ACTE III - SCENE PREMIERE



Même décor qu'au premier acte.
Au lever du rideau, la scène est vide; les portes sont fermées. Brusquement celle du fond s'ouvre.
(ANTOINETTE affolée, entre en coup de vent et referme vivement la porte sur elle. On sent qu'elle a revêtu à la hâte sa tenue de cuisinière; elle accourt en achevant d'agrafer sa robe; elle tient son tablier et son bonnet à la main.)

ANTOINETTE
Mon Dieu, Etienne !… Etienne qui revient !… Je n'aurai jamais le temps !(Elle achève son ajustage.)
Ah ! là !… quand on est émue, on n'avance pas !… Aïe donc, voyons !

VOIX D'ETIENNE (cantonade gauche.)
Antoinette !… Antoinette !…

ANTOINETTE
Oh !…
(Elle va pousser le verrou de la porte du fond.)

VOIX D'ETIENNE (plus rapprochée.)
Antoinette !

ANTOINETTE (tout en passant son tablier et son bonnet. )
Oh ! mon Dieu !

VOIX D'ETIENNE (derrière la porte du milieu,)
Antoinette !… (Il agite de l'extérieur les battants de la porte qui résistent.)
Allons, bon ! veux-tu ouvrir ? Oh ! la gueuse ! Elle s'est enfermée !… (La voix s'éloigne dans la direction de gauche.)
Attends un peu !…

ANTOINETTE (qui a terminé sa toilette. )
Vite !
(Elle va tirer le verrou qu'elle avait poussé et, rapidement, sur la pointe des pieds, gagne la chambre de droite, premier plan.)

ETIENNE (le chapeau sur la tête et dans la tenue du second acte, surgissant par la porte fond gauche. )
Antoinette !… Où est-elle encore fourrée ? Antoinette !

ANTOINETTE (paraissant sur le seuil de la porte de droite et très calme. )
C'est toi qui cries comme ça ?…

ETIENNE
Parfaitement !… Qu'est-ce que ça veut dire de t'enfermer ?…

ANTOINETTE (jouant l'ignorance. )
Quoi ?

ETIENNE
Je te demande pourquoi tu étais enfermée ?

ANTOINETTE (avec un aplomb imperturbable. )
Moi ? J'étais pas enfermée.

ETIENNE (tué de son aplomb. )
Ah ! bien, par exemple ! (Afin de confondre sa femme, il s'élance vers la porte du fond, tourne le bouton. La porte s'ouvre. Ahuri: )
Tiens !

ANTOINETTE (adossée à la table, les bras croisés, l'œil au plafond, l'air ironique et le ton gouailleur. )
Si tu ne sais plus ouvrir une porte, maintenant !…

ETIENNE
Ah ! bien, celle-là, elle est forte ! Oh ! d'ailleurs, tout ça n'a pas d'importance.
Veux-tu me dire un peu ce que tu fabriquais tout à l'heure à l'hôtel du Minet Galant ?

ANTOINETTE (comme si on lui parlait chinois. )
Au quoi ?…

ETIENNE
A l'hôtel du Minet Galant.

ANTOINETTE (appuyant sur "qu'est-ce". )
Qu'est-ce que c'est que ça ?

ETIENNE
Comment, "qu'est-ce que c'est que ça" !… Ah ! bien, tu en as du culot!… Je viens de t'y surprendre, il n'y a pas une demi-heure…

ANTOINETTE (bondissant censément sous l'outrage. )
Moi ! Moi, tu m'as surprise?

ETIENNE
Oui, toi !

ANTOINETTE (avec le plus grand calme. )
J'ai pas bougé d'ici.

ETIENNE (n'en revenant pas de son cynisme. )
Qu'est-ce que tu dis ?

ANTOINETTE
Je dis la vérité !…

ETIENNE
Tu n'as pas bougé d'ici ?… Ah ! non, celle-là !… Certes, je m'attendais à tout, que tu trouverais une bonne raison, une explication ingénieuse !… Mais me répondre que tu n'as pas
(été à l'hôtel du… Ah ! non, ça !…)

ANTOINETTE
Je ne peux pourtant pas te dire ce qui n'est pas.

ETIENNE
Mais, malheureuse, je t'y ai vue !… de mes propres yeux, vue !…

ANTOINETTE (avec un sang-froid déconcertant. )
Et après ? Qu'est-ce que ça prouve ?

ETIENNE (suffoqué. )
Oh !

ANTOINETTE (péremptoirement. )
Que tu m'aies vue ou non…, je n'y étais pas !…

ETIENNE
Oh ! non ! cet aplomb !… alors que je t'ai surprise là-bas !… à moitié déshabillée… dans les bras d'un Anglais !

ANTOINETTE
Moi ?

ETIENNE (bien dans le nez d'ANTOINETTE. )
Oui, toi ! Oui, toi ! Même qu'il est tombé sur moi à coups de poings.

ANTOINETTE
D'un Anglais ?… moi ?… moi ?… Mais comment aurais-je fait ? Je sais pas l'anglais.

