.

TOURNEL (en faisant fi. )
Oh ! pfutt !

RAYMONDE (le toisant avec hauteur. )
Ah çà ! quelle pensée a donc été la vôtre ?

TOURNEL (se levant et très chaud. )
Mais la pensée de tout galant homme qui convoite l'amour d'une femme ! (Marchant sur RAYMONDE.)
Comment ! Quand tout nous pousse l'un vers l'autre… que les événements se mettent de la partie !… quand votre mari lui-même me jette dans vos bras !… Car c'est votre mari, Madame, qui m'a envoyé.

RAYMONDE
Mon mari !

TOURNEL
Oui, Madame, votre mari ! et c'est de vous seule que viendrait la résistance !… Ah ! non, Madame, non ! vous n'êtes pas en nombre !
(Il cherche à l'étreindre.)

RAYMONDE (se dégageant et passant au 1. )
Tournel ! Tournel, voyons, calmez-vous.

TOURNEL (revenant à la charge. )
Et vous croyez que je me contenterai de ce que vous me proposez ?… le flirt… les yeux dans les yeux et la moitié de votre personne… la moins en rapport avec les circonstances ?

RAYMONDE (qui a fini, TOURNEL gagnant toujours vers elle, par être acculée entre la table et le col de cygne. )
Tournel, voyons !

TOURNEL
Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse de votre tête et de votre cœur ?

RAYMONDE
Oh !

TOURNEL (arpentant théâtralement la scène, ce qui le porte vers la droite. )
Ah ! non ! Ils sont jolis les avantages que vous m'offrez, une perspective d'énervement dans le vide, de désirs jamais satisfaits ! et, pour toutes faveurs, quoi, encore ? faire les courses de Madame et promener son petit chien, quand il en a envie… de se promener. (Tout en parlant, revenant brusquement à RAYMONDE qui se fait toute petite dans un coin.)
Ah ! (Chaque "non" très scandé)
Non ! Non !
Non !

RAYMONDE (effrayée. )
Tournel !

TOURNEL (en pleine figure de RAYMONDE. )
Nooon !… (Sur un ton de menace.)
Et puisque vous avez ainsi l'ignorance des règles fondamentales des choses de l'amour, moi, je vous les enseignerai.

RAYMONDE (terrorisée et suppliante. )
Tournel, mon ami.

TOURNEL
Vous ne pensez pas que j'accepterai de sombrer sous le ridicule, ne serait-ce que devant mes yeux… en sortant d'ici, gros-Jean comme devant !

RAYMONDE (id. )
Tournel, voyons !

TOURNEL
Non ! Non ! Vous êtes à moi ! vous m'appartenez ! et je vous veux.
(Il l'a empoignée par la taille et essaie de l'entraîner vers le lit.)

RAYMONDE (se défendant comme elle peut. )
Tournel ! allons, Tournel !

TOURNEL (id. )
Non ! Non !

RAYMONDE (dans un suprême effort arrive à le repousser, saute vivement à deux genoux sur le lit et posant le doigt sur le bouton électrique à droite du lit. )
Un pas de plus et je sonne.

TOURNEL
Eh ! sonnez tant que vous voudrez ! Moi, je réponds bien qu'on n'entrera pas !
(Il court à la porte d'entrée pousser le verrou : ce que voyant, RAYMONDE presse sur le bouton ; immédiatement le panneau tourne sur lui-même, entraînant avec lui le lit et RAYMONDE et amenant à la place le lit dans lequel est couché BAPTISTIN.)

RAYMONDE (entraînée par la tournette. )
Ah ! mon Dieu, au secours !

TOURNEL (qui ne voit pas le jeu de scène auquel il tourne le dos et se méprenant aux cris de RAYMONDE)
Oui ! vous pouvez crier "au secours !…" ça m'est égal ! (Triomphant, à part.)
Ça y est ! je la tiens ! elle est à moi ! (Il saute comme un fou sur le lit où il s'attend à trouver RAYMONDE et ainsi, couché pour ainsi dire sur BAPTISTIN, il se met à l'embrasser.)
Oh !
Raymonde ! ma Raymonde !

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