ACTE III - SCENE V


ETIENNE (accourant. )
Voilà le docteur, Madame.

TOUS
Ah !

FINACHE (accourant et à RAYMONDE. )
Eh ! bien, quoi donc ? Etienne me dit que justement il était en train de me téléphoner ? (Amicalement, avec un salut de la main, à POCHE.)
Bonjour Chandebise !

POCHE (tournant la tête pour voir à qui s'adresse ce mot. )
Où ça, Chandebise ?

FINACHE (qui déjà s'est retourné vers RAYMONDE, croyant à une facétie de CHANDEBISE lui faisant la politesse d'un sourire de complaisance. )
Héhé !… très drôle ! (A RAYMONDE)
Mais qu'est-ce qu'il y a donc ?

RAYMONDE (indiquant POCHE. )
Il y a que Monsieur est ivre-mort.

FINACHE (avec un sursaut de surprise. )
Hein ! Allons donc ! Lui?

ETIENNE (avec le même sursaut. )
Quoi ! Monsieur ?

TOURNEL et LUCIENNE
Oui, oui.

POCHE
Moi ?

RAYMONDE
Sentez-le, plutôt ! Sentez-le !

FINACHE (à POCHE duquel il s'est rapproché. )
Voyons ! c'est pas possible !… Vous êtes gris, vous ?

POCHE
Moi ?… (Haussant les épaules avec un air de pitié)
Pffu !…

FINACHE (qui a reçu son souffle en plein nez, avec un rejet du corps en arrière. )
Oh !

POCHE
C'te blague !

FINACHE (à RAYMONDE en faisant allusion à POCHE. )
Oh ! oui ! Oh ! très fort !

RAYMONDE
Là ! vous voyez !

ETIENNE (qui est descendu au-dessus du canapé et, scandalisé. )
Oh !… Monsieur!…

POCHE
Quoi ?

FINACHE
Mon pauvre ami !… Mais qu'est-ce qu'on vous a fait avaler pour vous mettre dans un état pareil ?…

POCHE
Hein ! Vous aussi ?… (Marchant sur FINACHE.)
Ah ! mais dites donc, mon bonhomme.

FINACHE (reculant. )
Mon bonhomme !

POCHE
Vous avez fini de m'acheter, hein ?… Je ne suis pas plus ivre que vous…

FINACHE (essayant de le calmer. )
Allons ! voyons, voyons !

POCHE (passant devant lui et s'adressant successivement à chaque personnage qui, aussitôt qu'il approche, s'esquive avec des "oui !… oui, oui !" inquiets et gagne vivement la gauche de la scène. )
C'est vrai, ça ! C'est à qui se paiera ma tête depuis mon arrivée !… Je ne vous connais pas moi !… Qu'est-ce que vous me voulez ?… Je suis ici pour voir M. Chandebise, eh ! bien, je veux voir M. Chandebise… et v'là tout !
(Il remet son chapeau sur la tête et arpente d'un air rageur la scène de haut en bas, puis de bas en haut. Tous les personnages, rassemblés les uns contre les autres, forment une ligne en biais devant le dossier du canapé et le considèrent atterrés.)

FINACHE (n'en croyant pas ses oreilles. )
Oh ! là… Oh ! là !…

RAYMONDE (à FINACHE. )
Vous voyez !

LUCIENNE
Il a des éclairs de lucidité et puis, brrrout ! plus rien !

TOURNEL
Et c'est comme ça depuis cet après-midi…

FINACHE
Ah ! il l'est bien !
(Ils le considèrent tous en silence avec des hochements navrés de la tête.)

POCHE (voyant tous ces yeux fixés sur lui. )
Et puis, quoi ?… Quand vous me regarderez !… Je suis bon garçon, mais j'aime pas qu'on se paie ma fiole !

FINACHE
Oui, mon ami, oui.

TOUS
Oui, oui !

POCHE
Ah ! mais !…
(Il remonte et arpente la scène en maugréant.)

RAYMONDE (à FINACHE. )
Croyez-vous ! Non, croyez-vous !

TOURNEL
Oui, hein ?
(POCHE s'est assis avec humeur sur la chaise à gauche de la table de droite.)

LUCIENNE et ETIENNE (navrés.)
Oh !

FINACHE (tout le dialogue qui suit chuchoté et sans quitter POCHE du regard. )
Je n'en reviens pas !.;. Est-ce qu'il lui est déjà arrivé à votre connaissance ?…

RAYMONDE
Mais jamais !… N'est-ce pas, Etienne ?

ETIENNE (au-dessus d'eux. )
Jamais !

FINACHE
C'est que ces phénomènes d'hallucination, cet état d'amnésie poussé jusqu'à la perte de la notion de sa propre personnalité, je n'ai jamais constaté cela que chez des alcooliques invétérés.

TOUS
Non ?

FINACHE
Après, nous n'avons plus que le delirium tremens !….

TOUS (considérant POCHE avec commisération.)
Oh !
(POCHE, agacé, a retiré son chapeau et en donne un grand coup sur la table.)

TOUS (sursautant.)
Ah !

RAYMONDE
Mais voyons, c'est insensé !… Il ne prend jamais qu'un petit verre après chaque repas.

TOURNEL
Et souvent il en laisse la moitié.

ETIENNE
Oui, que même c'est moi qui la bois, pour pas la laisser perdre.