ETIENNE (avec un rire qui sonne faux. )
Aha ! aha !… En voilà une raison !… Comme si on se comprenait pas dans toutes les langues… pour certaines choses !… Avec la pantomime !… Tu n'étais pas dans les bras d'un Anglais ?

ANTOINETTE (toujours imperturbable. )
Je n'ai pas bougé d'ici.

ETIENNE
Mais nom de D… ! (A bout d'arguments, plantant là ANTOINETTE et gagnant la gauche, bien entre ses dents)
Chameau !… Elle ment comme une femme du monde. (Revenant sur ANTOINETTE)
Ah ! tu n'as pas bougé d'ici ! Eh ! bien, c'est ce que nous allons savoir.
(Il se dirige vers le fond.)

ANTOINETTE (avec inquiétude, gagnant d'un ou deux pas vers lui. )
Qu'est-ce que tu vas faire ?

ETIENNE (revenant vers sa femme. )
Interroger le concierge.

ANTOINETTE
Le concierge !

ETIENNE
Il me dira, lui, si tu es sortie.
(Il va pour remonter.)
(ENSEMBLE Tout ce dialogue, très chaud, très rapide, doit en quelque sorte s'entremêler comme dans une discussion exaspérée.)

ANTOINETTE (s'accrochant à lui qui, de son côté, pendant tout ce qui suit, cherche à se dégager de son étreinte. A mesure qu'il arrache une main, elle le reprend de l'autre. )
Etienne ! tu es fou… Tu ne vas pas aller mêler le concierge à cette discussion ridicule !… Tu veux donc qu'on se moque de toi ?

ETIENNE
Aha ! Ça te la coupe !… Tu n'avais pas prévu celle-là., hein ? Tu croyais que tu allais me rouler et maintenant que tu sens que tu vas être pigée !…

ANTOINETTE
Allons, voyons, Etienne !

ETIENNE (la repoussant. )
Rien du tout !

ANTOINETTE (jetant le manche après la cognée. )
Eh ! fais comme tu voudras !
(Elle va se camper face au public, dos à la table et les bras croisés.)

ETIENNE (qui a couru aussitôt au vestibule, laissant derrière lui les deux battants de la porte ouverts, se précipite au téléphone qui fait face au public. Sonnant, puis décrochant le récepteur.)
Allô !… C'est vous, monsieur Ploumard ? Bon !… Dites-moi !… ma question va peut-être vous(étonner, mais j'ai besoin de savoir. A quelle heure ma femme est-elle sortie aujourd'hui ?… Un temps. La figure d'ANTOINETTE exprime une certaine angoisse.)
Hein ?… Comment, elle n'est pas sortie ?… (La figure d'ANTOINETTE se rassérène, elle pousse un soupir de soulagement.)
Voyons, ce n'est pas possible; dites que vous ne l'avez pas vue passer… Comment ?… Elle est venue manger la soupe avec vous ! (Petit sursaut de joie à peine visible chez ANTOINETTE dont l'œil dès lors devient moqueur, la lèvre gouailleuse.)
Hein ?… Oui, j'entends bien, comme personne ne dînait là-haut, elle est venue… (N'en croyant pas ses oreilles.')
Ah ! çà ! Voyons !… voyons !…

ANTOINETTE (toujours dans la même position et sans décroiser les bras, présentant les cinq doigts de sa main au public, puis d'un geste de la tête indiquant le téléphone. )
Cinq francs… ça me coûte, ça !

ETIENNE (qui est resté un instant coi. )
Je n'y comprends rien !… C'est invraisemblable !…
C'est bien !… je vous remercie… je vous demande pardon.
(Il accroche le récepteur avec humeur et rentre dans le salon, l'air vexé et rageur. Il a tiré les battants de la porte sur lui en rentrant.)

ANTOINETTE (gouailleuse. )
Eh ! ben ?…

ETIENNE (brutalement. )
Ah ! fiche-moi la paix ! (Avec humeur, gagnant la gauche.)
C'est à se demander si je suis fou, si j'ai la berlue !…

ANTOINETTE (remontant dans la direction de la porte fond gauche. )
Ce qu'on peut être bête quand on est jaloux !

ETIENNE (remontant 2. )
Oui !… C'est bon !… Allez !… à ta cuisine !… (On sonne)
Nous reprendrons cette explication-là.

ANTOINETTE
Oh ! comme tu voudras.
(Elle hausse les épaules et sort. Nouveau coup de sonnette.)

ETIENNE (sur un ton obsédé, répondant au coup de sonnette. )
Voilà ! Voilà !… (A part)
Ou cette femme est un monstre de cynisme, ou alors il faut que je me fasse soigner. (Nouvelle sonnerie)
Mais voilà !
(Il sort un instant de scène. On entend le bruit de la porte d'entrée qui s'ouvre et se referme et l'on distingue la voix de RAYMONDE mêlée à celle d'ETIENNE.)

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024