ACTE I - SCENE V



(A ce moment, sortant de la pièce de droite, paraît CAMILLE, un dossier à la main… Il jette un regard inquisiteur dans le salon.)

CAMILLE
Je vous demande pardon !…

RAYMONDE (debout près du petit meuble à gauche de la scène. )
Qu'est-ce que vous voulez, Camille ?

CAMILLE (dans son langage incompréhensible. )
Faites pas attention ! Je regardais si Victor-Emmanuel n'était pas rentré.

RAYMONDE (le plus simplement du monde, sur le ton de la conversation. )
Non, pas encore.
Pourquoi ?

CAMILLE (id. )
Parce que j'ai tout un courrier à lui faire signer, et puis des renseignements à lui demander au sujet d'un contrat à préparer; je suis un peu embarrassé, alors j'aurais voulu…

RAYMONDE
Oh ! bien ! je pense qu'il ne peut guère tarder.

CAMILLE
Bon ! je vais attendre. Après tout, il n'y a que ça à faire, n'est-ce pas ? Il n'est pas là, tout ce que je dirai ou rien…

RAYMONDE
Evidemment ! Evidemment ! (A LUCIENNE qui, depuis le commencement de ce dialogue, écoute bouche bée, le regard allant successivement d'un interlocuteur à l'autre pour s'arrêter définitivement avec admiration sur RAYMONDE)
Pourquoi me regardes-tu comme ça, toi ?

LUCIENNE (décontenancée. )
Hein ? Pour rien, rien !…

CAMILLE (à LUCIENNE, sur un ton jovial. )
Eh ! bien, madame, ma cousine a fini par rentrer ! Elle ne vous a pas trop fait attendre ?

LUCIENNE (un peu interloquée par cette apostrophe et voulant avoir l'air d'avoir compris. —)
En effet, monsieur, oui, je vous reconnais; nous avons même causé ensemble tout à l'heure.

RAYMONDE (malicieusement. )
Non ! Non ! ce n'est pas de ça qu'il te parle. Il te dit que j'ai tout de même fini par rentrer et que je ne t'ai pas trop fait attendre.

CAMILLE (approuvant. )
C'est ça, c'est ça.

LUCIENNE (gênée et s'efforçant d'être aimable. )
Ah ?… Ah ! oui, oui… oui, parfaitement.

RAYMONDE (présentant. )
Monsieur Camille Chandebise, notre cousin ; Madame Carlos
Homénidès de Histangua !
(CAMILLE s'incline pendant que RAYMONDE redescend par l'extrême gauche.)

LUCIENNE (se levant.)
Très heureuse, monsieur… Excusez-moi si je ne vous ai pas compris tout à l'heure, mais je suis un peu dure d'oreille.

CAMILLE (jovial. )
Oh ! c'est trop aimable à vous, Madame, de me dire ça!… la vérité, c'est qu'on me comprend difficilement, parce que j'ai un défaut de prononciation…

LUCIENNE (souriant gauchement comme une personne qui n'a rien compris.)
Oui, oui, oui ! (A RAYMONDE, comme pour l'appeler à son secours.)
Quoi ?

RAYMONDE (avec un sérieux comique. )
Il te dit qu'il a un défaut de prononciation.

LUCIENNE (jouant l'étonnée. )
Hein ?… Ah ?… c'est vrai ?… Ah ! oui, peut-être… maintenant que vous me le faites remarquer.

CAMILLE (avec force sourires et courbettes. )
Oh ! vous êtes trop indulgente.

ANTOINETTE (entrant du fond et descendant n° 3. )
C'est Madame qui a sonné ?

RAYMONDE (tandis que LUCIENNE se rassied sur le canapé. —- Ah ! oui, mais pas vous,)
Adèle. J'ai sonné deux coups.

ANTOINETTE
Adèle est montée dans sa chambre. Alors, je suis venue.

RAYMONDE
Enfin, ça ne fait rien. Allez donc dans mon cabinet de toilette et rapportez-moi une boîte contenant un flacon d'odeur qui est dans le tiroir de droite de ma coiffeuse.

ANTOINETTE
Bien, Madame.

RAYMONDE
Vous verrez, il y a "trèfle incarnat" imprimé sur la boîte.

ANTOINETTE
Oui, Madame. . :.; ; , ,(En se retournant pour sortir, elle trouve à sa gauche CAMILLE 4)
. Facétieusement, elle décrit autour de lui, très gêné, un demi-cercle, tout en le fixant les yeux dans les yeux. Elle arrive. ainsi
(à prendre le 4 et CAMILLE le 3. A ce moment,, dos au public, de la main gauche, elle fait un violent pinçon dans la hanche gauche de CAMILLE et sort de l'air le plus imperturbablement sainte nitouche.)