LUCIENNE
Et ce n'est vraiment pas un petit verre par repas…

FINACHE
Mais si ! mais si ! Quelquefois ça suffit… L'alcoolisme n'est pas une question de quantité, c'est une question d'idiosyncrasie.

TOURNEL
Voilà !

TOUS (excepté TOURNEL.)
De quoi ?

FINACHE
D'idiosyncrasie.

TOURNEL
Oui ! (A FINACHE, avec la satisfaction de sa supériorité.)
Elles ne savent pas…(Sortant du rang et dos au public.)
C'est-à-dire la disposition plus ou moins grande qu'un individu a… à devenir idiot.

FINACHE (qui a approuvé de la tête avec des "oui, oui", l'explication de TOURNEL, brusquement. )
Hein ? Mais non, non !…

TOURNEL (étonné. )
Ah ?… Je croyais.
(Il reprend sa place n°2.)

FINACHE
L'idiosyncrasie, c'est-à-dire la façon propre à chaque individu de ressentir l'effet d'une chose. Ainsi un tel absorbe un litre de trois-six par jour, ça ne lui fait rien. Un autre boit à peine un petit verre et il devient alcoolique.

POCHE (qui les regarde depuis un instant, se penchant brusquement et à part. )
Une thune !… qu'ils sont en train de me chiner.

FINACHE
Et naturellement, c'est pour ceux-là que c'est le plus dangereux !… parce qu'ils ne se méfient pas. Un petit verre après chaque repas ! qu'est-ce que c'est que ça ?… Oui ! jusqu'au jour où arrive la bonne crise… Et voilà ! voilà le résultat !…

TOUS (bien serrés les uns contre les autres, le corps plié légèrement sur les genoux, considérant POCHE avec commisération.)
Oh !…

POCHE (après un temps. )
Dites donc ! le rang d'oignons !… ça vous amuse ?

TOUS
Quoi ?

POCHE (remettant son chapeau sur la tête et se levant. )
Oui ! vous me comprenez très bien !…
Eh ! bien, il faudrait que ça cesse ou ça finira mal !…

FINACHE (allant à lui)
Mais quoi donc, mon bon ami, quoi donc ?

POCHE
Oui, je ne suis pas idiot, vous saurez !

FINACHE (cherchant à le calmer. )
Là ! Là !… (Aux autres.)
L'irritabilité, vous la voyez ?…
C'est une des manifestations !…

POCHE (revenant à lui. )
Quoi ?

FINACHE
Rien, mon ami, rien !… Tendez donc la main.

POCHE (étonné. )
La main ?

FINACHE (tendant le bras en avant, la main raide et les doigts écartés. )
Oui ! comme ça, tenez !

POCHE (obéissant machinalement. )
Pour quoi faire ?
(Sa main ainsi tendue a un tremblement caractéristique.)

RAYMONDE
Oh ! comme elle tremble !

TOUS
Oh !

FINACHE (lui tenant l'avant-bras. )
Là ! Le voyez-vous ?… Le voyez-vous, le tremblement alcoolique ?… c'est un des symptômes les plus caractéristiques.

POCHE (bondissant de colère. )
Ahaha ! Ahaha ! Ahaha !

TOUS (sursautant de frayeur.)
Ah !

POCHE (trépignant et passant dans le mouvement entre FINACHE, qui s'est écarté en arrière, et RAYMONDE)
En voilà assez ! En voilà assez !… En voilà assez !…

TOUS (s'écartant précipitamment.)
Ah ! mon Dieu !

FINACHE (essayant de le calmer. )
Eh ! bien… Eh ! bien, quoi donc, mon vieux ?

POCHE (à RAYMONDE. )
Vous voulez me fiche en colère, n'est-ce pas ? (A FINACHE.)
Vous voulez me fiche en colère ?

TOUS
Mais non ! Mais non !

RAYMONDE
Mon ami, voyons, calme-toi !…

POCHE (se retournant vers RAYMONDE et en pleine figure. )
Ah ! vous !… foutez-moi la paix !

RAYMONDE (bondissant en arrière. )
Hein ! qu'est-ce qu'il a dit ?

FINACHE (la faisant remonter tout en parlant. Les autres suivent le mouvement par l'extrême gauche. )
Rien ! Rien !… ne faites pas attention ! Dans ces moment-là, un homme n'a pas sa tête… Tenez ! allez par là !… Ne l'irritez pas !

RAYMONDE (au fond. )
C'est trop fort !… Il a beau être alcoolique !… Me dire ff… qu'est-ce qu'il m'a dit ?

FINACHE (poussant tout le monde vers la porte de gauche. )
Eh ! bien, oui, il est surexcité; qu'est-ce que vous voulez !… Laissez-moi seul avec Etienne. Nous allons essayer de le coucher.

RAYMONDE (sur le point de sortir. )
Ah ! oui ! alors, couchez-le, parce que vraiment !…

FINACHE
Mais oui, mais oui !… Allez, Tournel !… (A LUCIENNE.)
Madame, je vous demande pardon.

LUCIENNE
Mais docteur, certainement !… Oh ! si ce n'est pas malheureux, à son âge…

TOURNEL
Oui ! tenez, je me rappelle avoir vu comme ça un petit alcoolique… Il avait douze ans… c'était en été…

RAYMONDE
Ah ! non, non, vous nous raconterez cela une autre fois !…
(Ils sortent. ETIENNE qui, lorsque tout le monde est remonté, est remonté en tête, est au fond à droite de la porte centrale.)

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