CAMILLE (projeté en avant par la douleur. )
Oh !

RAYMONDE et LUCIENNE (sursautant.)
Quoi ?

CAMILLE (pendant qu'ANTOINETTE sort. )
Rien, rien ! Dans la hanche, une douleur aiguë qui m'a fait sursauter.

RAYMONDE
Aha ! C'est rhumatismal, ça !

CAMILLE (se frottant la hanche tout en gagnant à droite avec des courbettes à reculons. —)
C'est… c'est rhumatismal, évidemment.

RAYMONDE
Evidemment !

CAMILLE
Je vais continuer mon travail par là… (Saluant.)
Madame…

LUCIENNE (s'inclinant légèrement. )
Monsieur.

CAMILLE (arrivé à la porte. )
Mes hommages !
(Il sort. Les deux femmes le regardent sortir, puis, aussitôt qu'il a disparu, éclatent de rire.)

LUCIENNE
Ah ! non, je t'admire de comprendre un mot de son langage.

RAYMONDE (malicieusement. )
C'est pour ça que tu me regardais, hein ?

LUCIENNE
Oui.

RAYMONDE
Qu'est-ce que tu veux : la force de l'habitude. Mais je t'aime, toi, qui voulais lui faire croire que tu n'avais rien remarqué de sa façon de parler.

LUCIENNE
Je ne voulais pas lui être désagréable.

ANTOINETTE (arrivant de gauche, un flacon à la main. )
C'est ça, Madame ?

RAYMONDE (prenant le flacon. )
C'est ça, merci. (Elle s'assied sur un des sièges qui font vis-à-vis au canapé sur lequel LUCIENNE est assise. ANTOINETTE sort. Allons ! Si nous écrivions un peu notre lettre avant que mon mari ne rentre.)

LUCIENNE
Tu as raison. (Se disposant à écrire.)
Voyons, comment allons-nous lui tourner ce poulet ?

RAYMONDE
Ah, çà !…

LUCIENNE
D'abord, où notre inconnue aurait-elle reçu le coup de foudre en voyant ton mari ?

RAYMONDE
Oui ! où ?

LUCIENNE
Etes-vous allés au théâtre, ces temps-ci ?

RAYMONDE
Mercredi dernier, au Palais-Royal, avec M. Tournel.

LUCIENNE
M. Tournel ?

RAYMONDE
Celui que je t'ai dit qui a failli être mon amant.

LUCIENNE
Ah ! oui ! Eh ! bien, ça va des mieux ! Tu vas voir. (Ecrivant.)
"Monsieur, je vous ai vu l'autre soir au théâtre du Palais-Royal…"

RAYMONDE (avec une moue. )
Oui !… Tu ne trouves pas ça bien froid pour un coup de foudre ?

LUCIENNE
Bien froid ?

RAYMONDE
On dirait un constat d'huissier. Je ne sais pas, moi, il me semble que j'aurais écrit brutalement, là : "Je suis celle qui ne vous a pas quitté des yeux, l'autre soir, au Palais-Royal!" et pas de "monsieur", rien ! vlan ! Aïe donc !…

LUCIENNE
Eh ! mais, dis donc ! mais tu as la vocation, toi.

RAYMONDE (modeste. )
Mon Dieu, je dis comme il me semble que j'écrirais…

LUCIENNE
Bien, oui, nous sommes d'accord. (Elle retire du cahier de papier à lettres la feuille commencée qu'elle laisse sur le pupitre et écrivant immédiatement sur la nouvelle feuille de papier.)
"Je suis celle qui ne vous a pas quitté des yeux…"

RAYMONDE (dictant. )
… "L'autre soir, au Palais-Royal!" Là… c'est chaud ! c'est direct !

LUCIENNE
C'est vécu ! (Continuant.)
… "Vous étiez dans une loge avec votre femme et un monsieur…"

RAYMONDE
M. Tournel.

LUCIENNE (tout en écrivant. )
Oui, mais ça, ce n'est pas à la dame de le dire. (Reprenant le texte de la lettre.)
… "Des gens près de moi vous ont nommé…"

RAYMONDE (répétant comme dans une dictée. )
… Vous ont nommé…

LUCIENNE (répétant de même en écrivant)
… "Nommé… C'est comme ça que j'ai su qui vous étiez…"

RAYMONDE
Comme c'est simple !

LUCIENNE (écrivant. )
… "Depuis ce temps, je ne rêve que de vous…"

RAYMONDE
Oh ! oh !… tu ne crois pas que c'est un peu exagéré ?

LUCIENNE
Mais oui ! mais oui ! mais c'est ce qu'il faut ! ces choses-là, c'est toujours exagéré pour les autres, jamais pour soi.

RAYMONDE
Ah ! Si tu es sûre, ça va bien.

LUCIENNE (écrivant. )
"Je suis prête à faire une folie. Voulez-vous la faire avec moi ? Je vous attendrai aujourd'hui à cinq heures à l'Hôtel du Minet Galant."

RAYMONDE
Oh ! tu crois ? il va se méfier, juste le même hôtel.

LUCIENNE
Au contraire, ça l'excitera ! (Ecrivant.)
Entre parenthèses : "Montretout, Seine.
Vous demanderez la chambre au nom de M. Chandebise."

RAYMONDE (dictant. )
… "J'espère en vous…"

LUCIENNE (écrivant tout en approuvant de la tête. )
"J'espère en vous !" Parfaitement ! Oh ! mais il y a de l'étoffe en toi.

RAYMONDE
Faut bien faire son apprentissage.

LUCIENNE (écrivant. )
"Une femme qui vous aime." Là, le parfum, maintenant.

RAYMONDE (qui a débouché le flacon pendant que LUCIENNE écrivait. )
Voilà.
(Elle lui tend le flacon.)

LUCIENNE
Ça va bien.
(Elle verse de l'odeur sur ses doigts et en asperge le papier à coups de pichenettes.)

RAYMONDE (se dressant en voyant toute l'encre de l'écriture étalée par l'odeur. )
Oh !

LUCIENNE (même jeu que RAYMONDE. )
Sapristi !

RAYMONDE
Ah ! bien, c'est du propre !

LUCIENNE
Oui.

RAYMONDE
C'est tout à recommencer.

LUCIENNE
Attends donc ! non, ça va servir, au contraire. (Se rasseyant et écrivant.)
"Post- scriptum. Pourquoi, en vous écrivant, ne puis-je retenir mes larmes ? Oh ! faites que ce soient des larmes de joie et non de désespoir." (Parlé)
Et allez donc! au trèfle incarnat! Vlan!

RAYMONDE
C'est égal, il va trouver que tu as beaucoup pleuré pour une femme seule.

LUCIENNE
Laisse donc ! Ça lui semblera tout naturel. Et maintenant l'adresse. (Ecrivant sur l'enveloppe.)
"M. Victor-Emmanuel Chandebise, 95, boulevard Malesherbes. Personnelle." (Se levant et passant au 2 tout en collant l'enveloppe.)
Là! et à présent, il nous faut un commissionnaire. As-tu quelqu'un pour l'envoyer chercher?

RAYMONDE (qui a refermé le pupitre et est en train de le rapparier à sa place primitive. —)
Quelqu'un ? Ah ! diable !… Mais oui !… J'ai… toi.

LUCIENNE (se cabrant. )
Moi ? Ah ! permets !

RAYMONDE
Mais oui, voyons ! Comprends donc ! Je ne peux pas envoyer un domestique pour qu'il revoie son même commissionnaire apporter la lettre. Ce serait risquer de tout compromettre. De même, moi, je ne peux pas y aller non plus. Si mon mari demande le signalement de la dame au commissionnaire et qu'il donne le mien, le pot aux roses est découvert. Tandis que toi, parfait ! Tu es indiquée !…

LUCIENNE
Voilà ! Toute la corvée !

RAYMONDE
Enfin, es-tu ma meilleure amie, oui ou non ?

LUCIENNE
Ah ! oui. Oh ! mais, tu sais, tu abuses.
(Sonnerie à l'extérieur.)

RAYMONDE
On a sonné. Ce doit être mon mari. (Remontant par l'extrême gauche et indiquant la porte également à gauche.)
Vite ! file par là, et la porte à droite, tu retombes dans l'antichambre.

LUCIENNE (remontant par le milieu de la scène pour gagner la porte indiquée. )
Bon ! à tout à l'heure.

RAYMONDE
A tout à l'heure.
(LUCIENNE sort, pendant que RAYMONDE va enfermer son flacon dans le petit meuble de gauche. A ce moment, la porte du fond s'entrouvre et l'on aperçoit dans le vestibule CHANDEBISE qui parle à ETIENNE. TOURNEL est derrière lui.)

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